De la division du travail social/Livre I/Chapitre V/I

Félix Alcan (p. 158-163).
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Livre I, Chapitre V


CHAPITRE V

PRÉPONDÉRANCE PROGRESSIVE DE LA SOLIDARITÉ ORGANIQUE ET SES CONSÉQUENCES


I

Il suffit en effet de jeter un coup d’œil sur nos codes pour y constater la place très réduite que le droit répressif occupe par rapport au droit coopératif. Qu’est-ce que le premier à côté de ce vaste système formé par le droit domestique, le droit contractuel, le droit commercial, etc. ? L’ensemble des relations soumises à une réglementation pénale ne représente donc que la plus petite fraction de la vie générale, et, par conséquent, les liens qui nous attachent à la société et qui dérivent de la communauté des croyances et des sentiments sont beaucoup moins nombreux que ceux qui résultent de la division du travail.

Il est vrai, comme nous en avons déjà fait la remarque, que la conscience commune et la solidarité qu’elle produit ne sont pas exprimées tout entières par le droit pénal ; la première crée d’autres liens que ceux dont il réprime la rupture. Il y a des états moins forts ou plus vagues de la conscience collective qui font sentir leur action par l’intermédiaire des mœurs, de l’opinion publique, sans qu’aucune sanction légale y soit attachée, et qui, pourtant, contribuent à assurer la cohésion de la société. Mais le droit coopératif n’exprime pas davantage tous les liens qu’engendre la division du travail ; car il ne nous donne également de toute cette partie de la vie sociale qu’une représentation schématique. Dans une multitude de cas, les rapports de mutuelle dépendance qui unissent les fonctions divisées ne sont réglés que par des usages, et ces règles non écrites dépassent certainement en nombre celles qui servent de prolongement au droit répressif, car elles doivent être aussi diverses que les fonctions sociales elles-mêmes. Le rapport entre les unes et les autres est donc le même que celui des deux droits qu’elles complètent, et, par conséquent, on peut en faire abstraction sans que le résultat du calcul soit modifié.

Cependant, si nous n’avions constaté ce rapport que dans nos sociétés actuelles et au moment précis de leur histoire où nous sommes arrivés, on pourrait se demander s’il n’est pas dû à des causes temporaires et peut-être pathologiques. Mais nous venons de voir que, plus un type social est rapproché du nôtre, plus le droit coopératif devient prédominant ; au contraire, le droit pénal occupe d’autant plus de place qu’on s’éloigne de notre organisation actuelle. C’est donc que ce phénomène est lié, non à quelque cause accidentelle et plus ou moins morbide, mais à la structure de nos sociétés dans ce qu’elle a de plus essentiel, puisqu’il se développe d’autant plus qu’elle se détermine davantage. Ainsi la loi que nous avons établie dans notre précédent chapitre nous est doublement utile. Outre qu’elle a confirmé les principes sur lesquels repose notre conclusion, elle nous permet d’établir la généralité de cette dernière.

Mais de cette seule comparaison nous ne pouvons pas encore déduire quelle est la part de la solidarité organique dans la cohésion générale de la société. En effet, ce qui fait que l’individu est plus ou moins étroitement fixé à son groupe, ce n’est pas seulement la multiplicité plus ou moins grande des points d’attache, mais aussi l’intensité variable des forces qui l’y tiennent attaché. Il pourrait donc se faire que les liens qui résultent de la division du travail, tout en étant plus nombreux, fussent plus faibles que les autres, et que l’énergie supérieure de ceux-ci compensât leur infériorité numérique. Mais c’est le contraire qui est la vérité.

En effet, ce qui mesure la force relative de deux liens sociaux, c’est l’inégale facilité avec laquelle ils se brisent. Le moins résistant est évidemment celui qui se rompt sous la moindre pression. Or, c’est dans les sociétés inférieures, où la solidarité par ressemblances est seule ou presque seule, que ces ruptures sont le plus fréquentes et le plus aisées. « Au début, dit M. Spencer, quoique ce soit pour l’homme une nécessité de s’unir à un groupe, il n’est pas obligé de rester uni à ce même groupe. Les Kalmoucks et les Mongols abandonnent leur chef quand ils trouvent son autorité oppressive, et passent à d’autres. Les Abipones quittent leur chef sans lui en demander la permission et sans qu’il en marque son déplaisir, et ils vont avec leur famille partout où il leur plaît[1]. » Dans l’Afrique du Sud, les Balondas passent sans cesse d’une partie du pays à l’autre. Mac Culloch a remarqué les mêmes faits chez les Koukis. Chez les Germains, tout homme qui aimait la guerre pouvait se faire soldat sous un chef de son choix. « Rien n’était plus ordinaire et ne semblait plus légitime. Un homme se levait au milieu d’une assemblée ; il annonçait qu’il allait faire une expédition en tel lieu, contre tel ennemi ; ceux qui avaient confiance en lui et qui désiraient du butin l’acclamaient pour chef et le suivaient… Le lien social était trop faible pour retenir les hommes malgré eux contre les tentations de la vie errante et du gain[2]. » Waitz dit d’une manière générale des sociétés inférieures que, même là où un pouvoir directeur est constitué, chaque individu conserve assez, d’indépendance pour se séparer en un instant de son chef, « et se soulever contre lui, s’il est assez puissant pour cela, sans qu’un tel acte passe pour criminel »[3]. Alors même que le gouvernement est despotique, dit le même auteur, chacun a toujours la liberté de faire sécession avec sa famille. La règle d’après laquelle le Romain, fait prisonnier par les ennemis, cessait de faire partie de la cité, ne s’expliquerait-elle pas aussi par la facilité avec laquelle le lien social pouvait alors se rompre ?

Il en est tout autrement à mesure que le travail se divise. Les différentes parties de l’agrégat, parce qu’elles remplissent des fonctions différentes, ne peuvent pas être facilement séparées « Si, dit M. Spencer, on séparait du Middlesex ses alentours, toutes ses opérations s’arrêteraient au bout de quelques jours, faute de matériaux. Séparez le district où l’on travaille le coton d’avec Liverpool et les autres centres, et son industrie s’arrêtera, puis sa population périra. Séparez les populations houillères des populations voisines qui fondent les métaux ou fabriquent les draps d’habillement à la machine, et aussitôt celles-ci mourront socialement, puis elles mourront individuellement. Sans doute, quand une société civilisée subit une division telle qu’une de ses parties demeure privée d’une agence centrale exerçant l’autorité, elle ne tarde pas à en faire une autre ; mais elle court grand risque de dissolution, et, avant que la réorganisation reconstitue une autorité suffisante, elle est exposée à rester pendant longtemps dans un état de désordre et de faiblesse[4]. » C’est pour cette raison que les annexions violentes, si fréquentes autrefois, deviennent de plus en plus des opérations délicates et d’un succès incertain. C’est qu’aujourd’hui, arracher une province à un pays, c’est retrancher un ou plusieurs organes d’un organisme. La vie de la région annexée est profondément troublée, séparée qu’elle est des organes essentiels dont elle dépendait ; or, de telles mutilations et de tels troubles déterminent nécessairement des douleurs durables dont le souvenir ne s’efface pas. Même pour l’individu isolé, ce n’est pas chose aisée de changer de nationalité, malgré la similitude plus grande des différentes civilisations[5].

L’expérience inverse ne serait pas moins démonstrative. Plus la solidarité est faible, c’est-à-dire plus la trame sociale est relâchée, plus aussi il doit être facile aux éléments étrangers d’être incorporés dans les sociétés. Or, chez les peuples inférieurs, la naturalisation est l’opération la plus simple du monde. Chez les Indiens de l’Amérique du Nord, tout membre du clan a le droit d’y introduire de nouveaux membres par voie d’adoption. « Les captifs pris à la guerre ou sont mis à mort, ou sont adoptés dans le clan. Les femmes et les enfants faits prisonniers sont régulièrement l’objet de la clémence. L’adoption ne confère pas seulement les droits de la gentilité (droits du clan), mais encore la nationalité de la tribu[6]. » On sait avec quelle facilité Rome, à l’origine, accorda le droit de cité aux gens sans asile et aux peuples qu’elle conquit[7]. C’est d’ailleurs par des incorporations de ce genre que se sont accrues les sociétés primitives. Pour qu’elles fussent aussi pénétrables, il fallait qu’elles n’eussent pas de leur unité et de leur personnalité un sentiment très fort[8]. Le phénomène contraire s’observe là où les fonctions sont spécialisées. L’étranger, sans doute, peut bien s’introduire provisoirement dans la société, mais l’opération par laquelle il est assimilé, à savoir la naturalisation, devient longue et complexe. Elle n’est plus possible sans un assentiment du groupe, solennellement manifesté et subordonné à des conditions spéciales[9].

On s’étonnera peut-être qu’un lien qui attache l’individu à la communauté au point de l’y absorber puisse se rompre ou se nouer avec cette facilité. Mais ce qui fait la rigidité d’un lien social n’est pas ce qui en fait la force de résistance. De ce que les parties de l’agrégat, quand elles sont unies, ne se meuvent qu’ensemble, il ne suit pas qu’elles soient obligées ou de rester unies, ou de périr. Tout au contraire, comme elles n’ont pas besoin les unes des autres, comme chacun porte en soi tout ce qui fait la vie sociale, il peut aller la transporter ailleurs, d’autant plus aisément que ces sécessions se font généralement par bandes ; car l’individu est alors constitué de telle sorte qu’il ne peut se mouvoir qu’en groupe, même pour se séparer de son groupe. De son côté, la société exige bien de chacun de ses membres, tant qu’ils en font partie, l’uniformité des croyances et des pratiques ; mais, comme elle peut perdre un certain nombre de ses sujets sans que l’économie de sa vie intérieure en soit troublée, parce que le travail social y est peu divisé, elle ne s’oppose pas fortement à ces diminutions. De même, là où la solidarité ne dérive que des ressemblances, quiconque ne s’écarte pas trop du type collectif est sans résistance incorporé dans l’agrégat. Il n’y a pas de raisons pour le repousser, et même, s’il y a des places vides, il y a des raisons pour l’attirer. Mais, là où la société forme un système de parties différenciées et qui se complètent mutuellement, des éléments nouveaux ne peuvent se greffer sur les anciens sans troubler ce concert, sans altérer ces rapports, et, par suite, l’organisme résiste à des intrusions qui ne peuvent pas se produire sans perturbations.

  1. Sociologie, III, p. 381.
  2. Fustel de Coulanges, Histoire des Institutions politiques de l’ancienne France, 1re part., p. 352.
  3. Anthropologie etc., 1re part., p. 350-390.
  4. Sociol, II, p. 54.
  5. On verra de même, dans le chapitre VII, que le lien qui rattache l’individu à sa famille est d’autant plus fort, plus difficile à briser, que le travail domestique est plus divisé.
  6. Morgran, Ancient Society, p. 80.
  7. Denys d’Halicar., I, 9. — Cf. Accarias, Précis de droit romain, I, § 51.
  8. Ce fait n’est pas du tout inconciliable avec cet autre que, dans ces sociétés, l’étranger est un objet de répulsion. Il inspire ces sentiments tant qu’il reste étranger. Ce que nous disons, c’est qu’il perd facilement cette qualité d’étranger pour être nationalisé.
  9. On verra de même, dans le chapitre VII, que les intrusions d’étrangers dans la société familiale sont d’autant plus faciles que le travail domestique est moins divisé.