De la division du travail social/Livre I/Chapitre III/II

Félix Alcan (p. 123-130).
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Livre I, Chapitre III

II


Le rapport négatif qui peut servir de type aux autres est celui qui unit la chose à la personne.

Les choses, en effet, font partie de la société tout comme les personnes, et y jouent un rôle spécifique ; aussi est-il nécessaire que leurs rapports avec l’organisme social soient déterminés. On peut donc dire qu’il y a une solidarité des choses dont la nature est assez spéciale pour se traduire au dehors par des conséquences juridiques d’un caractère très particulier.

Les jurisconsultes, en effet, distinguent deux sortes de droits : ils donnent aux uns le nom de réels, aux autres celui de personnels. Le droit de propriété, l’hypothèque, appartiennent à la première espèce : le droit de créance à la seconde. Ce qui caractérise les droits réels, c’est que seuls ils donnent naissance à un droit de préférence et de suite. Dans ce cas, le droit que j’ai sur la chose est exclusif de tout autre qui viendrait à s’établir après le mien. Si, par exemple, un bien a été successivement hypothéqué à deux créanciers, la seconde hypothèque ne peut en rien restreindre les droits de la première. D’autre part, si mon débiteur aliène la chose sur laquelle j’ai un droit d’hypothèque, celui-ci n’est en rien atteint, mais le tiers-acquéreur est tenu ou de me payer, ou de perdre ce qu’il a acquis. Or, pour qu’il en soit ainsi, il faut que le lien de droit unisse directement, et sans l’intermédiaire d’aucune autre personne, cette chose déterminée à ma personnalité juridique. Cette situation privilégiée est donc la conséquence de la solidarité propre aux choses. Au contraire, quand le droit est personnel, la personne qui est obligée envers moi peut, en contractant des obligations nouvelles, me donner des cocréanciers dont le droit est égal au mien et, quoique j’aie pour gages tous les biens de mon débiteur, s’il les aliène, ils sortent de mon gage en sortant de son patrimoine. La raison en est qu’il n’y a pas de relation spéciale entre ces biens et moi, mais entre la personne de leur propriétaire et ma propre personne[1].

On voit en quoi consiste cette solidarité réelle : elle relie directement les choses aux personnes, mais non pas les personnes entre elles. À la rigueur, on peut exercer un droit réel en se croyant seul au monde, en faisant abstraction des autres hommes. Par conséquent, comme c’est seulement par l’intermédiaire des personnes que les choses sont intégrées dans la société, la solidarité qui résulte de cette intégration est toute négative. Elle ne fait pas que les volontés se meuvent vers des fins communes, mais seulement que les choses gravitent avec ordre autour des volontés. Parce que les droits réels sont ainsi délimités, ils n’entrent pas en conflits ; les hostilités sont prévenues, mais il n’y a pas de concours actif, pas de consensus. Supposez un tel accord aussi parfait que possible : la société où il règne — s’il y règne seul — ressemblera à une immense constellation où chaque astre se meut dans son orbite sans troubler les mouvements des astres voisins. Une telle solidarité ne fait donc pas des éléments qu’elle rapproche un tout capable d’agir avec ensemble : elle ne contribue en rien à l’unité du corps social.

D’après ce qui précède, il est facile de déterminer quelle est la partie du droit restitutif à laquelle correspond cette solidarité : c’est l’ensemble des droits réels. Or, de la définition même qui en a été donnée, il résulte que le droit de propriété en est le type le plus parfait. En effet, la relation la plus complète qui puisse exister entre une chose et une personne est celle qui met la première sous l’entière dépendance de la seconde. Seulement, cette relation est elle-même très complexe et les divers éléments dont elle est formée peuvent devenir l’objet d’autant de droits réels secondaires, comme l’usufruit, les servitudes, l’usage et l’habitation. On peut donc dire en somme que les droits réels comprennent le droit de propriété sous ses diverses formes (propriété littéraire, artistique, industrielle, mobilière, immobilière) et ses différentes modalités, telles que les réglemente le second livre de notre Code civil. En dehors de ce livre, notre droit reconnaît encore quatre autres droits réels, mais qui ne sont que des auxiliaires et des substituts éventuels de droits personnels : c’est le gage, l’antichrèse, le privilège et l’hypothèque (art. 2071-2203). Il convient d’y ajouter tout ce qui est relatif au droit successoral, au droit de tester et, par conséquent, à l’absence, puisqu’elle crée, quand elle est déclarée, une sorte de succession provisoire. En effet, l’héritage est une chose ou un ensemble de choses sur lesquelles les héritiers et les légataires ont un droit réel, que celui-ci soit acquis ipso facto par le décès du propriétaire, ou bien qu’il ne s’ouvre qu’à la suite d’un acte judiciaire, comme il arrive pour les héritiers indirects et les légataires à titre particulier. Dans tous ces cas, la relation juridique est directement établie, non entre une personne et une personne, mais entre une personne et une chose. Il en est de même de la donation testamentaire, qui n’est que l’exercice du droit réel que le propriétaire a sur ses biens, ou du moins sur la portion qui en est disponible.

Mais il y a des rapports de personne à personne qui, pour n’être point réels, sont cependant aussi négatifs que les précédents et expriment une solidarité de même nature.

En premier lieu, ce sont ceux qu’occasionne l’exercice des droits réels proprement dits. Il est inévitable, en effet, que le fonctionnement de ces derniers mette parfois en présence les personnes mêmes de leurs détenteurs. Par exemple, lorsqu’une chose vient s’ajouter à une autre, le propriétaire de celle qui est réputée principale devient du même coup propriétaire de la seconde ; seulement « il doit payer à l’autre la valeur de la chose qui a été unie  » (art. 566). Cette obligation est évidemment personnelle. De même, tout propriétaire d’un mur mitoyen qui veut le faire élever est tenu de payer au copropriétaire l’indemnité de la charge (art. 658). Un légataire à titre particulier, est obligé de s’adresser au légataire universel pour obtenir la délivrance de la chose léguée, quoiqu’il ait un droit sur celle-ci dès le décès du testateur (art. 1014). Mais la solidarité que ces relations expriment ne diffère pas de celle dont nous venons de parler : elles ne s’établissent en effet que pour réparer ou pour prévenir une lésion. Si le détenteur de chaque droit réel pouvait toujours l’exercer sans en dépasser jamais les limites, chacun restant chez soi, il n’y aurait lieu à aucun commerce juridique. Mais, en fait, il arrive sans cesse que ces différents droits sont tellement enchevêtrés les uns dans les autres qu’on ne peut mettre l’un en valeur sans empiéter sur ceux qui le limitent. Ici, la chose sur laquelle j’ai un droit se trouve entre les mains d’un autre ; c’est ce qui arrive pour le legs. Ailleurs, je ne puis jouir de mon droit sans nuire à celui d’autrui ; c’est le cas pour certaines servitudes. Des relations sont donc nécessaires pour réparer le préjudice, s’il est consommé, ou pour l’empêcher ; mais elles n’ont rien de positif. Elles ne font pas concourir les personnes qu’elles mettent en contact ; elles n’impliquent aucune coopération ; mais elles restaurent simplement, ou maintiennent dans les conditions nouvelles qui se sont produites, cette solidarité négative dont les circonstances sont venues troubler le fonctionnement. Bien loin d’unir, elles n’ont lieu que pour mieux séparer ce qui s’est uni par la force des choses, pour rétablir les limites qui ont été violées et replacer chacun dans sa sphère propre. Elles sont si bien identiques aux rapports de la chose avec la personne que les rédacteurs du Code ne leur ont pas fait une place à part, mais en ont traité en même temps que des droits réels.

Enfin, les obligations qui naissent du délit et du quasi-délit ont exactement le même caractère[2]. En effet, elles astreignent chacun à réparer le dommage qu’il a causé par sa faute aux intérêts légitimes d’autrui. Elles sont donc personnelles ; mais la solidarité à laquelle elles correspondent est évidemment toute négative, puisqu’elles consistent, non à servir, mais à ne pas nuire. Le lien dont elles sanctionnent la rupture est tout extérieur. Toute la différence qu’il y a entre ces relations et les précédentes, c’est que, dans un cas, la rupture provient d’une faute, et dans l’autre, de circonstances déterminées et prévues par la loi. Mais l’ordre troublé est le même ; il résulte, non d’un concours, mais d’une pure abstention[3]. D’ailleurs, les droits dont la lésion donne naissance à ces obligations sont eux-mêmes réels ; car je suis propriétaire de mon corps, de ma santé, de mon honneur, de ma réputation, au même titre et de la même manière que des choses matérielles qui me sont soumises.


En résumé, les règles relatives aux droits réels et aux rapports personnels qui s’établissent à leur occasion forment un système défini qui a pour fonction, non de rattacher les unes aux autres les parties différentes de la société, mais au contraire de les mettre en dehors les unes des autres, de marquer nettement les barrières qui les séparent. Elles ne correspondent donc pas à un lien social positif ; l’expression même de solidarité négative dont nous nous sommes servi n’est pas parfaitement exacte. Ce n’est pas une solidarité véritable, ayant une existence propre et une nature spéciale, mais plutôt le côté négatif de toute espèce de solidarité. La première condition pour qu’un tout soit cohérent, c’est que les parties qui le composent ne se heurtent pas en des mouvements discordants. Mais cet accord externe n’en fait pas la cohésion ; au contraire, il la suppose. La solidarité négative n’est possible que là où il en existe une autre, de nature positive, dont elle est à la fois la résultante et la condition.

En effet, les droits des individus, tant sur eux-mêmes que sur les choses, ne peuvent être déterminés que grâce à des compromis et à des concessions mutuelles ; car tout ce qui est accordé aux uns est nécessairement abandonné par les autres. On a dit parfois que l’on pouvait déduire l’étendue normale du développement de l’individu soit du concept de la personnalité humaine (Kant), soit de la notion de l’organisme individuel (Spencer). C’est possible, quoique la rigueur de ces raisonnements soit très contestable. En tout cas, ce qui est certain, c’est que, dans la réalité historique, ce n’est pas sur ces considérations abstraites que l’ordre moral s’est fondé. En fait, pour que l’homme ait reconnu des droits a autrui, non pas seulement en logique, mais dans la pratique de la vie, il a fallu qu’il consentît à limiter les siens, et, par conséquent, cette limitation mutuelle n’a pu être faite que dans un esprit d’entente et de concorde. Or, si l’on suppose une multitude d’individus sans liens préalables entre eux, quelle raison aurait pu les pousser à ces sacrifices réciproques ? Le besoin de vivre en paix ? Mais la paix par elle-même n’est pas chose plus désirable que la guerre. Celle-ci a ses charmes et ses avantages. Est-ce qu’il n’y a pas eu des peuples, est-ce qu’il n’y a pas de tout temps des individus dont elle est la passion ? Les instincts auxquels elle répond ne sont pas moins forts que ceux que la paix satisfait. Sans doute, la fatigue peut bien pour un temps mettre fin aux hostilités, mais cette simple trêve ne peut pas être plus durable que la lassitude temporaire qui la détermine. Il en est à plus forte raison de même des dénouements qui sont dus au seul triomphe de la force ; ils sont aussi provisoires et précaires que les traités qui mettent fin aux guerres internationales. Les hommes n’ont besoin de la paix, que dans la mesure où ils sont unis déjà par quelque lien de sociabilité. Dans ce cas, en effet, les sentiments qui les inclinent les uns vers les autres modèrent tout naturellement les emportements de l’égoïsme, et d’un autre côté, la société qui les enveloppe, ne pouvant vivre qu’à condition de n’être pas à chaque instant secouée par des conflits, pèse sur eux de tout son poids pour les obliger à se faire les concessions nécessaires. Il est vrai qu’on voit parfois des sociétés indépendantes s’entendre pour déterminer l’étendue de leurs droits respectifs sur les choses, c’est-à-dire de leurs territoires. Mais justement, l’extrême instabilité de ces relations est la meilleure preuve que la solidarité négative ne peut pas se suffire à elle seule. Si aujourd’hui, entre peuples cultivés, elle semble avoir plus de force ; si cette partie du droit international qui règle ce qu’on pourrait appeler les droits réels des sociétés européennes a peut-être plus d’autorité qu’autrefois, c’est que les différentes nations de l’Europe sont aussi beaucoup moins indépendantes les unes des autres, c’est que, par certains côtés, elles font toutes partie d’une même société, encore incohérente, il est vrai, mais qui prend de plus en plus conscience de soi. Ce qu’on appelle l’équilibre européen est un commencement d’organisation de cette société.

Il est d’usage de distinguer avec soin la justice de la charité, c’est-à-dire le simple respect des droits d’autrui de tout acte qui dépasse cette vertu purement négative. On voit dans ces deux sortes de pratiques comme deux couches indépendantes de la morale : la justice à elle seule en formerait les assises fondamentales, la charité en serait le couronnement. La distinction est si radicale que, d’après les partisans d’une certaine morale, la justice seule serait nécessaire au bon fonctionnement de la vie sociale ; le désintéressement ne serait guère qu’une vertu privée, qu’il est beau, pour le particulier, de poursuivre, mais dont la société peut très bien se passer. Beaucoup même ne la voient pas sans inquiétude intervenir dans la vie publique. On voit par ce qui précède combien cette conception est peu d’accord avec les faits. En réalité, pour que les hommes se reconnaissent et se garantissent mutuellement des droits, il faut d’abord qu’ils s’aiment, que, pour une raison quelconque, ils tiennent les uns aux autres et à une même société dont ils fassent partie. La justice est pleine de charité, ou, pour reprendre nos expressions, la solidarité négative n’est qu’une émanation d’une autre solidarité de nature positive : c’est la répercussion dans la sphère des droits réels de sentiments sociaux qui viennent d’une autre source. Elle n’a donc rien de spécifique, mais c’est l’accompagnement nécessaire de toute espèce de solidarité. Elle se rencontre forcément partout où les hommes vivent d’une vie commune, que celle-ci résulte de la division du travail social ou de l’attrait du semblable pour le semblable.

  1. On a dit quelquefois que la qualité de père, celle de fils, etc., étaient l’objet de droits réels. (V. Ortolan, Instituts, I, 660.) Mais ces qualités ne sont que des symboles abstraits de droits divers, les uns réels (droit du père sur la fortune de ses enfants mineurs, par exemple), les autres personnels.
  2. Art. 1382-1386 du Code Civil — On y pourrait joindre les articles sur la répétition de l’indû.
  3. Le contractant qui manque à ses engagements est lui aussi tenu d’indemniser l’autre partie. Mais, dans ce cas, les dommages-intérêts servent de sanction à un lien positif. Ce n’est pas pour avoir uni que le violateur du contrat paie, mais pour n’avoir pas effectué la prestation promise.