De la division du travail social/Introduction II

Félix Alcan (p. 15-22).
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Introduction

II

Il est vrai que cet examen ne saurait guère être complet. Les doctrines morales sont trop nombreuses pour qu’on puisse être certain de n’en omettre aucune. Mais la manière dont elles sont construites suffit pour nous assurer qu’elles ne peuvent être que des vues subjectives et plus ou moins approchées.

En effet, puisque la loi générale de la morale n’a de valeur scientifique que si elle peut rendre compte de la diversité de faits moraux, il faut commencer par étudier ces derniers pour arriver à la découvrir. Avant de savoir quelle est la formule qui les résume, il faudrait les avoir analysés, en avoir décrit les caractères, déterminé les fonctions, recherché les causes, et c’est seulement en comparant les résultats de toutes ces études spéciales que l’on pourra dégager les propriétés communes à toutes les règles morales, c’est-à-dire les caractères constitutifs de la moralité. Comment, alors que nous ne sommes pas fixés sur la nature des devoirs particuliers et des droits particuliers, pourrions-nous nous entendre sur la nature de leur principe ? Cette méthode s’impose alors même que la source de la morale consisterait dans quelque donnée a priori, comme on l’a tant de fois supposé. Car, si vraiment ce germe initial de la moralité existe, la peine que l’on a pour le définir, les manières très différentes dont on l’exprime prouvent assez qu’en tout cas il est bien confus et caché. Évidemment, pour le dégager et le formuler il ne suffit pas de regarder attentivement au dedans de soi-même ; mais où qu’il existe, que ce soit en nous ou en dehors de nous, on ne peut parvenir jusqu’à lui qu’en partant des faits où il s’incarne et qui seuls le manifestent.

On comprendra mieux encore la nécessité de cette marche si l’on se représente bien toute la complexité de la morale. Elle n’est pas faite, en effet, de deux ou trois règles très générales qui nous servent de fils conducteurs dans la vie et que nous n’avons qu’à diversifier suivant les cas, mais d’un très grand nombre de préceptes spéciaux. Il n’y a pas un devoir, mais des devoirs. Ici comme ailleurs, ce qui existe c’est le particulier et l’individuel, et le général n’en est qu’une expression schématique. S’agit-il de morale domestique ? Il s’en faut qu’on ait tout dit quand on a établi d’une manière abstraite que les enfants doivent obéir aux parents, que ceux-ci doivent protéger ceux-là, que le mari et la femme se doivent fidélité et mutuelle assistance. Mais en fait, les relations réelles qui unissent entre eux les différents membres de la famille sont bien plus nombreuses et plus définies. Il n’y a pas entre les parents et les enfants ce rapport abstrait fait de protection d’une part et de respect de l’autre ; mais ce qui existe dans la réalité, c’est une foule de droits particuliers, de devoirs particuliers, les uns réels, les autres personnels, droits et devoirs enchevêtrés dans une multitude d’autres dont ils sont solidaires et inséparables. Il y a notamment le droit de correction tel que la loi et les mœurs le délimitent, le droit du père sur la fortune de ses enfants mineurs, les droits et les devoirs qui sont relatifs à la tutelle, ceux qui concernent l’hérédité ; il y a les formes différentes que prennent les uns et les autres suivant que l’enfant est naturel, légitime ou adoptif, suivant qu’ils sont exercés par le père ou par la mère, etc. Si nous soumettions le mariage à l’analyse, nous n’y trouverions pas une moins grande diversité de relations. S’agit-il du droit de propriété ? Il s’en faut que la notion en soit simple et puisse être définie d’un mot. Le jus utendi et abutendi et toutes les autres définitions qu’on en a proposées n’en sont que des expressions très imparfaites. Ce qu’on appelle le droit de propriété est en réalité un complexus de droits déterminés par un très grand nombre de règles qui se complètent ou se limitent les unes les autres : règles sur le droit d’accession, sur les servitudes légales, sur l’expropriation pour raisons d’utilité publique, sur la limitation du droit de réserve, sur le droit des héritiers légitimes à réclamer la mise en interdit du prodigue, sur la prescription, etc. Bien loin que ces règles particulières ne soient que des corollaires de préceptes plus généraux, sans existence propre par elles-mêmes ; bien loin qu’elles tirent toute leur autorité de maximes plus élevées, ce sont elles, au contraire, qui, directement et sans intermédiaire, obligent à chaque instant la volonté. Dans toutes les rencontres importantes, quand nous voulons savoir ce que doit être notre conduite, nous n’avons pas besoin de remonter aux principes pour chercher ensuite comment ils s’appliquent au cas particulier. Mais il y a des manières d’agir définies et spéciales qui s’imposent à nous. Est-ce que, quand nous obéissons à la loi de la pudeur, nous savons le rapport qu’elle soutient avec les axiomes fondamentaux de la morale et comment elle en dérive ? Est-ce que, quand nous éprouvons une répulsion instinctive pour l’inceste, nous en découvrons les raisons que les savants n’ont pas encore découvertes ? Sommes-nous père ? Pour savoir ce qu’il faut faire dans une situation donnée, nous n’avons pas besoin de déduire de la notion générale de paternité les devoirs particuliers qu’elle implique, mais nous trouvons toutes faites un certain nombre de règles qui nous tracent notre conduite pour les circonstances ordinaires de la vie. On se fera une idée assez juste de la notion et du rôle de ces pratiques en les comparant aux réflexes de la vie organique ; elles sont, en effet, comme autant de moules dans lesquels nous sommes tenus de couler notre action. Seulement ce sont des réflexes qui sont inscrits non à l’intérieur de l’organisme, mais dans le droit et dans les mœurs : ce sont des phénomènes sociaux et non des phénomènes biologiques, ils ne déterminent pas l’activité du dedans, mais la sollicitent du dehors et par des moyens qui leur sont propres.

Il est évidemment impossible qu’on puisse jamais trouver la loi qui domine un monde aussi vaste et aussi varié, si l’on ne commence par l’observer dans toute son étendue. Est-ce ainsi que procèdent les moralistes ? Tout au contraire, ils croient pouvoir s’élever à cette loi supérieure d’un seul bond et sans intermédiaire. Ils commencent par raisonner comme si la morale était tout entière à créer, comme s’ils se trouvaient en présence d’une table rase sur laquelle ils peuvent à leur gré édifier leur système, comme s’il s’agissait de trouver, non une loi qui résume et qui explique un système de faits actuellement réalisés, mais le principe d’une législation morale à instituer de toutes pièces. À ce point de vue il n’y a pas à distinguer entre les écoles. L’argumentation des empiristes n’est ni moins hâtive ni moins sommaire que celle des rationalistes ; la maxime de l’utile n’a pas été obtenue plus que les autres à l’aide d’une méthode vraiment inductive. Mais le procédé des uns et des autres est le suivant : ils partent du concept de l’homme, en déduisent l’idéal qui leur paraît convenir à un être ainsi défini, puis ils font de l’obligation de réaliser cet idéal la règle suprême de la conduite, la loi morale. Les différences qui distinguent les doctrines viennent uniquement de ce que l’homme n’est pas partout conçu de la même manière. Ici on en fait une volonté pure, ailleurs on accorde plus ou moins de place à la sensibilité ; ceux-ci y voient un être autonome fait pour la solitude, ceux-là un être essentiellement social. Pour les uns il est fait de telle sorte qu’il ne peut vivre sans une loi qui le dépasse et le domine, qui s’impose à lui avec une autorité impérative. Les autres, au contraire, sont plus frappés de ce fait qu’il fait spontanément et sans contrainte tout ce qu’il fait naturellement ; ils en concluent que l’idéal moral doit avoir un attrait qui stimule le désir. Mais, si l’inspiration varie, la méthode est partout la même. Tous font abstraction de la réalité existante, ou, si quelques-uns tentent après coup quelque effort pour la retrouver, ce contrôle tardif ne se fait jamais que d’une manière très expéditive. On passe en revue rapidement les devoirs les plus généraux ; mais on ne sort pas des généralités, et d’ailleurs il s’agit beaucoup moins de procéder à une vérification en règle que d’illustrer par quelques exemples la proposition abstraite que l’on a commencé par établir[1].

Il est donc impossible qu’avec une telle méthode on aboutisse à une conclusion vraiment objective. Tout d’abord, ce concept de l’homme qui sert de base à toutes ces déductions, ne saurait être le produit d’une élaboration scientifique, méthodiquement conduite ; car la science n’est pas en état de nous renseigner sur ce point avec précision. Nous commençons à connaître quelques-uns des éléments dont est composé l’homme, mais il en est beaucoup que nous ignorons et nous n’avons de l’ensemble qu’ils forment qu’une notion très confuse. Il y a donc tout lieu de craindre que le moraliste ne la détermine au gré de ses croyances et de ses aspirations personnelles. De plus, quand même elle serait parfaitement exacte, les conclusions qu’on en tire par voie de déduction ne peuvent, en tout cas, être que conjecturales. Quand un ingénieur déduit de principes théoriques, même incontestés, des conséquences pratiques, il ne peut être certain des résultats de son raisonnement que quand l’expérience les a vérifiés. La déduction, à elle seule, ne constitue pas une démonstration suffisante. Pourquoi en serait-il autrement du moraliste ? Les règles qu’il établit de la manière que nous avons dite ne sont que des hypothèses tant qu’elles n’ont pas subi l’épreuve des faits. L’expérience seule peut décider si c’est bien celles qui conviennent à l’homme.

Mais, ce qui est plus grave encore, c’est que toutes ces opérations logiques reposent sur un simple postulat. Elles supposent, en effet, que l’unique raison d’être de la morale est d’assurer le développement de l’homme ; or il n’y a aucune preuve que tel soit en effet son rôle. Qui nous dit qu’elle ne sert pas à des fins exclusivement sociales auxquelles l’individu est tenu de se subordonner ? — Alors, dira-t-on, nous déduirons notre formule du concept de la société ! — Mais, outre que cette proposition elle-même n’est pas démontrée, encore faudrait-il savoir quelles sont ces fins. Il ne sert de rien de dire qu’elle a pour objet de sauvegarder les grands intérêts sociaux ; nous avons vu que cette expression de la moralité était à la fois trop lâche et trop étroite. En un mot, à supposer même que la méthode déductive fût applicable à ce problème, pour pouvoir tirer la loi générale de la moralité d’une notion quelconque, il faudrait tout au moins savoir quelle est la fonction de la morale, et, pour cela, le seul moyen est d’observer les faits moraux, c’est-à-dire cette multitude de règles particulières qui gouvernent effectivement la conduite. Il faudrait donc commencer par instituer toute une science qui, après avoir classé les phénomènes moraux, rechercherait les conditions dont dépend chacun des types ainsi formés et en déterminerait le rôle, c’est-à-dire une science positive de la morale qui ne serait une application ni de la sociologie ni de la psychologie, mais une science purement spéculative et autonome, quoique, comme nous le verrons plus loin, elle appartienne au cycle des sciences sociales[2].

Il est vrai que si, comme on l’a souvent admis, les règles morales sont des vérités éternelles qui tirent leur valeur d’elles-mêmes ou d’une source transcendante, de telles recherches pourraient être sensiblement abrégées. Dans cette hypothèse, en effet, les circonstances de temps et de lieu n’ont sur le développement de la morale qu’une influence tout à fait secondaire. Ce sont elles qui font que ces vérités se révèlent aux hommes ou plus tôt ou plus tard : mais ce n’est pas elles qui sont cause que les règles de conduite ont ou n’ont pas une nature morale. Il peut donc bien y avoir intérêt à suivre dans l’histoire le développement des notions morales, afin de pouvoir retrouver à travers les faits l’idée qu’ils incarnent et réalisent progressivement ; mais, comme pour cela il suffit d’apercevoir le sens général dans lequel va le courant, il n’est pas nécessaire d’étudier en détail les milieux qu’il traverse, puisqu’ils ne l’affectent que superficiellement et peuvent tout au plus en faciliter ou en entraver la marche. Ainsi, pour que cette étude de faits rendit tous les services qu’elle comporte, il suffirait qu’elle fût une revue rapide et sommaire des principales étapes par lesquelles a passé le développement historique de la morale[3].

Mais cette thèse nous paraît actuellement insoutenable, car l’histoire a démontré que ce qui était moral pour un peuple pouvait être immoral pour un autre, et non pas seulement en fait, mais en droit. Il est, en effet, impossible de regarder comme morales des pratiques qui seraient subversives des sociétés qui les observeraient ; car c’est partout un devoir fondamental que d’assurer l’existence de la patrie. Or, il n’est pas douteux que si les peuples qui nous ont précédés avaient eu pour la dignité individuelle le respect que nous professons aujourd’hui, ils n’auraient pas pu vivre. Pour qu’ils pussent se maintenir, étant données leurs conditions d’existence, il était absolument nécessaire que l’individu fût moins jaloux de son indépendance. Si donc la morale de la cité ou celle de la tribu sont si différentes de la nôtre par certains points, ce n’est pas que ces sociétés se soient trompées sur la destinée de l’homme ; mais c’est que leur destinée, telle qu’elle était déterminée par les conditions où elles se trouvaient placées, n’en comportait pas d’autre. Ainsi, les règles morales ne sont morales que par rapport à certaines conditions expérimentales et, par conséquent, on ne saurait rien comprendre à la nature des phénomènes moraux, si l’on ne détermine avec le plus grand soin ces conditions dont ils dépendent. Il est possible qu’il y ait une morale éternelle, écrite dans quelque esprit transcendant, ou bien immanente aux choses et dont les morales historiques ne sont que des approximations successives : c’est une hypothèse métaphysique que nous n’avons pas à discuter. Mais, en tout cas, cette morale est relative à un certain étal de l’humanité et, tant que cet état n’est pas réalisé, non seulement elle ne saurait être obligatoire pour les consciences saines, mais encore il peut se faire qu’il soit de notre devoir de la combattre.

Cette science des faits moraux est donc très laborieuse et très complexe. On comprend maintenant pourquoi les tentatives des moralistes, en vue de déterminer le principe de la morale, devaient nécessairement échouer. C’est qu’une telle question ne saurait être abordée au début de la science ; on ne peut la résoudre qu’au fur et à mesure que la science avance.

  1. À notre connaissance, M. Janet est le seul moraliste français qui ait placé la morale que l’on appelle si improprement pratique avant celle qu’on nomme théorique. Cette innovation est, croyons-nous, importante. Mais pour qu’elle pût produire tous ses fruits, il serait nécessaire que cette étude des devoirs ne se réduisit pas à une analyse purement descriptive et d’ailleurs très générale. Il faudrait que chacun d’eux fût constitué dans toute sa complexité, qu’on déterminât les éléments qu’il comprend, les conditions dont dépend son développement, son rôle, soit par rapport à l’individu, soit par rapport à la société, etc. C’est seulement de ces recherches particulières que pourraient peu à peu se dégager des vues d’ensemble et une généralisation philosophique.
  2. Nous nous permettons de renvoyer à nos articles sur la Science positive de la Morale in Revue philosophique, juillet, août, septembre 1887.
  3. C’est à peu près la méthode de M. Wundt dans son Ethik, eine Untersuchung der Thatsachen und Gesetze des sittlichen Lebens. Stuttgart. 1886.