De la dignité et de l’accroissement des sciences (trad. La Salle)/Livre 2/Chapitre 9

De la dignité et de l’accroissement des sciences
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres de François Bacon, chancelier d’AngleterreImprimerie L. N. Frantin ; Ant. Aug. Renouard, libraireTome premier (p. 320-322).
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CHAPITRE IX.
Division de l’histoire des temps en annales et en journaux.

On est fondé à diviser encore l’histoire des temps en annales et en journaux ; et cette division, quoique tirée des périodes du temps, ne laisse pas d’avoir quelque rapport avec le choix des faits. Car, c’est avec raison que Tacite, lorsqu’il vient à parler de certains édifices magnifiques, ajoute aussi-tôt : on a jugé convenable à la dignité du peuple romain, de ne confier aux annales que les grands événemens, et de renvoyer aux journaux de la ville les détails de cette espèce ; affectant aux annales tout ce qui concerne l’état de la république, et aux journaux les actes et les accessoires de moindre importance. Mon sentiment sur ce sujet, est que nous aurions besoin d’une sorte d’art héraldique, pour régler le rang des livres comme celui des hommes ; et de même que rien ne nuit autant à l’état civil, que la confusion des ordres et des grades, de même aussi ce n’est pas peu déroger à l’autorité d’une histoire grave, que de mêler à la politique de si frivoles détails ; tels que les fêtes, les cérémonies, les spectacles et autres choses semblables. Et il seroit sans doute à souhaiter qu’on s’accoutumât à faire cette distinction-là même. Mais de notre temps on n’est dans l’usage de tenir des journaux que dans les voyages de mer et les expéditions militaires[1]. Chez les anciens, on avoit soin, pour faire honneur aux rois, de rapporter dans des journaux les actes de leur palais ; et nous voyons que cet usage étoit suivi sous Assuérus, roi de Perse, qui, une certaine nuit, étant travaillé d’insomnie, demanda le journal qui le fit repenser à la conjuration des Eunuques[2]. Les journaux d’Alexandre contenoient des détails si minutieux, que, si par hazard il avoit dormi à table, on consignoit cela parmi ses actes[3]. Et qu’on ne s’imagine pas qu’on ait affecté aux annales les grands événemens, réservant les petits détails pour les journaux ; mais et grandes et petites choses, on faisoit tout entrer, pêle mêle et à la hâte, dans ces journaux.

  1. Les temps sont bien changés à cet égard. De notre temps, non-seulement nous ne manquons pas de journaux, nous avons même le journal des journaux : il y en a peut-être trop ; mais ils trouvent pourtant trois sots pour les écrire, trente sots pour les vendre et trois cents pour les lire.
  2. Il s’agit ici du roman d’Esther et de Mardochée.
  3. Pourquoi pas ? si un tel sommeil pouvoit influer sur son caractère et sur ses actions : plût à dieu qu’il eut dormi à table le jour qu’il assassina Clytus, et les autres jours où il brûla le palais des rois de Perse, à la prière d’une prostituée !