De la division du travail social/Livre I/Chapitre I/III

Félix Alcan (p. 66-72).
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Livre I, Chapitre I

III


Mais comment procéder à cette vérification ?

Nous n’avons pas simplement à rechercher si, dans ces sortes de sociétés, il existe une solidarité sociale qui vient de la division du travail. C’est une vérité évidente, puisque la division du travail y est très développée et qu’elle produit la solidarité. Mais il faut surtout déterminer dans quelle mesure la solidarité qu’elle produit contribue à l’intégration générale de la société ; car c’est seulement alors que nous saurons jusqu’à quel point elle est nécessaire, si elle est un facteur essentiel de la cohésion sociale, ou bien au contraire si elle n’en est qu’une condition accessoire et secondaire. Pour répondre à cette question, il faut donc comparer ce lien social aux autres afin de mesurer la part qui lui revient dans l’effet total, et, pour cela, il est indispensable de commencer par classer les différentes espèces de solidarité sociale.

Mais la solidarité sociale est un phénomène tout moral qui par lui-même ne se prête pas à l’observation exacte ni surtout à la mesure. Pour procéder tant à cette classification qu’à cette comparaison, il faut donc substituer au fait interne qui nous échappe un fait extérieur qui le symbolise et étudier le premier à travers le second.

Ce symbole visible, c’est le droit. En effet, là où la solidarité sociale existe, malgré son caractère immatériel elle ne reste pas à l’état de pure puissance, mais manifeste sa présence par des effets sensibles. Là où elle est forte, elle incline fortement les hommes les uns vers les autres, les met fréquemment en contact, multiplie les occasions qu’ils ont de se trouver en rapports. À parler exactement, au point où nous en sommes arrivés, il est malaisé de dire si c’est elle qui produit ces phénomènes ou, au contraire, si elle en résulte ; si les hommes se rapprochent parce qu’elle est énergique, ou bien si elle est énergique parce qu’ils sont rapprochés les uns des autres. Mais il n’est pas nécessaire pour le moment d’élucider la question et il suffit de constater que ces deux, ordres de faits sont liés et varient en même temps et dans le même sens. Plus les membres d’une société sont solidaires, plus ils soutiennent de relations diverses soit les uns avec les autres, soit avec le groupe pris collectivement ; car, si leurs rencontres étaient rares, ils ne dépendraient les uns des autres que d’une manière intermittente et faible. D’autre part, le nombre de ces relations est nécessairement proportionnel à celui des règles juridiques qui les déterminent. En effet, la vie sociale, partout où elle existe d’une manière durable, tend inévitablement à prendre une forme définie et à s’organiser, et le droit n’est autre chose que cette organisation même dans ce qu’elle a de plus stable et de plus précis[1]. La vie générale de la société ne peut pas s’étendre sur un point sans que la vie juridique s’y étende en même temps et dans le même rapport. Nous pouvons donc être certains de trouver reflétées dans le droit toutes les variétés essentielles de la solidarité sociale.

On pourrait objecter, il est vrai, que les relations sociales peuvent se fixer sans prendre pour cela une forme juridique. Il en est dont la réglementation ne parvient pas à ce degré de consolidation et de précision ; elles ne restent pas indéterminées pour cela, mais, au lieu d’être réglées par le droit, elles ne le sont que par les mœurs. Le droit ne réfléchit donc qu’une partie de la vie sociale et par conséquent ne nous fournit que des données incomplètes pour résoudre le problème. Il y a plus : il arrive souvent que les mœurs ne sont pas d’accord avec le droit ; on dit sans cesse qu’elles en tempèrent les rigueurs, qu’elles en corrigent les excès formalistes, parfois même qu’elles sont animées d’un tout autre esprit. Ne pourrait-il pas alors se faire qu’elles manifestent d’autres sortes de solidarité sociale que celles qu’exprime le droit positif ?

Mais cette opposition ne se produit que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles. Il faut pour cela que le droit ne corresponde plus à l’état présent de la société et que pourtant il se maintienne, sans raison d’être, par la force de l’habitude. Dans ce cas en effet, les relations nouvelles qui s’établissent malgré lui ne laissent pas de s’organiser ; car elles ne peuvent pas durer sans chercher à se consolider. Seulement, comme elles sont en conflit avec l’ancien droit qui persiste, elles ne peuvent recevoir qu’une organisation un peu flottante ; elles ne dépassent pas le stade des mœurs et ne parviennent pas à entrer dans la vie juridique proprement dite. C’est ainsi que l’antagonisme éclate. Mais il ne peut se produire que dans des cas rares et pathologiques, qui ne peuvent même durer sans danger. Normalement, les mœurs ne s’opposent pas au droit, mais au contraire en sont la base. Il arrive, il est vrai, que sur cette base rien ne s’élève. Il peut y avoir des relations sociales qui ne comportent que cette réglementation diffuse qui vient des mœurs ; mais c’est qu’elles manquent d’importance ou de continuité, sauf bien entendu les cas anormaux dont il vient d’être question. Si donc il peut se faire qu’il y ait des types de solidarité sociale que les mœurs sont seules à manifester, ils sont certainement très secondaires ; au contraire, le droit reproduit tous ceux qui sont essentiels et ce sont les seuls que nous ayons besoin de connaître.

Ira-t-on plus loin et soutiendra-t-on que la solidarité sociale n’est pas tout entière dans ses manifestations sensibles ; que celles-ci ne l’expriment qu’en partie et imparfaitement ; qu’au delà du droit et des mœurs il y a l’état interne d’où elle dérive, et que pour la connaître véritablement il faut l’atteindre en elle-même et sans intermédiaire ? — Mais nous ne pouvons connaître scientifiquement les causes que par les effets qu’elles produisent et, pour en mieux déterminer la nature, la science ne fait que choisir parmi ces résultats ceux qui sont le plus objectifs et qui se prêtent le mieux à la mesure. Elle étudie la chaleur à travers les variations de volume que produisent dans les corps les changements de température, l’électricité à travers ses effets physico-chimiques, la force à travers le mouvement. Pourquoi la solidarité sociale ferait-elle exception ?

Qu’en subsiste-t-il d’ailleurs une fois qu’on l’a dépouillée de ses formes sociales ? Ce qui lui donne ses caractères spécifiques, c’est la nature du groupe dont elle assure l’unité ; c’est pourquoi elle varie suivant les types sociaux. Elle n’est pas la même au sein de la famille et dans les sociétés politiques ; nous ne sommes pas attachés à notre patrie de la même manière que le Romain l’était à la cité ou le Germain à sa tribu. Mais puisque ces différences tiennent à des causes sociales, nous ne pouvons les saisir qu’à travers les différences que présentent les effets sociaux de la solidarité. Si donc nous négligeons ces dernières, toutes ces variétés deviennent indiscernables et nous ne pouvons plus apercevoir que ce qui leur est commun à toutes, à savoir la tendance générale à la sociabilité, tendance qui est toujours et partout la même et n’est liée à aucun type social en particulier. Mais ce résidu n’est qu’une abstraction : car la sociabilité en soi ne se rencontre nulle part. Ce qui existe et vit réellement, ce sont les formes particulières de la solidarité, la solidarité domestique, la solidarité professionnelle, la solidarité nationale, celle d’hier, celle d’aujourd’hui, etc. Chacune a sa nature propre : par conséquent, ces généralités ne sauraient en tout cas donner du phénomène qu’une explication bien incomplète, puisqu’elles laissent nécessairement échapper ce qu’il a de concret et de vivant.

L’étude de la solidarité relève donc de la sociologie. C’est un fait social que l’on ne peut bien connaître que par l’intermédiaire de ses effets sociaux. Si tant de moralistes et de psychologues ont pu traiter la question sans suivre cette méthode, c’est qu’ils ont tourné la difficulté. Ils ont éliminé du phénomène tout ce qu’il a de plus spécialement social pour n’en retenir que le germe psychologique dont il est le développement. Il est certain en effet que la solidarité, tout en étant un fait social au premier chef, dépend de notre organisme individuel. Pour qu’elle puisse exister, il faut que notre constitution physique et psychique la comporte. On peut donc à la rigueur se contenter de l’étudier sous cet aspect. Mais, dans ce cas, on n’en voit que la partie la plus indistincte et la moins spéciale ; ce n’est même pas elle à proprement parler, mais plutôt ce qui la rend possible.

Encore cette étude abstraite ne saurait-elle être bien féconde en résultats. Car, tant qu’elle reste à l’état de simple prédisposition de notre nature psychique, la solidarité est quelque chose de trop indéfini pour qu’on puisse aisément l’atteindre. C’est une virtualité intangible qui n’offre pas prise à l’observation. Pour qu’elle prenne une forme saisissable, il faut que quelques conséquences sociales la traduisent au dehors. De plus, même dans cet état d’indétermination, elle dépend de conditions sociales qui l’expliquent et dont par conséquent elle ne peut être détachée. C’est pourquoi il est bien rare qu’à ces analyses de pure psychologie quelques vues sociologiques ne se trouvent mêlées. Par exemple, on dit quelques mots de l’influence de l’état grégaire sur la formation du sentiment social en général[2] ; ou bien on indique rapidement les principales relations sociales dont la sociabilité dépend de la manière la plus apparente[3]. Sans doute, ces considérations complémentaires, introduites sans méthode, à titre d’exemples et suivant les hasards de la suggestion, ne sauraient suffire pour élucider beaucoup la nature sociale de la solidarité. Elles démontrent du moins que le point de vue sociologique s’impose même aux psychologues.

Notre méthode est donc toute tracée. Puisque le droit reproduit les formes principales de la solidarité sociale, nous n’avons qu’à classer les différentes espèces de droit pour chercher ensuite quelles sont les différentes espèces de solidarité sociale qui y correspondent. Il est dès à présent probable qu’il en est une qui symbolise cette solidarité spéciale dont la division du travail est la cause. Cela fait, pour mesurer la part de cette dernière, il suffira de comparer le nombre des règles juridiques qui l’expriment au volume total du droit.

Pour ce travail, nous ne pouvons nous servir des distinctions usitées chez les jurisconsultes. Imaginées pour la pratique, elles peuvent être très commodes à ce point de vue, mais la science ne peut se contenter de ces classifications empiriques et par à peu près. La plus répandue est celle qui divise le droit en droit public et en droit privé : le premier est censé régler les rapports de l’individu avec l’État, le second ceux des individus entre eux. Mais quand on essaie de serrer les termes de près, la ligne de démarcation qui paraissait si nette au premier abord s’efface. Tout droit est privé, en ce sens que c’est toujours et partout des individus qui sont en présence et qui agissent ; mais surtout tout droit est public, en ce sens qu’il est une fonction sociale et que tous les individus sont, quoique à des titres divers, des fonctionnaires de la société. Les fonctions maritales, paternelles, etc., ne sont ni délimitées ni organisées d’une autre manière que les fonctions ministérielles et législatives, et ce n’est pas sans raison que le droit romain qualifiait la tutelle de munus publicum. Qu’est-ce d’ailleurs que l’État ? Où commence et où finit-il ? On sait combien la question est controversée ; il n’est pas scientifique de faire reposer une classification fondamentale sur une notion aussi obscure et mal analysée.

Pour procéder méthodiquement, il nous faut nous reporter au principe qui nous a servi jusqu’ici, c’est-à-dire classer les règles juridiques d’après les différentes sanctions qui y sont attachées. Il en est de deux sortes. Les unes consistent essentiellement dans une douleur imposée à l’agent, elles sont répressives : c’est le cas du droit pénal. Il est vrai que celles qui sont attachées aux règles purement morales ont le même caractère ; seulement elles sont distribuées d’une manière diffuse, par tout le monde indistinctement, tandis que celles du droit pénal ne sont appliquées que par l’intermédiaire d’un organe défini ; elles sont organisées. Quant à l’autre sorte, elle n’implique pas nécessairement une souffrance de l’agent, mais consiste seulement dans la remise des choses en état, dans le rétablissement des rapports troublés sous leur forme normale, soit que l’acte incriminé soit ramené de force au type dont il a dévié, soit qu’il soit annulé, c’est-à-dire privé de toute valeur sociale. On doit donc répartir en deux grandes espèces les règles juridiques, suivant qu’elles ont des sanctions répressives organisées, ou des sanctions seulement restitutives[4]. La première comprend tout le droit pénal ; la seconde le droit civil, le droit commercial, le droit des procédures, le droit administratif et constitutionnel, abstraction faite des règles pénales qui peuvent s’y trouver.

Cherchons maintenant à quelle sorte de solidarité sociale correspond chacune de ces espèces.

  1. Voir plus loin, livre III, ch. I.
  2. Bain, Émotions et volonté, p. 117 et suiv.
  3. Spencer, Principes de psychologie, 8e partie, ch. V.
  4. Si l’on combine cette division avec la définition que nous avons donnée des règles purement morales, on obtient le tableau suivant, base d’une classification complète de toutes les règles obligatoires de conduite :

    Règles obligatoires de conduite à sanctions


    RÉPRESSIVES Diffuses (Morale commune sans sanctions juridiques).
    organisées (Droit pénal).
    RESTITUTIVES

    Ce tableau montre de nouveau combien il est difficile de séparer l’étude des règles simplement morales de l’étude des règles juridiques.