De la dignité et de l’accroissement des sciences (trad. La Salle)/Livre 2/Chapitre 4

De la dignité et de l’accroissement des sciences
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres de François Bacon, chancelier d’AngleterreImprimerie L. N. Frantin ; Ant. Aug. Renouard, libraireTome premier (p. 290-296).
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CHAPITRE IV.


Division de l’histoire civile en ecclésiastique ; histoire littéraire ; et cette histoire civile qui retient le nom du genre. Que l’histoire littéraire nous manque. Préceptes sur la manière de la composer.



L’histoire civile nous paroît se diviser en deux espèces : 1.o l’histoire sacrée ou ecclésiastique ; 2.o l’histoire civile proprement dite, qui retient le nom du genre ; enfin, celle des lettres et des arts. Nous commencerons par cette espèce que nous avons placée la dernière, parce que nous possédons les deux premières ; au lieu que nous jugeons à propos de ranger celle-ci parmi les choses à suppléer ; je veux dire l’histoire des lettres. Or, nul doute que si l’histoire du monde étoit destituée de cette partie, elle ne ressembleroit pas mal à la statue de Polyphême ayant perdu son œil. Car alors cette partie qui manqueroit à son image, seroit précisément celle qui auroit pu le mieux indiquer le génie et le caractère du personnage. Quoique nous décidions que cette partie nous manque, néanmoins nous n’ignorons pas que, dans les sciences particulières et propres aux jurisconsultes, aux mathématiciens, aux rhéteurs, aux philosophes, on entre dans certains détails, on donne certaines narrations assez maigres, sur les sectes, les écoles, les livres, les auteurs de ces sciences, et sur la manière dont elles se sont succédées ; qu’on trouve aussi sur les inventeurs des arts et des sciences, certains traités tout aussi maigres et tout aussi infructueux. Mais parle-t-on d’une histoire complette et universelle des lettres, jusqu’ici on n’en a point encore publié de telle ; nous le disons hardiment. Nous indiquerons donc le sujet d’une telle histoire.

Quant au sujet, il ne s’agit que de fouiller dans les archives de tous les siècles, et de chercher quelles sciences et quels arts ont fleuri dans le monde ; dans quels temps et dans quels lieux ils ont été plus ou moins cultivés ; de marquer, dans le plus grand détail, leur antiquité, leurs progrès, leurs voyages dans les différentes parties de l’univers ; car les sciences, ainsi que les peuples, ont leurs émigrations. De plus, leurs décadences, les temps où ils sont tombés dans l’oubli, et ceux de leur renaissance ; de spécifier, par rapport à chaque art, l’occasion et l’origine de son invention ; de dire quelles règles et quelles disciplines on a observées en les transmettant ; quelles méthodes et quels plans l’on s’est fait pour les cultiver et les exercer ; d’ajouter à cela les sectes et les plus fameuses controverses qui aient occupé les savans ; les calomnies auxquelles les sciences ont été exposées ; les éloges et les distinctions dont on les a honorées ; d’indiquer les principaux auteurs, les meilleurs livres en chaque genre, les écoles, les établissemens successifs, les académies, les collèges, les ordres, enfin tout ce qui concerne l’état des lettres. Avant tout, nous voulons (et c’est ce qui fait toute la beauté, et qui est comme l’ame d’une telle histoire) qu’avec les événemens on accouple leurs causes ; c’est-à-dire, qu’on spécifie la nature des régions et des peuples qui ont eu plus ou moins de disposition et d’aptitude pour les sciences ; les conjonctures et les accidens qui ont été favorables ou contraires aux sciences ; le fanatisme et le zèle religieux qui s’y est mêlé ; les piéges que leur ont tendus les loix, et les facilités qu’elles leur ont procurées ; enfin les vertus et l’énergie qu’ont déployées certains personnages pour l’avancement des lettres, et autres choses semblables. Or, toutes ces choses, nous souhaitons qu’on les traite, non pas à la manière des critiques, en perdant le temps à des éloges ou à des censures, mais en les rapportant tout-à-fait historiquement, et en n’y mêlant des jugemens qu’avec réserve.

Or, quant à la manière dont une telle histoire doit être composée, le principal avertissement que nous devons donner, c’est que non-seulement il faut en tirer les matériaux et les détails des historiens et des critiques, mais de plus en marchant siècle par siècle, ou prenant de plus petites périodes, mais en suivant toujours l’ordre des temps (et remontant jusqu’à l’antiquité la plus reculée) consulter les principaux livres qui ont été écrits dans chaque espace de temps ; afin qu’après les avoir, (je ne dis pas lus et relus, ce qui n’auroit point de fin) mais les avoir du moins parcourus, pour en observer le sujet, le style et la méthode, l’on puisse évoquer, par une sorte d’enchantement, le génie littéraire de chaque temps.

Quant à ce qui regarde l’usage, le but de ces détails que nous demandons, n’est pas de donner aux lettres de l’éclat et du relief, et d’en faire une sorte d’étalage par ce grand nombre d’images qui les environneroient.

Qu’on ne s’imagine pas non plus que, séduit par mon ardent amour pour les lettres, j’aie à cœur de chercher, de savoir et de conserver tout ce qui, en quelque manière que ce soit, concerne leur état, et de pousser ces détails jusqu’aux minuties ; c’est un motif plus grave et plus sérieux qui nous détermine ; ce motif est que nous pensons qu’une histoire telle que celle dont nous avons donné l’idée, pourroit augmenter plus qu’on ne pense la prudence et la sagacité des savans dans l’administration et l’application de la science ; et nous pensons de plus qu’on peut, dans une semblable histoire, observer les mouvemens et les troubles, les vertus et les vices du monde intellectuel, tout aussi bien qu’on observe ceux du monde politique, et tirer ensuite de ces observations le meilleur régime possible. Car, s’il s’agissoit d’acquérir la prudence d’un évêque ou d’un théologien, les ouvrages de St. Augustin ou de St. Ambroise ne meneroient pas aussi sûrement à ce but, qu’une histoire ecclésiastique lue avec attention et souvent feuilletée ; et nous ne doutons nullement que les savans ne tirent un tel avantage d’une histoire littéraire. Car il y a toujours du hazard et de l’incertitude dans tout ce qui n’est pas appuyé sur des exemples et sur la mémoire des choses. Voilà ce que nous avions à dire sur l’histoire littéraire.