De la division du travail social/Livre II/Chapitre I/III

Félix Alcan (p. 276-281).
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Livre II, Chapitre I


III

On pourrait se demander cependant si certaines variations que subit le plaisir, par le fait seul qu’il dure, n’ont pas pour effet d’inciter spontanément l’homme à varier, et si, par conséquent, les progrès de la division du travail ne peuvent pas s’expliquer de cette manière. Voici comment on pourrait concevoir cette explication.

Si le plaisir n’est pas le bonheur, c’en est pourtant un élément. Or il perd de son intensité en se répétant : si même il devient trop continu, il disparaît complètement. Le temps suffit à rompre l’équilibre qui tend à s’établir, et à créer de nouvelles conditions d’existence auxquelles l’homme ne peut s’adapter qu’en changeant. À mesure que nous prenons l’habitude d’un certain bonheur, il nous fuit, et nous sommes obligés de nous lancer dans de nouvelles entreprises pour le retrouver. Il nous faut ranimer ce plaisir qui s’éteint au moyen d’excitants plus énergiques, c’est-à-dire multiplier ou rendre plus intenses ceux dont nous disposons. Mais cela n’est possible que si le travail devient plus productif et, par conséquent, se divise davantage. Ainsi, chaque progrès réalisé dans l’art, dans la science, dans l’industrie, nous obligerait à des progrès nouveaux, uniquement pour ne pas perdre les fruits du précédent. On exprimerait donc encore le développement de la division du travail par un jeu de mobiles tout individuels et sans faire intervenir aucune cause sociale. Sans doute, dirait-on, si nous nous spécialisons, ce n’est pas pour acquérir des plaisirs nouveaux, mais c’est pour réparer, au fur et à mesure qu’elle se produit, l’influence corrosive que le temps exerce sur les plaisirs acquis.

Mais, si réelles que soient ces variations du plaisir, elles ne peuvent pas jouer le rôle qu’on leur attribue. En effet, elles se produisent partout où il y a du plaisir, c’est-à-dire partout où il y a des hommes. Il n’y a pas de société où cette loi psychologique ne s’applique : or, il y en a où la division du travail ne progresse pas. Nous avons vu en effet qu’un très grand nombre de peuples primitifs vivent dans un état stationnaire d’où ils ne songent même pas à sortir. Ils n’aspirent à rien de nouveau. Cependant leur bonheur est soumis à la loi commune. Il en est de même dans les campagnes chez les peuples civilisés. La division du travail n’y progresse que très lentement et le goût du changement n’y est que très faiblement ressenti. Enfin, au sein d’une même société, la division du travail se développe plus ou moins vite suivant les siècles ; or, l’influence du temps sur les plaisirs est toujours la même. Ce n’est donc pas elle qui détermine ce développement.

On ne voit pas en effet comment elle pourrait avoir un tel résultat. On ne peut rétablir l’équilibre que le temps détruit et maintenir le bonheur à un niveau constant sans des efforts qui sont d’autant plus pénibles qu’on se rapproche davantage de la limite supérieure du plaisir ; car, dans la région qui avoisine le point maximum, les accroissements qu’il reçoit sont de plus en plus inférieurs à ceux de l’excitation correspondante. Il faut se donner plus de peine pour le même prix. Ce qu’on gagne d’un côté, on le perd de l’autre et l’on n’évite une perte qu’en faisant des dépenses nouvelles. Par conséquent, pour que l’opération fût profitable, il faudrait tout au moins que cette perte fût importante et le besoin de la réparer fortement ressenti.

Or, en fait, il n’a qu’une très médiocre énergie, parce que la simple répétition n’enlève rien d’essentiel au plaisir. Il ne faut pas confondre en effet le charme de la variété avec celui de la nouveauté. Le premier est la condition nécessaire du plaisir, puisqu’une jouissance ininterrompue disparaît ou se change en douleur. Mais le temps, à lui seul, ne supprime pas la variété ; il faut que la continuité s’y ajoute. Un état qui se répète souvent, unis d’une manière discontinue, peut rester agréable ; car, si la continuité détruit le plaisir, c’est ou parce qu’elle le rend inconscient, ou parce que le jeu de toute fonction exige une dépense qui, prolongée sans interruption, épuise et devient douloureuse. Si donc l’acte, tout en étant habituel, ne revient qu’à des intervalles assez espacés les uns des autres, il continuera à être senti et la dépense faite pourra être réparée entre-temps. Voilà pourquoi un adulte sain éprouve toujours le même plaisir à boire, à manger, à dormir, quoiqu’il dorme, boive et mange tous les jours. Il en est de même des besoins de l’esprit, qui sont, eux aussi, périodiques comme les fonctions psychiques auxquelles ils correspondent. Les plaisirs que nous procurent la musique, les beaux-arts, la science se maintiennent intégralement pourvu qu’ils alternent.

Si même la continuité peut ce que la répétition ne peut pas, elle ne nous inspire pas pour cela un besoin d’excitations nouvelles et imprévues. Car, si elle abolit totalement la conscience de l’état agréable, nous ne pouvons pas nous apercevoir que le plaisir qui y était attaché s’est en même temps évanoui ; il est d’ailleurs remplacé par cette sensation générale de bien-être qui accompagne l’exercice régulier des fonctions normalement continues, et qui n’a pas un moindre prix. Nous ne regrettons donc rien. Qui de nous a jamais eu envie de sentir battre son cœur ou fonctionner ses poumons ? Si, au contraire, il y a douleur, nous aspirons simplement à un état qui diffère de celui qui nous fatigue. Mais, pour faire cesser cette souffrance, il n’est pas nécessaire de nous ingénier. Un objet connu, qui d’ordinaire nous laisse froid, peut même dans ce cas nous causer un vif plaisir s’il fait contraste avec celui qui nous lasse. Il n’y a donc rien dans la manière dont le temps affecte l’élément fondamental du plaisir qui puisse nous provoquer à un progrès quelconque. Il est vrai qu’il en est autrement de la nouveauté, dont l’attrait n’est pas durable. Mais si elle donne plus de fraîcheur au plaisir, elle ne le constitue pas. C’en est seulement une qualité secondaire et accessoire, sans laquelle il peut très bien exister, quoiqu’il risque alors d’être moins savoureux. Quand donc elle s’efface, le vide qui en résulte n’est pas très sensible ni le besoin de le combler très intense.

Ce qui en diminue encore l’intensité, c’est qu’il est neutralisé par un sentiment contraire qui est beaucoup plus fort et plus fortement enraciné en nous : c’est le besoin de la stabilité dans nos jouissances et de la régularité dans nos plaisirs. En même temps que nous aimons à changer, nous nous attachons à ce que nous aimons et nous ne pouvons pas nous en séparer sans peine. Il est d’ailleurs nécessaire qu’il en soit ainsi pour que la vie puisse se maintenir : car, si elle n’est pas possible sans changement, si même elle est d’autant plus flexible qu’elle est plus complexe, cependant elle est avant tout un système de fonctions stables et régulières. Il y a, il est vrai, des individus chez qui le besoin du nouveau atteint une intensité exceptionnelle. Rien de ce qui existe ne les satisfait ; ils ont soif de choses impossibles ; ils voudraient mettre une autre réalité à la place de celle qui leur est imposée. Mais ces mécontents incorrigibles sont des malades, et le caractère pathologique de leur cas ne fait que confirmer ce que nous venons de dire.

Enfin, il ne faut pas perdre de vue que ce besoin est de sa nature très indéterminé. Il ne nous attache à rien de précis, puisque c’est un besoin de quelque chose qui n’est pas. Il n’est donc qu’à demi constitué ; car un besoin complet comprend deux termes : une tension de la volonté et un objet certain. Comme l’objet n’est pas donné au dehors, il ne peut avoir d’autre réalité que celle que lui prête l’imagination. Ce processus est à demi représentatif. Il consiste plutôt dans des combinaisons d’images, dans une sorte de poésie intime que dans un mouvement effectif de la volonté. Il ne nous fait pas sortir de nous-même ; ce n’est guère qu’une agitation interne qui cherche une voie vers le dehors, mais ne l’a pas encore trouvée. Nous rêvons de sensations nouvelles, mais c’est une aspiration indécise qui se disperse sans prendre corps. Par conséquent, là même où elle est le plus énergique, elle ne peut avoir la force de besoins fermes et définis qui, dirigeant toujours la volonté dans le même sens et par des voies toutes frayées, la stimulent d’autant plus impérieusement qu’ils ne laissent de place ni aux tâtonnements ni aux délibérations.

En un mot, on ne peut admettre que le progrès ne soit qu’un effet de l’ennui[1]. Cette refonte périodique et même, à certains égards, continue de la nature humaine, a été une œuvre laborieuse qui s’est poursuivie dans la souffrance. Il est impossible que l’humanité se soit imposé tant de peine uniquement pour pouvoir varier un peu ses plaisirs et leur garder leur fraîcheur première.

  1. C’était la théorie de Georges Leroy ; nous ne la connaissons que par ce qu’en dit Comte dans son Cours de philos. posit., t. IV, p. 449.