De la division du travail social/Introduction I

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Introduction

I

D’ordinaire, pour savoir si un précepte de conduite est ou non moral, on le confronte avec une formule générale de la moralité que l’on a antérieurement établie ; suivant qu’il en peut être déduit ou qu’il la contredit, on lui reconnaît une valeur morale ou on la lui refuse.

Nous ne saurions suivre cette méthode ; car, pour qu’elle pût donner des résultats, il faudrait que cette formule, qui doit servir de critère, fût une vérité scientifique indiscutable. Or, non seulement chaque moraliste a la sienne, et cette diversité des doctrines suffit déjà à en rendre suspecte la valeur objective, mais nous allons montrer que toutes celles qui ont été successivement proposées sont fautives et que, pour en trouver une plus exacte, toute une science est nécessaire qui ne saurait être improvisée.

En effet, de l’aveu implicite ou exprès de tous les moralistes, une telle formule ne peut être acceptée que si elle est adéquate à la réalité qu’elle exprime, c’est-à-dire si elle rend compte de tous les faits dont la nature morale est incontestée. Ceux-là même qui se passent ou croient se passer le plus de l’observation et de l’expérience sont bien obligés, en fait, de soumettre leur conclusion à ce contrôle, car ils n’ont pas d’autre moyen pour en démontrer l’exactitude et pour réfuter leurs adversaires. « Si l’on y regarde de près, dit très justement M. Janet, on verra que dans la théorie des devoirs on fait bien plus appel à la conscience des hommes et à la notion innée ou acquise qu’ils ont de leurs devoirs qu’à tel ou tel principe abstrait… Ce qui le prouve, c’est que dans la discussion contre les faux systèmes de morale on puise toujours ses exemples, et par là ses arguments, dans les devoirs que l’on suppose admis de part et d’autre… En un mot, toute science doit reposer sur des faits. Or, les faits qui servent de fondement à la morale, ce sont les devoirs généralement admis ou tout au moins admis par ceux avec qui on discute[1]. »

Or, de toutes les formules qui ont été données de la loi générale de la moralité, nous n’en connaissons pas une qui puisse supporter cette vérification.


C’est en vain que Kant s’est efforcé de déduire de son impératif catégorique cet ensemble de devoirs, mal définis sans doute, mais universellement reconnus, qu’on appelle les devoirs de charité. Son argumentation se réduit à un jeu de concepts[2] ; elle peut se résumer ainsi : Nous n’agissons moralement que quand la maxime de notre action peut être universalisée. Par conséquent, pour qu’il fût moral de refuser notre assistance à nos semblables quand ils en ont besoin, il faudrait que nous pussions faire de la maxime égoïste une loi s’appliquant à tous les cas sans exception. Or, nous ne pouvons la généraliser à ce point sans nous contredire ; car, en fait, toutes les fois que, personnellement, nous sommes dans la détresse, nous désirons être assistés. La charité est donc un devoir général de l’humanité, puisque l’égoïsme est irrationnel. Mais, répondrons-nous, tout ce qui fait cette prétendue irrationalité, c’est qu’il est en conflit avec le besoin que nous ressentons parfois d’être secourus à notre tour, et il est, en effet, certain que ces deux tendances se contredisent. Mais pourquoi serait-ce la seconde qui primerait la première ? Sans doute, pour rester d’accord avec soi-même, il faut choisir, une fois pour toutes, entre ces deux conduites ; mais il n’y a pas de raison pour choisir l’une plutôt que l’autre. Il y a une tout autre manière de résoudre l’antinomie : c’est d’être un égoïste conséquent et systématique, de s’appliquer à soi-même la règle qu’on applique aux autres et de se faire une loi de ne rien demander à autrui. La maxime égoïste n’est donc pas plus réfractaire qu’une autre à prendre une forme universelle ; il suffit de la pratiquer avec toutes les conséquences qu’elle implique. Cette rigueur logique sera surtout facile aux hommes qui se sentent capables de se suffire à eux-mêmes en toutes circonstances et sont tout disposés à se passer toujours d’autrui pourvu qu’autrui se passe toujours d’eux. Dira-t-on que dans ces conditions la société humaine devient impossible ? Ce serait faire intervenir des considérations étrangères à l’impératif kantien.

Il est vrai que, dans un autre passage[3], Kant a essayé de démontrer d’une autre manière les devoirs de charité en les déduisant du concept de la personne humaine. Mais la démonstration n’est pas plus probante. Traiter la personne humaine comme une fin en soi, ce n’est pas seulement, dit-il, la respecter négativement, c’est encore la développer autant qu’il est possible, aussi bien chez autrui qu’en soi-même. Mais une telle explication peut tout au plus rendre compte de cette charité inférieure, que nous faisons avec notre luxe et notre superflu. Tout au contraire, la charité véritable, celle qui consiste dans un don de soi-même, implique nécessairement que je subordonne ma personne à une fin qui la dépasse. Je veux que cette fin soit la personne humaine d’autrui ; il n’en est pas moins vrai que je ne puis exalter ainsi l’humanité chez les autres qu’à condition de l’humilier en moi, la rabaissant au rôle de moyen. De tels actes seraient donc dénués de toute valeur morale positive puisque, si d’un côté ils sont conformes à la loi, ils la violent par un autre. Or il s’en faut qu’ils soient exceptionnels et rares ; toute la vie en est pleine, parce qu’autrement elle serait impossible. Par exemple, est-ce que la société conjugale ne suppose pas que les époux se donnent mutuellement et intégralement l’un à l’autre ? Aussi, rien n’est-il plus lamentable que de voir la manière dont Kant déduit les règles constitutives du mariage. À ses yeux, cet acte de sacrifice par lequel l’époux consent d’être un instrument de plaisir pour l’autre époux, est, par soi-même, immoral[4] et ne perd ce caractère que s’il est racheté par un sacrifice semblable et réciproque du second au premier. C’est ce troc de personnalités qui remet les choses en état et qui rétablit l’équilibre moral !

Les difficultés ne sont pas moindres pour la morale de la perfection. Elle permet bien de comprendre pourquoi l’individu doit chercher à étendre son être autant qu’il peut ; mais pourquoi songerait-il aux autres ? Le perfectionnement d’autrui n’importe pas à son perfectionnement propre. S’il reste conséquent avec soi-même, il devra pratiquer l’égoïsme moral le plus intraitable. C’est en vain que l’on fera remarquer que la sympathie, les instincts de famille, les sentiments patriotiques comptent parmi nos penchants naturels et même parmi les plus élevés, et qu’à ce titre ils doivent être cultivés. Les devoirs que l’on pourrait, à la rigueur, déduire d’une telle considération, ne ressemblent en rien à ceux, qui nous lient réellement à nos semblables ; car ceux-ci consistent dans des obligations de servir autrui et non de le faire servir à notre perfectionnement personnel[5].

Pour échapper à cette conséquence, on a voulu concilier le principe de la perfection avec un autre qui le complète et qu’on a appelé le principe de la communauté d’essence. « Que l’on voie dans l’humanité, dit M. Janet, un corps dont les individus sont les membres, ou au contraire une association d’êtres semblables et idéalement identiques, toujours est-il qu’il faut reconnaître dans la communauté humaine autre chose qu’une simple collection ou juxtaposition de parties, une rencontre d’atomes, un agrégat mécanique et purement extérieur. Il y a entre les hommes un lien interne, vinculum sociale, qui se manifeste par les affections, par la sympathie, par le langage, par la société civile, mais qui doit être quelque chose de plus profond que tout cela et caché dans la dernière profondeur de l’essence humaine… Les hommes étant liés par une communauté d’essence, nul ne peut dire : Ce qui regarde autrui m’est indifférent[6]. » Mais, quoi qu’il en soit de cette solidarité, de sa nature et de ses origines, on ne peut la poser que comme un fait et cela ne suffit pas pour l’ériger en devoir. Ce n’est pas assez de remarquer que dans la réalité l’homme ne s’appartient pas tout entier pour avoir le droit d’en conclure qu’il ne doit pas s’appartenir tout entier. Sans doute nous sommes solidaires de nos voisins, de nos ancêtres, de notre passé ; beaucoup de nos croyances, de nos sentiments, de nos actes ne sont pas nôtres mais nous viennent du dehors. Mais où est la preuve que cette dépendance soit un bien ? Qu’est-ce qui en fait la valeur morale ? Pourquoi ne serait-ce pas, au contraire, un joug dont nous devons chercher à nous débarrasser, et le devoir ne consisterait-il pas dans un complet affranchissement ? C’était, on le sait, la doctrine des Stoïciens. On répond que l’entreprise est irréalisable ; mais encore faudrait-il la tenter et la mener aussi loin que possible. Si vraiment le succès ne peut être complet, il nous resterait à subir cette solidarité dans la mesure où nous ne pouvons l’empêcher. Mais de ce qu’elle est peut-être inévitable, il ne suit pas qu’elle soit morale. Cette conclusion paraît surtout s’imposer quand on fait du perfectionnement personnel le principe du devoir. Dira-t-on que je participe à tout ce que je fais pour les autres puisque, pour une raison quelconque, les autres sont encore moi-même ? Mais je suis encore bien plus complètement moi-même par cette partie de mon être qui ne se confond pas avec autrui ; c’est cette sphère intérieure qui, seule, m’est propre ; je me perfectionnerai donc d’autant mieux que je concentrerai davantage tous mes efforts sur elle. On a objecté aux utilitaires qu’on ne pouvait pas conclure de la solidarité des intérêts à leur identité ; mais il en est de même de la solidarité des perfections. Il faut choisir : si mon premier devoir est d’être une personne, je dois réduire au minimum tout ce qu’il y a d’impersonnel en moi.

L’insuffisance de ces doctrines serait plus apparente encore si nous leur demandions d’expliquer non des devoirs très généraux, comme ceux dont il vient d’être question, mais des règles plus particulières, comme celles qui prohibent soit le mariage entre proches parents, soit les unions libres, ou celles qui déterminent le droit successoral, ou bien encore celles qui imposent au parent de l’orphelin les charges de la tutelle, etc. Plus les maximes morales sont spéciales et concrètes, plus les rapports qu’elles règlent sont définis, plus aussi il devient difficile d’apercevoir le lien qui les rattache à des concepts aussi abstraits. Aussi certains penseurs, poussant la logique jusqu’au bout, renoncent-ils à intégrer dans la simplicité de leur formule le détail de la vie morale telle qu’elle se manifeste dans l’expérience. Pour eux, la morale concrète n’est pas une application mais une dégradation de la morale abstraite. Elle résulte des altérations qu’il faut faire subir à la loi morale pour l’ajuster aux faits ; c’est l’idéal que l’on a corrigé et plus ou moins adultéré pour le réconcilier avec les exigences de la pratique. En d’autres termes, ils admettent deux éthiques dans l’éthique : l’une qui seule est vraie, mais qui est impossible par définition, l’autre qui est praticable, mais qui consiste uniquement dans des arrangements à demi conventionnels, dans des concessions inévitables mais regrettables aux nécessités de l’expérience. C’est une sorte de morale inférieure et pervertie dont il faut se contenter par suite de notre imperfection, mais à laquelle les âmes un peu hautes ne peuvent se résigner sans tristesse. De cette manière on a du moins l’avantage de ne pas se poser un problème insoluble, puisque on renonce à faire rentrer dans une formule trop étroite ces faits qui la débordent. Mais si la théorie ainsi rectifiée est d’accord avec elle-même, elle n’est pas davantage d’accord avec les choses, car elle a pour effet de rejeter dans cette sphère inférieure de l’éthique des institutions d’une moralité incontestée, comme le mariage, la famille, le droit de propriété, etc. Il y a plus : la cause principale de cette corruption que subirait l’idéal moral en descendant dans la réalité serait ce que l’on a appelé la solidarité des hommes et des temps[7]. Or, en fait, non seulement la solidarité n’est pas un devoir moins obligatoire que les autres, mais elle est peut-être bien la source de la moralité. Infidèles au titre qu’elles ont pris, les doctrines dites empiriques ne sont pas plus que les précédentes adéquates à la réalité morale.

Nous ne dirons rien de la morale qui prend pour base l’intérêt individuel, car on peut la regarder comme abandonnée. Rien ne vient de rien ; ce serait un miracle logique si l’on pouvait déduire l’altruisme de l’égoïsme, l’amour de la société de l’amour de soi, le tout de la partie[8]. La meilleure preuve en est d’ailleurs dans la forme que M. Spencer a récemment donnée à cette doctrine. Il n’a pu rester conséquent avec son principe qu’en faisant son procès à la morale la plus généralement acceptée, qu’en traitant de pratiques superstitieuses les devoirs qui impliquent un vrai désintéressement, un oubli plus ou moins complet de soi-même. Aussi a-t-il pu dire lui-même de ses propres conclusions que sans doute elles n’obtiendraient pas beaucoup d’adhésions, car « elles ne s’accordent assez ni avec les idées courantes ni avec les sentiments les plus répandus »[9]. Que dirait-on d’un biologiste qui, au lieu d’expliquer les phénomènes biologiques, contesterait leur droit à l’existence ?

Une formule, aujourd’hui beaucoup plus répandue[10], définit la morale en fonction non de l’utilité individuelle, mais de l’intérêt social. Mais si cette expression de la moralité est certainement plus compréhensive que la précédente, on ne saurait cependant la regarder comme une bonne définition.

D’abord, bon nombre de choses sont utiles ou même nécessaires à la société, qui pourtant ne sont pas morales. Aujourd’hui une nation ne peut se passer ni d’une armée nombreuse et bien équipée ni d’une grande industrie, et pourtant on n’a jamais songé à regarder comme le plus moral le peuple qui possède le plus de canons ou de machines à vapeur. Il y a même des actes parfaitement immoraux et qui pourtant seraient à l’occasion très profitables à la société.

Inversement, il y a bon nombre de pratiques morales qui ne sont pas moins obligatoires que d’autres sans que pourtant il soit possible d’apercevoir quels services elles rendent à la communauté. Quelle est l’utilité sociale de ce culte des morts dont la violation cependant nous est particulièrement odieuse ? de la pudeur raffinée que les classes cultivées observent comme un devoir impératif ? M. Spencer a fort bien démontré que la large philanthropie qui est maintenant entrée dans nos mœurs est non seulement inutile, mais nuisible à la société. Elle a pour résultat de conserver à la vie et de mettre à la charge commune une multitude d’incapables qui non seulement ne servent à rien, mais encore gênent par leur présence le libre développement des autres. Il est incontestable que nous entretenons dans nos hôpitaux toute une population de crétins, d’idiots, d’aliénés, d’incurables de toute sorte qui ne sont utilisables d’aucune manière et dont l’existence est ainsi prolongée grâce aux privations que s’imposent les travailleurs sains et normaux ; il n’y a pas de subtilité dialectique qui puisse prévaloir contre l’évidence des faits[11]. On objecte que ces infirmités irrémédiables sont l’exception[12] ; mais que de tempéraments simplement débiles sont mis en état de durer grâce à cette même philanthropie, et cela au détriment de la santé moyenne et du bien-être collectif ! Sans parler des scrofuleux, des phtisiques, des rachitiques qui ne peuvent jamais être que de médiocres travailleurs et qui ne peuvent guère rapporter à la société autant qu’ils lui coûtent, il y a dans les nations contemporaines une foule toujours croissante de ces dégénérés, candidats perpétuels au suicide et au crime, ouvriers de désordre et de désorganisation, auxquels nous prodiguons des soins maternels, dont nous favorisons pour ainsi dire l’essor, quoiqu’ils soient pour l’avenir une menace toujours plus redoutable. Sans admettre avec M. Spencer que cette générosité étendue fait plus de mal que de bien, encore faut-il reconnaître qu’elle est pour le moins gratuite, que les avantages qu’elle présente sont bien problématiques. Cependant plus nous avançons et plus cette vertu si peu économique se développe. C’est en vain que M. Spencer et les derniers disciples de Bastiat essaient d’arrêter le mouvement : il devient toujours plus fort.

À tous ces exemples bien d’autres pourraient être ajoutés, tels que la règle qui nous commande le respect de l’âge, celle qui nous défend de faire souffrir les animaux, et ces innombrables pratiques religieuses qui s’imposent à la conscience du croyant avec une autorité proprement morale, sans que pourtant elles présentent la moindre utilité sociale. Pour le Juif, autrefois, manger de la viande de porc constituait une véritable abomination morale ; cependant on ne saurait soutenir que cet usage fût indispensable à la société juive. D’ailleurs, on peut s’assurer d’une manière générale que ces exceptions doivent être nombreuses. Que les pratiques morales soient utiles ou non à la société, il est certain que le plus généralement ce n’est pas en vue de cette fin qu’elles se sont établies ; car, pour que l’utilité collective fût le ressort de l’évolution morale, il faudrait que, dans la plupart des cas, elle put être l’objet d’une représentation assez nette pour déterminer la conduite. Or, ces calculs utilitaires, fussent-ils exacts, sont de trop savantes combinaisons d’idées pour agir beaucoup sur la volonté ; les éléments en sont trop nombreux et les rapports qui les unissent trop enchevêtrés. Pour les tenir tous réunis sous le regard de la conscience et dans l’ordre voulu, toute l’énergie dont nous disposons est nécessaire et il ne nous en reste plus pour agir. C’est pourquoi, dès que l’intérêt n’est pas immédiat et sensible, il est trop faiblement pensé pour mettre en branle l’activité. De plus, rien n’est obscur comme ces questions d’utilité. Pour peu que la situation soit complexe, l’individu ne voit plus clairement où est son propre intérêt. Il faut tenir compte de tant de circonstances et de conditions diverses, il faut avoir des choses une notion si parfaitement adéquate, qu’en pareille matière la certitude est impossible. Quelque parti qu’on prenne, on sent bien que la résolution à laquelle on s’arrête garde quelque chose de conjectural, qu’une large place reste ouverte aux risques. Mais l’évidence est encore bien plus difficile à obtenir quand c’est l’intérêt, non d’un individu, mais d’une société qui est en jeu ; car il ne suffit plus d’apercevoir les conséquences relativement proches que peut produire une action dans notre petit milieu personnel, mais il faut mesurer les contre-coups qui peuvent en résulter dans toutes les directions de l’organisme social. Pour cela, des facultés de prévision et de combinaison sont nécessaires, que la moyenne des hommes est loin de posséder. Si même on examine celles de ces règles dont l’utilité sociale est le mieux démontrée, on observe que les services qu’elles rendent ne pouvaient pas être connus à l’avance. Ainsi, la statistique a récemment démontré que la vie domestique est un puissant préservatif contre la tendance au suicide et au crime ; est-il admissible que la constitution de la famille ait été déterminée par une connaissance anticipée de ces bienfaisants résultats ?

Il est donc bien certain que les commandements de la morale, pour peu qu’ils soient complexes, n’ont pas eu primitivement pour fin l’intérêt de la société. Des aspirations esthétiques, religieuses, des passions de toute sorte, mais sans objectif utilitaire, ont pu également leur donner naissance. Sans doute, une fois qu’ils existent, une sélection s’établit entre eux. Ceux qui gênent sensiblement la vie collective sont éliminés ; car autrement, la société où ils se produisent ne pourrait pas durer et, de toute manière, ils disparaîtraient avec elle. Mais beaucoup doivent nécessairement persister, quoiqu’ils ne soient pas directement utiles, maintenus qu’ils sont par les causes qui les ont suscités. Car la sélection naturelle est, en définitive, une méthode de perfectionnement assez grossière. Elle peut bien débarrasser le terrain des êtres les plus défectueux et assurer ainsi le triomphe de ceux qui sont relativement le mieux doués. Mais elle se réduit à un simple procédé de triage ; par elle-même elle ne crée rien, n’ajoute rien. Elle peut bien retrancher de la morale les pratiques qui sont le plus nuisibles et qui créent pour les sociétés un état marqué d’infériorité ; mais elle ne peut pas faire que celles qui survivent soient toutes utiles si, originellement, elles ne l’étaient pas.

  1. Manuel de philosophie, p. 569.
  2. Metaphysik der Sitten, 2e partie, § 30, et Grundlegung der Metaphysik der Sitten édition Hartenstein, t. IV, p. 271.
  3. Grundlegung éd. Hartenstein, t. IV, p. 278.
  4. In diesem Akt macht sich ein Mensch selbst zur Sache ; welches dem Rechte der Menscheit an seiner eigenen Person widerstreitet. (Metaphysik der Sitten, 1re partie, § 25.)
  5. Nous empruntons cet argument à M. Janet, Morale, p. 123.
  6. Ibid., p. 124-125.
  7. V. Renouvier, Science de la Morale, t. 1, p. 349.
  8. V. Gujan, Morale anglaise; Wundt, Ethik, p. 356 et suiv.
  9. Bases de la Morale évolutionniste, p. 220.
  10. Wiart, Des Principes de la Morale considérée comme science. Paris, 1862. — En Allemagne, cette théorie a été souvent soutenue et avec éclat dans des temps récents. (V. Ihering, Der Zweck im Recht ; Post, Die Grundlage des Rechts ; Schaeffle, Bau und Leben des socialen Koerpers.)
  11. V. Spencer, Introduction à la science sociale, p. 360.
  12. V. Fouillée, Propriété sociale, p. 83.