De la division du travail social/Livre II/Chapitre I/II

Félix Alcan (p. 265-276).
◄  I
III  ►
Livre II, Chapitre I


II

Assurément, il y a bien des plaisirs auxquels nous sommes ouverts aujourd’hui et que des natures plus simples ne connaissent pas. Mais, en revanche, nous sommes exposés à bien des souffrances qui leur sont épargnées, et il n’est pas sur du tout que la balance se solde à notre profit. La pensée est sans doute une source de joies, et qui peuvent être très vives ; mais, en même temps, que de joies elle trouble ! Pour un problème résolu, que de questions soulevées qui restent « sans réponse ! Pour un doute éclairci, que de mystères aperçus qui nous déconcertent ! De même, si le sauvage ne connaît pas les plaisirs que procure une vie très active, en retour, il est inaccessible à l’ennui, ce tourment des esprits cultivés ; il laisse doucement couler sa vie sans éprouver perpétuellement le besoin d’en remplir les trop courts instants de faits nombreux et pressés. N’oublions pas d’ailleurs que le travail n’est encore pour la plupart des hommes qu’une peine et qu’un fardeau.

On objectera que, chez les peuples civilisés, la vie est plus variée et que la variété est nécessaire au plaisir. Mais, en même temps qu’une mobilité plus grande, la civilisation apporte avec elle plus d’uniformité ; car c’est elle qui a imposé à l’homme le travail monotone et continu. Le sauvage va d’une occupation à l’autre, suivant les circonstances et les besoins qui le poussent ; l’homme civilisé se donne tout entier à une tâche, toujours la même, et qui offre d’autant moins de variété qu’elle, est plus restreinte. L’organisation implique nécessairement une absolue régularité dans les habitudes, car un changement ne peut pas avoir lieu dans la manière dont fonctionne un organe sans que, par contre-coup, tout l’organisme en soit affecté. Par ce côté, notre vie offre à l’imprévu une moindre part, en même temps que, par son instabilité plus grande, elle enlève à la jouissance une partie de la sécurité dont elle a besoin.

Il est vrai que notre système nerveux, devenu plus délicat, est accessible à de faibles excitations qui ne touchaient pas celui de nos pères, parce qu’il était trop grossier. Mais aussi, bien des irritants qui étaient agréables sont devenus trop forts pour nous et, par conséquent, douloureux. Si nous sommes sensibles à plus de plaisirs, nous le sommes aussi à plus de douleurs. D’autre part, s’il est vrai que, toutes choses égales, la souffrance produit dans l’organisme un retentissement plus profond que la joie[1], qu’un excitant désagréable nous affecte plus douloureusement qu’un excitant agréable de même intensité ne nous cause de plaisir, cette plus grande sensibilité pourrait bien être plus contraire que favorable au bonheur. En fait, les systèmes nerveux très affinés vivent dans la douleur et finissent même par s’y attacher. N’est-il pas très remarquable que le culte fondamental des religions les plus civilisées soit celui de la souffrance humaine ? Sans doute, pour que la vie puisse se maintenir, il faut, aujourd’hui comme autrefois, que, dans la moyenne des cas, les plaisirs l’emportent sur les douleurs. Mais il n’est pas certain que cet excédent soit devenu plus considérable.

Enfin et surtout, il n’est pas prouvé que cet excédent donne jamais la mesure du bonheur. Sans doute, en ces questions obscures et encore mal étudiées, on ne peut rien affirmer avec certitude ; cependant il paraît bien que le bonheur est autre chose qu’une somme de plaisirs. C’est un état général et constant qui accompagne le jeu régulier de toutes nos fonctions organiques et psychiques. Ainsi, les activités continues, comme celles de la respiration et de la circulation, ne procurent pas de jouissances positives ; pourtant c’est d’elles surtout que dépendent notre bonne humeur et notre entrain. Tout plaisir est une sorte de crise : il naît, dure un moment et meurt ; la vie, au contraire, est continue. Ce qui en fait le charme fondamental doit être continu comme elle. Le plaisir est local : c’est une affection limitée à un point de l’organisme ou de la conscience ; la vie ne réside ni ici ni là, mais elle est partout. Notre attachement pour elle doit donc tenir à quelque cause également générale. En un mot, ce qu’exprime le bonheur, c’est, non l’état momentané de telle fonction particulière, mais la santé de la vie physique et morale dans son ensemble. Comme le plaisir accompagne l’exercice normal des fonctions intermittentes, il est bien un élément du bonheur, et d’autant plus important que ces fonctions ont plus de place dans la vie. Mais il n’est pas le bonheur ; il n’en peut même faire varier le niveau que dans des proportions restreintes. Car il tient à des causes éphémères ; le bonheur a des dispositions permanentes. Pour que des accidents locaux puissent affecter profondément cette base fondamentale de notre sensibilité, il faut qu’ils se répètent avec une fréquence et une suite exceptionnelles. Le plus souvent, au contraire, c’est le plaisir qui dépend du bonheur : suivant que nous sommes heureux ou malheureux, tout nous rit ou nous attriste. On a eu bien raison de dire que nous portons notre bonheur avec nous-mêmes.

Mais, s’il en est ainsi, il n’y a plus à se demander si le bonheur s’accroît avec la civilisation. Il est l’indice de l’état de santé. Or, la santé d’une espèce n’est pas plus complète parce que cette espèce est d’un type supérieur. Un mammifère sain ne se porte pas mieux qu’un protozoaire également sain. Il en doit donc être de même du bonheur. Il ne devient pas plus grand parce que l’activité devient plus riche, mais il est le même partout où elle est saine. L’être le plus simple et l’être le plus complexe goûtent un même bonheur, s’ils réalisent également leur nature. Le sauvage normal peut être tout aussi heureux que le civilisé normal.

Aussi les sauvages sont-ils tout aussi contents de leur sort que nous pouvons l’être du nôtre. Ce parfait contentement est même un des traits distinctifs de leur caractère. Ils ne désirent rien de plus que ce qu’ils ont et n’ont aucune envie de changer de condition. « L’habitant du Nord, dit Waitz, ne recherche pas le Sud pour améliorer sa position, et l’habitant d’un pays chaud et malsain n’aspire pas davantage à le quitter pour un climat plus favorable. Malgré les nombreuses maladies et les maux de toute sorte auxquels est exposé l’habitant de Darfour, il aime sa patrie, et non seulement il ne peut pas émigrer, mais il lui tarde de rentrer s’il se trouve à l’étranger… En règle générale, quelle que soit la misère matérielle dans laquelle vit un peuple, il ne laisse pas de tenir son pays pour le meilleur du monde, son genre de vie pour le plus fécond en plaisirs qu’il y ait, et il se regarde lui-même comme le premier de tous les peuples. Cette conviction paraît régner généralement chez les peuples de nègres[2]. » Aussi, dans les pays qui, comme tant de contrées de l’Amérique, ont été exploités par les Européens, les indigènes croient fermement que les blancs n’ont quitté leur patrie que pour venir chercher le bonheur en Amérique. On cite bien l’exemple de quelques jeunes sauvages qu’une inquiétude maladive poussa hors de chez eux à la recherche du bonheur ; mais ce sont des exceptions très rares.

Il est vrai que des observateurs nous ont parfois dépeint la vie des sociétés inférieures sous un tout autre aspect. Mais c’est qu’ils ont pris leurs propres impressions pour celles des indigènes. Or, une existence qui nous paraît intolérable peut être douce pour des hommes d’une autre constitution physique et morale. Par exemple, quand, dès l’enfance, on est habitué à exposer sa vie à chaque instant et, par conséquent, à ne la compter pour rien, qu’est-ce que la mort ? Pour nous apitoyer sur le sort des peuples primitifs, il ne suffit donc pas d’établir que l’hygiène y est mal observée, que la police y est mal faite. L’individu seul est compétent pour apprécier son bonheur : il est heureux, s’il se sent heureux. Or, « de l’habitant de la Terre de Feu jusqu’au Hottentot, l’homme, à l’état naturel, vit satisfait de lui-même et de son sort[3]. » Combien ce contentement est plus rare en Europe ! Ces faits expliquent qu’un homme d’expérience ait pu dire : « Il y a des situations où l’homme qui pense se sent inférieur à celui que la nature seule a élevé, où il se demande si ses convictions les plus solides valent mieux que les préjugés étroits, mais doux au cœur[4]. »


Mais voici une preuve plus objective.

Le seul fait expérimental qui démontre que la vie est généralement bonne, c’est que la très grande généralité des hommes la préfère à la mort. Pour qu’il en soit ainsi, il faut que, dans la moyenne des existences, le bonheur l’emporte sur le malheur. Si le rapport était renversé, on ne comprendrait ni d’où pourrait provenir l’attachement des hommes pour la vie, ni surtout comment il aurait pu se maintenir, froissé à chaque instant par les faits. Il est vrai que les pessimistes expliquent la persistance de ce phénomène par les illusions de l’espérance. Suivant eux, si, malgré les déceptions de l’expérience, nous tenons encore à la vie, c’est que nous espérons à tort que l’avenir rachètera le passé. Mais, en admettant même que l’espérance suffise à expliquer l’amour de la vie, elle ne s’explique pas elle-même. Elle n’est pas miraculeusement tombée du ciel dans nos cœurs : mais elle a dû, comme tous les sentiments, se former sous l’action des faits. Si donc les hommes ont appris à espérer, si, sous le coup du malheur, ils ont pris l’habitude de tourner leurs regards vers l’avenir et d’en attendre des compensations à leurs souffrances actuelles, c’est qu’ils se sont aperçus que ces compensations étaient fréquentes, que l’organisme humain était à la fois trop souple et trop résistant pour être aisément abattu, que les moments où le malheur l’emportait étaient exceptionnels et que, généralement, la balance finissait par se rétablir. Par conséquent, quelle que soit la part de l’espérance dans la genèse de l’instinct de conservation, celui-ci est un témoignage probant de la bonté relative de la vie. Pour la même raison, là où il perd soit de son énergie, soit de sa généralité, on peut être certain que la vie elle-même perd de ses attraits, que le mal augmente, soit que les causes de souffrance se multiplient, soit que la force de résistance des individus diminue. Si donc nous possédions un fait objectif et mesurable qui traduise les variations d’intensité par lesquelles passe ce sentiment suivant les sociétés, nous pourrions du même coup mesurer celles du malheur moyen dans ces mêmes milieux. Ce fait, c’est le nombre des suicides. De même que la rareté relative des morts volontaires est la meilleure preuve de la puissance et de l’universalité de cet instinct, le fait qu’ils s’accroissent démontre qu’il perd du terrain.

Or, le suicide n’apparaît guère qu’avec la civilisation. Il est très rare dans les sociétés inférieures, ou du moins le seul qu’on y observe parfois à l’état chronique présente des caractères très particuliers qui en font un type spécial dont la valeur symptomatique n’est pas la même. C’est un acte non de désespoir, mais d’abnégation. Si chez les anciens Danois, chez les Celtes, chez les Thraces, le vieillard arrivé à un âge avancé met fin à ses jours, c’est qu’il est de son devoir de débarrasser ses compagnons d’une bouche inutile ; si la veuve de l’Inde ne survit pas à son mari, ni le Gaulois au chef de son clan, si le bouddhiste se fait écraser sous les roues du char qui porte son idole, c’est que des prescriptions morales ou religieuses l’y obligent. Dans tous ces cas, l’homme se tue, non parce qu’il juge la vie mauvaise, mais parce que l’idéal auquel il est attaché exige ce sacrifice. Ces morts volontaires ne sont donc pas plus des suicides, au sens vulgaire du mot, que la mort du soldat ou du médecin qui s’expose sciemment pour faire son devoir.

Au contraire, le vrai suicide, le suicide triste, est à l’état endémique chez les peuples civilisés. Il se distribue même géographiquement comme la civilisation. Sur les cartes du suicide, on voit que toute la région centrale de l’Europe est occupée par une vaste tache sombre qui est comprise entre le 47e et le 57e degré de latitude et entre le 20e et le 40e degré de longitude. Cet espace est le lieu de prédilection du suicide ; suivant l’expression de Morselli, c’est la zone suicidogène de l’Europe. C’est là aussi que se trouvent les pays où l’activité scientifique, artistique, économique est portée à son maximum : l’Allemagne et la France. Au contraire, l’Espagne, le Portugal, la Russie, les peuples slaves du Sud sont relativement indemnes. L’Italie, née d’hier, est encore quelque peu protégée, mais elle perd de son immunité à mesure qu’elle progresse. L’Angleterre seule fait exception ; encore sommes-nous mal renseignés sur le degré exact de son aptitude au suicide. À l’intérieur de chaque pays, on constate le même rapport. Partout le suicide sévit plus fortement sur les villes que sur les campagnes. La civilisation se concentre dans les grandes villes ; le suicide fait de même. On pourrait presque y voir une sorte de maladie contagieuse qui aurait pour foyers d’irradiation les capitales et les villes importantes et qui, de là, se répandrait sur le reste du pays. Enfin, dans toute l’Europe, la Norvège exceptée, le chiffre des suicides augmente régulièrement depuis un siècle[5]. D’après un calcul, il aurait triplé de 1821 à 1880[6]. La marche de la civilisation ne peut pas être mesurée avec la même précision, mais on sait assez combien elle a été rapide pendant ce temps.

On pourrait multiplier les preuves. Les classes de la population fournissent au suicide un contingent proportionné à leur degré de civilisation. Partout, ce sont les professions libérales qui sont le plus frappées et l’agriculture qui est le plus épargnée. Il en est de même des sexes. La femme est moins mêlée que l’homme au mouvement civilisateur ; elle y participe moins et en retire moins de profit ; elle rappelle davantage certains traits des natures primitives[7] ; aussi se tue-t-elle environ quatre fois moins que l’homme.

Mais, objectera-t-on, si la marche ascensionnelle des suicides indique que le malheur progresse sur certains points, ne pourrait-il pas se faire qu’en même temps le bonheur augmentât sur d’autres ? Dans ce cas, cet accroissement de bénéfices suffirait peut-être à compenser les déficits subis ailleurs. C’est ainsi que, dans certaines sociétés, le nombre des pauvres augmente sans que la fortune publique diminue. Elle est seulement concentrée en un plus petit nombre de mains.

Mais cette hypothèse elle-même n’est guère plus favorable à notre civilisation. Car, à supposer que de telles compensations existassent, on n’en pourrait rien conclure sinon que le bonheur moyen est resté à peu près stationnaire. Ou bien, s’il avait augmenté, ce serait seulement de très petites quantités qui, étant sans rapport avec la grandeur de l’effort qu’a coûté le progrès, ne pourraient pas en rendre compte. Mais l’hypothèse même est sans fondement.

En effet, quand on dit d’une société qu’elle est plus ou moins heureuse qu’une autre, c’est du bonheur moyen qu’on entend parler, c’est-à-dire de celui dont jouit la moyenne des membres de cette société. Comme ils sont placés dans des conditions d’existence similaires en tant qu’ils sont soumis à l’action d’un même milieu physique et social, il y a nécessairement une certaine manière d’être et, par conséquent, une certaine manière d’être heureux qui leur est commune. Si du bonheur des individus on retire tout ce qui est dû à des causes individuelles ou locales, pour ne retenir que le produit des causes générales et communes, le résidu ainsi obtenu constitue précisément ce que nous appelons le bonheur moyen. C’est donc une grandeur abstraite, mais absolument une et qui ne peut pas varier dans deux sens contraires à la fois. Elle peut ou croître, ou décroître, mais il est impossible qu’elle croisse et qu’elle décroisse simultanément. Elle a la même unité et la même réalité que le type moyen de la société, l’homme moyen de Quételet ; car elle représente le bonheur dont est censé jouir cet être idéal. Par conséquent, de même qu’il ne peut pas devenir au même moment plus grand et plus petit, plus moral et plus immoral, il ne peut pas davantage devenir en même temps plus heureux et plus malheureux.

Or, les causes dont dépend le progrès du suicide chez les peuples civilisés ont un caractère certain de généralité. En effet, ils ne se produisent pas sur des points isolés, dans de certaines parties de la société à l’exclusion des autres : on les observe partout. Selon les régions, la marche ascendante est plus rapide ou plus lente, mais elle est sans exception. L’agriculture est moins éprouvée que l’industrie, mais le contingent qu’elle fournit au suicide va toujours croissant. Nous sommes donc en présence d’un phénomène qui est lié, non à telles ou telles circonstances locales et particulières, mais à un état général du milieu social. Cet état est diversement réfracté par les milieux spéciaux (provinces, professions, confessions religieuses, etc. ) — c’est pourquoi son action ne se fait pas sentir partout avec la même intensité — mais il ne change pas pour cela de nature.

C’est dire que le bonheur dont le développement du suicide atteste la régression est le bonheur moyen. Ce que prouve la marée montante des morts volontaires, ce n’est pas seulement qu’il y a un plus grand nombre d’individus trop malheureux pour supporter la vie, — ce qui ne préjugerait rien pour les autres qui sont pourtant la majorité, — mais c’est que le bonheur général de la société diminue. Par conséquent, puisque ce bonheur ne peut pas augmenter et diminuer en même temps, il est impossible qu’il augmente, de quelque manière que ce puisse être, quand les suicides se multiplient ; en d’autres termes, le déficit croissant dont ils révèlent l’existence n’est compensé par rien. Les causes dont ils dépendent n’épuisent qu’une partie de leur énergie sous forme de suicides ; l’influence qu’elles exercent est bien plus étendue. Là où elles ne déterminent pas l’homme à se tuer, en supprimant totalement le bonheur, du moins elles réduisent dans des proportions variables l’excédent normal des plaisirs sur les douleurs. Sans doute, il peut arriver par des combinaisons de circonstances particulières que, dans certains cas, leur action soit neutralisée de manière à rendre possible même un accroissement de bonheur ; mais ces variations accidentelles et privées sont sans effet sur le bonheur social. Quel statisticien d’ailleurs hésiterait à voir dans les progrès de la mortalité générale au sein d’une société déterminée un symptôme certain de l’affaiblissement de la santé publique ?

Est-ce à dire qu’il faille imputer au progrès lui-même et à la division du travail qui en est la condition ces tristes résultats ? Cette conclusion décourageante ne découle pas nécessairement des faits qui précédent. Il est au contraire très vraisemblable que ces deux ordres de faits sont simplement concomitants. Mais cette concomitance suffit à prouver que le progrès n’accroît pas beaucoup notre bonheur, puisque celui-ci décroît, et dans des proportions très graves, au moment même où la division du travail se développe avec une énergie et une rapidité que l’on n’avait jamais connues. S’il n’y a pas de raison d’admettre qu’elle ait effectivement diminué notre capacité de jouissance, il est plus impossible encore de croire qu’elle l’ait sensiblement augmentée.

En définitive, tout ce que nous venons de dire n’est qu’une application particulière de cette vérité générale que le plaisir est, comme la douleur, chose essentiellement relative. Il n’y a pas un bonheur absolu, objectivement déterminable, dont les hommes se rapprochent à mesure qu’ils progressent ; mais de même que, suivant le mot de Pascal, le bonheur de l’homme n’est pas celui de la femme, celui des sociétés inférieures ne saurait être le nôtre, et réciproquement. Cependant, l’un n’est pas plus grand que l’autre. Car on ne peut en mesurer l’intensité relative que par la force avec laquelle il nous attache à la vie, en général, et à notre genre de vie, en particulier. Or, les peuples les plus primitifs tiennent tout autant à l’existence et à leur existence que nous à la nôtre. Ils y renoncent même moins facilement[8]. Il n’y a donc aucun rapport entre les variations du bonheur et les progrès de la division du travail.

Cette proposition est fort importante. Il en résulte en effet que, pour expliquer les transformations par lesquelles ont passé les sociétés, il ne faut pas chercher quelle influence elles exercent sur le bonheur des hommes, puisque ce n’est pas cette influence qui les a déterminées. La science sociale doit renoncer résolument à ces comparaisons utilitaires dans lesquelles elle s’est trop souvent complu. D’ailleurs, de telles considérations sont nécessairement subjectives ; car, toutes les fois qu’on compare des plaisirs ou des intérêts, comme tout critère objectif fait défaut, on ne peut pas ne pas jeter dans la balance ses idées et ses préférences propres et on donne pour une vérité scientifique ce qui n’est qu’un sentiment personnel. C’est un principe que Comte avait déjà très nettement formulé. « L’esprit essentiellement relatif, dit-il, dans lequel doivent être nécessairement conçues les notions quelconques de la politique positive, doit d’abord nous faire ici écarter comme aussi vaine qu’oiseuse la vague controverse métaphysique sur l’accroissement du bonheur de l’homme aux divers âges de la civilisation… Puisque le bonheur de chacun exige une suffisante harmonie entre l’ensemble du développement de ses différentes facultés et le système total des circonstances quelconques qui dominent sa vie, et puisque, d’une autre part, un tel équilibre tend toujours spontanément à un certain degré, il ne saurait y avoir lieu à comparer positivement ni par aucun sentiment direct, ni par aucune voie rationnelle, quant au bonheur individuel, des situations sociales dont l’entier rapprochement est absolument impossible[9]. »

Mais le désir de devenir plus heureux est le seul mobile individuel qui eût pu rendre compte du progrès ; si on l’écarte, il n’en reste pas d’autre. Pour quelle raison l’individu susciterait-il de lui-même des changements qui lui coûtent toujours quelque peine s’il n’en retire pas plus de bonheur ? C’est donc en dehors de lui, c’est-à-dire dans le milieu qui l’entoure, que se trouvent les causes déterminantes de l’évolution sociale. Si les sociétés changent et s’il change, c’est que ce milieu change. D’autre part, comme le milieu physique est relativement constant, il ne peut pas expliquer cette suite ininterrompue de changements. Par conséquent, c’est dans le milieu social qu’il faut aller en chercher les conditions originelles. Ce sont les variations qui s’y produisent qui provoquent celles par lesquelles passent les sociétés et les individus. Voilà une règle de méthode que nous aurons l’occasion d’appliquer et de confirmer dans la suite.

  1. V. Hartmann Philosophie de l’inconscient, II.
  2. Waitz, Anthropologie, I, 346.
  3. Waitz, loc. cit., 347.
  4. Cowper Rose, Four years in Southern Africa., 1829, p. 173.
  5. V. les Tables de Morselli.
  6. Oettingen, Moralstatistik. Erlengen, 1882, p. 742.
  7. Tarde, Criminalité comparée, 48.
  8. Hormis les cas où l’instinct de conservation est neutralisé par des sentiments religieux, patriotiques, etc., sans qu’il soit pour cela plus faible.
  9. Cours de philosophie positive, 2e édit., IV, 273.