De la division du travail social/Livre I/Chapitre III/I

Félix Alcan (p. 118-123).
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Livre I, Chapitre III


CHAPITRE III

LA SOLIDARITÉ DUE À LA DIVISION DU TRAVAIL OU ORGANIQUE


I

La nature même de la sanction restitutive suffit à montrer que la solidarité sociale à laquelle correspond ce droit est d’une tout autre espèce.

Ce qui distingue cette sanction, c’est qu’elle n’est pas expiatoire, mais se réduit à une simple remise en état. Une souffrance proportionnée à son méfait n’est pas infligée à celui qui a violé le droit ou qui le méconnaît ; il est simplement condamné à s’y soumettre. S’il y a déjà des faits accomplis, le juge les rétablit tels qu’ils auraient dû être. Il dit le droit, il ne dit pas de peines. Les dommages-intérêts n’ont pas de caractère pénal ; c’est seulement un moyen de revenir sur le passé pour le restituer, autant que possible, sous sa forme normale. M. Tarde a cru, il est vrai, retrouver une sorte de pénalité civile dans la condamnation aux dépens, qui sont toujours à la charge de la partie qui succombe[1]. Mais, pris dans ce sens, le mot n’a plus qu’une valeur métaphorique. Pour qu’il y eût peine, il faudrait tout au moins qu’il y eût quelque proportion entre le châtiment et la faute, et, pour cela, il serait nécessaire que le degré de gravité de cette dernière fût sérieusement établi. Or, en fait, celui qui perd le procès paie les frais quand même ses intentions seraient pures, quand même il ne serait coupable que d’ignorance. Les raisons de cette règle paraissent donc être tout autres : étant donné que la justice n’est pas rendue gratuitement, il parait équitable que les frais en soient supportés par celui qui en a été l’occasion. Il est possible d’ailleurs que la perspective de ces dépenses arrête le plaideur téméraire ; mais cela ne suffit pas à en faire une peine. La crainte de la ruine qui suit d’ordinaire la paresse ou la négligence peut rendre le négociant actif et appliqué, et pourtant la ruine n’est pas, au sens propre du mot, la sanction pénale de ses fautes.

Le manquement à ces règles n’est même pas puni d’une peine diffuse. Le plaideur qui a perdu son procès n’est pas flétri, son honneur n’est pas entaché. Nous pouvons même imaginer que ces règles sont autres qu’elles ne sont, sans que cela nous révolte. L’idée que le meurtre puisse être toléré nous indigne, mais nous acceptons très bien que le droit successoral soit modifié, et beaucoup conçoivent même qu’il puisse être supprimé. C’est du moins une question que nous ne refusons pas de discuter. De même, nous admettons sans peine que le droit des servitudes ou celui des usufruits soit autrement organisé, que les obligations du vendeur et de l’acheteur soient déterminées d’une autre manière, que les fonctions administratives soient distribuées d’après d’autres principes. Comme ces prescriptions ne correspondent en nous à aucun sentiment, et comme généralement nous n’en connaissons pas scientifiquement les raisons d’être puisque cette science n’est pas faite, elles n’ont pas de racines chez la plupart d’entre nous. Sans doute il y a des exceptions. Nous ne tolérons pas l’idée qu’un engagement contraire aux mœurs ou obtenu soit par la violence, soit par la fraude, puisse lier les contractants. Aussi, quand l’opinion publique se trouve en présence de cas de ce genre, se montre-t-elle moins indifférente que nous ne disions tout à l’heure et aggrave-t-elle par son blâme la sanction légale. C’est que les différents domaines de la vie morale ne sont pas radicalement séparés les uns des autres ; ils sont au contraire continus et, par suite, il y a entre eux des régions limitrophes où des caractères différents se retrouvent à la fois. Cependant, la proposition précédente reste vraie dans la très grande généralité des cas. C’est la preuve que les règles à sanction restitutive ou bien ne font pas du tout partie de la conscience collective, ou n’en sont que des états faibles. Le droit répressif correspond à ce qui est le cœur, le centre de la conscience commune ; les règles purement morales en sont une partie déjà moins centrale ; enfin, le droit restitutif prend naissance dans des régions très excentriques pour s’étendre bien au delà. Plus il devient vraiment lui-même, plus il s’en éloigne.

Ce caractère est d’ailleurs rendu manifeste par la manière dont il fonctionne. Tandis que le droit répressif tend à rester diffus dans la société, le droit restitutif se crée des organes de plus en plus spéciaux : tribunaux consulaires, conseils de prud’hommes, tribunaux administratifs de toute sorte. Même dans sa partie la plus générale, à savoir le droit civil, il n’entre en exercice que grâce à des fonctionnaires particuliers : magistrats, avocats, etc., qui sont devenus aptes à ce rôle grâce à une culture toute spéciale.

Mais, quoique ces règles soient plus ou moins en dehors de la conscience collective, elles n’intéressent pas seulement les particuliers. S’il en était ainsi, le droit restitutif n’aurait rien de commun avec la solidarité sociale, car les rapports qu’il règle relieraient les individus les uns aux autres sans les rattacher à la société. Ce seraient de simples événements de la vie privée, comme sont par exemple les relations d’amitié. Mais il s’en faut que la société soit absente de cette sphère de la vie juridique. Il est vrai que, généralement, elle n’intervient pas d’elle-même et de son propre mouvement ; il faut qu’elle y soit sollicitée par les intéressés. Mais, pour être provoquée, son intervention n’en est pas moins le rouage essentiel du mécanisme, puisque c’est elle seule qui le fait fonctionner. C’est elle qui dit le droit par l’organe de ses représentants.

On a soutenu cependant que ce rôle n’avait rien de proprement social, mais se réduisait à celui de conciliateur des intérêts privés ; que, par conséquent, tout particulier pouvait le remplir, et que, si la société s’en chargeait, c’était uniquement pour des raisons de commodité. Mais rien n’est plus inexact que de faire de la société une sorte de tiers-arbitre entre les parties. Quand elle est amenée à intervenir, ce n’est pas pour mettre d’accord des intérêts individuels ; elle ne cherche pas quelle peut être la solution la plus avantageuse pour les adversaires et ne leur propose pas de compromis ; mais elle applique au cas particulier qui lui est soumis les règles générales et traditionnelles du droit. Or, le droit est chose sociale au premier chef, et qui a un tout autre objet que l’intérêt des plaideurs. Le juge qui examine une demande de divorce ne se préoccupe pas de savoir si cette séparation est vraiment désirable pour les époux, mais si les causes qui sont invoquées rentrent dans l’une des catégories prévues par la loi.

Mais, pour bien apprécier l’importance de l’action sociale, il faut l’observer, non pas seulement au moment où la sanction s’applique, où le rapport troublé est rétabli, mais aussi quand il s’institue.

Elle est en effet nécessaire soit pour fonder, soit pour modifier nombre de relations juridiques que régit ce droit et que le consentement des intéressés ne suffit ni à créer ni à changer. Telles sont notamment celles qui concernent l’état des personnes. Quoique le mariage soit un contrat, les époux ne peuvent ni le former, ni le résilier à leur gré. Il en est de même de tous les autres rapports domestiques et, à plus forte raison, de tous ceux que réglemente le droit administratif. Il est vrai que les obligations proprement contractuelles peuvent se nouer et se dénouer par le seul accord des volontés. Mais il ne faut pas oublier que, si le contrat a le pouvoir de lier, c’est la société qui le lui communique. Supposez, qu’elle ne sanctionne pas les obligations contractées, celles-ci deviennent de simples promesses qui n’ont plus qu’une autorité morale[2]. Tout contrat suppose donc que, derrière les parties qui s’engagent, il y a la société toute prête à intervenir pour faire respecter les engagements qui ont été pris ; aussi ne prête-t-elle cette force obligatoire qu’aux contrats qui ont par eux-mêmes une valeur sociale, c’est-à-dire qui sont conformes aux règles du droit. Nous verrons même que parfois son intervention est encore plus positive. Elle est donc présente à toutes les relations que détermine le droit restitutif, même à celles qui paraissent le plus complètement privées, et sa présence, pour n’être pas sentie, du moins à l’état normal, n’en est pas moins essentielle[3].

Puisque les règles à sanction restitutive sont étrangères à la conscience commune, les rapports qu’elles déterminent ne sont pas de ceux qui atteignent indistinctement tout le monde ; c’est-à-dire qu’ils s’établissent immédiatement, non entre l’individu et la société, mais entre des parties restreintes et spéciales de la société qu’ils relient entre elles. Mais d’autre part, puisque celle-ci n’en est pas absente, il faut bien qu’elle y soit plus ou moins directement intéressée, qu’elle en sente les contre-coups. Alors, suivant la vivacité avec laquelle elle les ressent, elle intervient de plus ou moins prés et plus ou moins activement, par l’intermédiaire d’organes spéciaux chargés de la représenter. Ces relations sont donc bien différentes de celles que réglemente le droit répressif, car celles-ci rattachent directement et sans intermédiaire la conscience particulière à la conscience collective, c’est-à-dire l’individu à la société.

Mais ces rapports peuvent prendre deux formes très différentes : tantôt ils sont négatifs et se réduisent à une pure abstention ; tantôt ils sont positifs ou de coopération. Aux deux classes de règles qui déterminent les uns et les autres correspondent deux sortes de solidarité sociale qu’il est nécessaire de distinguer.

  1. Tarde, Criminalité comparée, 113.
  2. Et encore cette autorité morale vient-elle des mœurs, c’est-à-dire de la société.
  3. Nous devons nous en tenir ici à ces indications générales, communes à toutes les formes du droit restitutif. On trouvera plus loin (même livre, ch. VII) des preuves nombreuses de cette vérité pour la partie de ce droit qui correspond à la solidarité que produit la division du travail.