De la dignité et de l’accroissement des sciences (trad. La Salle)/Livre 2/Chapitre 1

De la dignité et de l’accroissement des sciences
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres de François Bacon, chancelier d’AngleterreImprimerie L. N. Frantin ; Ant. Aug. Renouard, libraireTome premier (p. 262-267).
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CHAPITRE I.


Division générale de la science humaine en histoire, poésie et philosophie ; division qui se rapporte aux trois facultés de l’entendement, mémoire, imagination, raison : que la même division convient à la théologie.


LA division la plus exacte que l’on puisse faire de la science humaine, se tire de la considération des trois facultés de l’ame humaine, qui est le siége propre de la science. L’histoire se rapporte à la mémoire ; la poésie, à l’imagination ; et la philosophie, à la raison. Par poésie, nous n’entendons ici autre chose qu’une histoire feinte, ou des fables ; car le vers n’est qu’un certain genre de style, et il se rapporte aux formes du discours ; sujet que nous traiterons en son lieu.

L’objet propre de l’histoire, ce sont les individus, en tant qu’ils sont circonscrits par le temps et le lieu ; car quoique l’histoire naturelle semble s’occuper des espèces, néanmoins si elle le fait, ce n’est qu’à cause de la ressemblance qu’ont entr’elles, à beaucoup d’égards, les choses naturelles comprises sous une seule espèce, ensorte que, qui en connoît une, les connoît toutes ; ressemblance qui porte à les confondre. Que si l’on rencontre quelquefois des individus uniques en leur espèce, comme le soleil et la lune[1], ou qui à certains égards s’écartent beaucoup de leur espèce, on n’est pas moins fondé à les décrire dans une histoire naturelle, qu’à décrire les individus humains dans l’histoire civile : or, toutes ces choses appartiennent à la mémoire.

La poésie, en prenant ce mot dans le sens que nous avons déterminé, a aussi pour objet les individus, mais composés à l’imitation de ceux dont il est fait mention dans l’histoire naturelle, avec cette différence pourtant qu’elle exagère ce qu’elle décrit et qu’elle imagine à son gré, ou réunit des êtres tels qu’on n’en trouve jamais dans la nature, ou qu’on n’y voit jamais ensemble ; à-peu-près comme le fait la peinture ; toutes choses qui sont l’œuvre de l’imagination.

La philosophie laisse les individus, et n’embrasse pas non plus les premières impressions des sens, mais seulement les notions qui en sont extraites, et prend peine à les composer et à les diviser conformément à la loi de la nature et à l’évidence même des choses. Or, ceci est proprement l’œuvre et l’office de la raison.

Que les choses soient ainsi, c’est ce dont il est aisé de s’assurer, en remontant à l’origine des choses intellectuelles. Les seuls individus frappent le sens, qui est comme la porte de l’entendement. Les images des individus, ou les impressions reçues par les sens, se gravent dans la mémoire, et s’y logent d’abord comme en leur entier et telles qu’elles se présentent, puis l’âme humaine les récole et les rumine. Enfin, ou elle en fait simplement le recensement, ou elle les imite par une sorte de jeu, ou elle les digère en les composant et les divisant. Il demeure donc constaté que de ces trois sources, la mémoire, l’imagination, la raison, dérivent ces trois genres, l’histoire, la poésie et la philosophie[2] ; qu’il n’en est point d’autres et ne peut y en avoir davantage ; car nous regardons l’histoire et l’expérience comme une seule et même chose ; il en faut dire autant de la philosophie et des sciences.

Et nous ne pensons pas que la théologie ait besoin d’une autre distribution. Nul doute qu’il n’y ait de la différence entre les informations de l’oracle[3] et celle des sens ; et cela, soit quant à la nature de cette information même, soit quant à la manière dont elle est insinuée. Mais l’esprit humain est un ; et ses coffrets, ses cassetins sont de part et d’autre absolument les mêmes. Il en est de cela comme d’une liqueur qui seroit versée par plusieurs entonnoirs dans un seul et même vaisseau. Ainsi la théologie se compose, ou de l’histoire sacrée, ou des paraboles, qui sont une sorte de poésie divine ou des préceptes et des dogmes, qui sont une sorte de philosophie éternelle. Quant à cette partie qui semble être redondante, je veux dire, la prophétie, ce n’est au fond qu’un certain genre d’histoire ; car l’histoire divine a, sur l’histoire humaine, cette prérogative, que, relativement aux faits qu’elle rapporte, la narration peut tout aussi bien précéder l’événement, que le suivre.

  1. Il se peut que le chancelier Bacon n’eût pas encore connoissance des satellites de Jupiter, découverts par Galilée ; mais il semble qu’un si grand génie devoit conjecturer que la terre n’étoit pas la seule planète qui eût une lune, ou plusieurs, faisant leurs révolutions dans des temps déterminés ; d’ailleurs il n’avoit pas besoin de télescope pour voir l’espace tout semé de soleils, et pour s’assurer par lui-même que le nôtre n’est point unique en son espèce.
  2. Ce qui ne signifie point du tout que dans chacun de ces trois genres on n’exerce que la seule faculté qui s’y rapporte, mais seulement qu’on l’exerce plus fréquemment et plus spécialement que les autres. Tout étant mêlé dans le monde intellectuel comme dans le monde réel, la dénomination de chaque composé se tire de ce qui s’y trouve prédominant.
  3. Il paroît qu’il entend ici par l’oracle, la voix de Dieu, de quelque manière qu’elle se fasse entendre, soit à l’intérieur, soit à l’extérieur.