De la division du travail social/Livre I/Chapitre V/II

Félix Alcan (p. 163-168).
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Livre I, Chapitre V


II


Non seulement, d’une manière générale, la solidarité mécanique lie moins fortement les hommes que la solidarité organique, mais encore, à mesure qu’on avance dans l’évolution sociale, elle va de plus en plus en se relâchant.

En effet, la force des liens sociaux qui ont cette origine varie en fonction des trois conditions suivantes :

1o Le rapport entre le volume de la conscience commune et celui de la conscience individuelle. Ils ont d’autant plus d’énergie que la première recouvre plus complètement la seconde ;

2o L’intensité moyenne des états de la conscience collective. Le rapport des volumes supposé égal, elle a d’autant plus d’action sur l’individu qu’elle a plus de vitalité. Si, au contraire, elle n’est faite que d’impulsions faibles, elle ne l’entraîne que faiblement dans le sens collectif. Il aura donc d’autant plus de facilité pour suivre son sens propre et la solidarité sera moins forte ;

3o La détermination plus ou moins grande de ces mêmes états. En effet, plus les croyances et les pratiques sont définies, moins elles laissent de place aux divergences individuelles. Ce sont des moules uniformes dans lesquels nous coulons tous uniformément nos idées et nos actions ; le consensus est donc aussi parfait que possible ; toutes les consciences vibrent à l’unisson. Inversement, plus les règles de la conduite et celles de la pensée sont générales et indéterminées, plus la réflexion individuelle doit intervenir pour les appliquer aux cas particuliers. Or, celle-ci ne peut s’éveiller sans que les dissidences éclatent ; car, comme elle varie d’un homme à l’autre en qualité et en quantité, tout ce qu’elle produit a le même caractère. Les tendances centrifuges vont donc en se multipliant aux dépens de la cohésion sociale et de l’harmonie des mouvements.

D’autre part, les états forts et définis de la conscience commune sont les racines du droit pénal. Or, nous allons voir que le nombre de ces dernières est moindre aujourd’hui qu’autrefois, et qu’il diminue progressivement à mesure que les sociétés se rapprochent de notre type actuel. C’est donc que l’intensité moyenne et le degré moyen de détermination des états collectifs ont eux-mêmes diminué. De ce fait, il est vrai, nous ne pouvons pas conclure que l’étendue totale de la conscience commune se soit rétrécie ; car il peut se faire que la région à laquelle correspond le droit pénal se soit contractée et que le reste, au contraire, se soit dilaté. Il peut y avoir moins d’états forts et définis, et en revanche un plus grand nombre d’autres. Mais cet accroissement, s’il est réel, est tout au plus l’équivalent de celui qui s’est produit dans la conscience individuelle ; car celle-ci s’est pour le moins agrandie dans les mêmes proportions. S’il y a plus de choses communes à tous, il y en a aussi beaucoup plus qui sont personnelles à chacun, il y a même tout lieu de croire que les dernières ont augmenté plus que les autres, car les dissemblances entre les hommes sont devenues plus prononcées à mesure qu’ils se sont cultivés. Nous venons de voir que les activités spéciales se sont plus développées que la conscience commune ; il est donc pour le moins probable que, dans chaque conscience particulière, la sphère personnelle s’est beaucoup plus agrandie que l’autre. En tout cas, le rapport entre elles est tout au plus resté le même ; par conséquent, de ce point de vue, la solidarité mécanique n’a rien gagné, si tant est qu’elle n’ait rien perdu. Si donc, d’un autre côté, nous établissons que la conscience collective est devenue plus faible et plus vague, nous pourrons être assurés qu’il y a un affaiblissement de cette solidarité, puisque des trois conditions dont dépend sa puissance d’action deux au moins perdent de leur intensité, la troisième restant sans changement.

Pour faire cette démonstration, il ne nous servirait à rien de comparer le nombre des règles à sanction répressive dans les différents types sociaux, car il ne varie pas exactement comme celui des sentiments qu’elles représentent. Un même sentiment peut en effet être froissé de plusieurs manières différentes et donner ainsi naissance à plusieurs règles sans se diversifier pour cela. Parce qu’il y a maintenant plus de manières d’acquérir la propriété, il y a aussi plus de manières de voler ; mais le sentiment du respect de la propriété d’autrui ne s’est pas multiplié pour autant. Parce que la personnalité individuelle s’est développée et comprend plus d’éléments, il y a plus d’attentats possibles contre elle ; mais le sentiment qu’ils offensent est toujours le même. Il nous faut donc, non pas nombrer les règles, mais les grouper en classes et en sous-classes, suivant qu’elles se rapportent au même sentiment ou à des sentiments différents, ou à des variétés différentes d’un même sentiment. Nous constituerons ainsi les types criminologiques et leurs variétés essentielles dont le nombre est nécessairement égal à celui des états forts et définis de la conscience commune. Plus ceux-ci sont nombreux, plus aussi il doit y avoir d’espèces criminelles, et, par conséquent, les variations des unes reflètent exactement celles des autres. Pour fixer les idées, nous avons réuni dans le tableau suivant les principaux de ces types et les principales de ces variétés qui ont été reconnus dans les différentes sortes de sociétés. Il est bien évident qu’une telle classification ne saurait être ni très complète, ni parfaitement rigoureuse ; cependant, pour la conclusion que nous voulons en tirer, elle est d’une très suffisante exactitude. En effet, elle comprend certainement tous les types criminologiques actuels ; nous risquons seulement d’avoir omis quelques-uns de ceux qui ont disparu. Mais comme nous voulons justement démontrer que le nombre en a diminué, ces omissions ne seraient qu’un argument de plus à l’appui de notre proposition.


Règles prohibant des actes contraires à des sentiments
collectifs
I
AYANT DES OBJETS GÉNÉRAUX


Sentiments religieux Positif (Imposant la pratique de la religion).
Négatifs[1]. Relatifs aux croyances touchant le divin.
— Au culte
— Aux organes du culte Sanctuaires
prêtres
Sentiments
nationaux
Positifs (Obligations civiques positives).
Négatifs (Trahison, guerre civile, etc.).
Sentiments
domestiques
Positifs Paternels et filiaux
Conjugaux.
De parenté en général
Négatifs. — Les mêmes.
Sentiments
relatifs aux
rapports sexuels.
Unions prohibées Inceste
Sodomie
Mésalliances
Prostitution
Pudeur publique.
Pudeur des mineurs.
Sentiments
relatifs au
travail.
Mendicité.
Vagabondage.
Ivresse[2].
Réglementation pénale du travail
Sentiments
traditionnels
divers.
Relatifs à certains usages professionnels.
          à la sépulture.
          à la nourriture.
          au costume.
          au cérémonial.
          à des usages de toutes sortes.
Sentiments
relatifs
à l’organe de
la conscience
commune.
En tant qu’ils
sont offensés directement.
Lèse-majesté.
Complots contre le pouvoir légitime.
Outrages, violences contre l’autorité, — Rébellion.
Indirectement.[3] Empiètements des particuliers sur les fonctions publiques, — Usurpations, — Faux publics.
Forfaitures des fonctionnaires et diverses fautes professionnelles.
Fraudes au détriment de l’État.
Désobéissances de toutes sortes ( contraventions administratives).
II


AYANT DES OBJETS INDIVIDUELS


Sentiments relatifs
à la personne de
l’individu
Meurtres, blessures, — Suicide.
Liberté individuelle Physique
Morale (Pression dans l’exercice des droits civiques).
L’honneur Injures, calomnies
Faux témoignages.
Aux choses
de l’individu.
Vols, — Escroquerie, abus de confiance.
Fraudes diverses.
Sentiments relatifs
à une généralité
d’individus, soit
dans leurs personnes, soit dans leur biens.
Faux-monnayage, — Banqueroute
Incendie
Brigandage, — Pillage.
Santé publique.

  1. Les sentiments que nous appelons positifs sont ceux qui imposent des actes positifs, comme la pratique de la foi ; les sentiments négatifs n’imposent que l’abstention. Il n’y a donc entre eux que des différences de degrés. Elles sont pourtant importantes, car elles marquent deux moments de leur développement.
  2. Il est probable que d’autres mobiles interviennent dans notre réprobation de l’ivresse, notamment le dégoût qu’inspire l’état de dégradation où se trouve naturellement l’homme ivre.
  3. Nous rangeons sous cette rubrique les actes qui doivent leur caractère criminel au pouvoir de réaction propre à l’organe de la conscience commune, du moins en partie. Une séparation exacte entre ces deux sous-classes est d’ailleurs bien difficile à faire.