De la dignité et de l’accroissement des sciences (trad. La Salle)/Livre 2/Chapitre 2

De la dignité et de l’accroissement des sciences
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres de François Bacon, chancelier d’AngleterreImprimerie L. N. Frantin ; Ant. Aug. Renouard, libraireTome premier (p. 267-284).
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CHAPITRE II.


Division de l’histoire en naturelle et civile, ecclésiastique et littéraire, laquelle est comprise sous l’histoire civile. Autre division de l’histoire naturelle en histoire des générations, des praeter-générations[1] et des arts.


L’histoire est ou naturelle ou civile. Dans l’histoire naturelle sont rapportés les actes et les exploits de la nature : dans l’histoire civile, ceux de l’homme. Nul doute que les choses divines ne brillent dans l’une et dans l’autre ; mais davantage dans la partie civile ; ensorte qu’elles constituent aussi une espèce propre d’histoire, que nous appellons ordinairement histoire sacrée ou ecclésiastique. Quant à nous, l’importance des lettres et des arts nous paroît telle, que nous croyons devoir lui attribuer une histoire propre et particulière, que notre dessein est de comprendre sous l’histoire civile, ainsi que l’histoire ecclésiastique.

Quant à la division de l’histoire naturelle, nous la tirons de la considération de l’état et de la condition de la nature, laquelle peut se trouver dans trois états différens, et subir, en quelque manière, trois espèces de régimes. Car, ou la nature est libre et se développe dans son cours ordinaire, comme dans les cieux, dans les animaux, dans les plantes, et dans tout ce que la nature présente à nos yeux ; ou elle est, par la mauvaise disposition et par l’opiniâtre résistance de la matière rebelle, chassée de son état, comme dans les monstres ; ou enfin, par l’art et l’industrie humaine, elle est resserrée, figurée, et en quelque manière rajeunie, comme dans les ouvrages artificiels. Soit donc l’histoire naturelle divisée en histoire des générations, des praeter-générations et des arts. Cette dernière, nous l’appellons ordinairement histoire méchanique et expérimentale. La première de ces histoires a pour objet la liberté de la nature ; la seconde, ses écarts ; la troisième, ses liens. C’est sans regret que nous constituons l’histoire des arts une espèce de l’histoire naturelle ; car il est une opinion qui s’est invétérée ; on s’imagine voir une grande différence entre la nature et l’art, entre les choses naturelles et les choses artificielles ; d’où est résulté cet inconvénient, que les écrivains sur l’histoire naturelle croient avoir tout fait, dès qu’ils ont pu composer une histoire des animaux, ou des végétaux, ou des minéraux, abandonnant ainsi les expériences des arts méchaniques. Un autre préjugé qui s’est établi dans les esprits, c’est de regarder l’art comme une sorte d’appendice de la nature : d’après cette supposition, que tout ce qu’il peut faire, c’est d’achever la nature, il est vrai, mais la nature commencée ; ou de l’amender, quand elle tend au pire ; ou enfin de la débarrasser des obstacles, et point du tout de la changer tout-à-fait, de la transformer et de l’ébranler jusques dans ses fondemens ; ce qui a rendu, avant le temps, les affaires humaines tout-à-fait désespérées. Les hommes auroient dû, au contraire, se pénétrer profondément de ce principe, que les choses artificielles ne différent pas des choses naturelles par la forme ou par l’essence, mais seulement par la cause efficiente ; car l’homme n’a aucun autre pouvoir sur la nature, que celui que lui peut donner le mouvement ; et tout ce qu’il peut faire, c’est d’approcher ou d’éloigner les uns des autres les corps naturels. Quand cet éloignement et ce rapprochement sont possibles, en joignant, comme le disent les Scholastiques, les actifs aux passifs, il peut tout ; hors de là, il ne peut rien. Et lorsque les choses sont disposées pour produire un certain effet, que cela se fasse par l’homme ou sans l’homme, peu importe. Par exemple, l’or s’épure par le moyen du feu ; cependant on trouve quelquefois dans les sables fins ce métal tout pur. De même, dans la région supérieure, l’iris se forme dans un nuage très chargé de particules aqueuses ; et ici bas, on l’imite assez bien par l’aspersion d’une certaine quantité d’eau. Ainsi, c’est la nature qui régit tout. Or, ces trois choses sont subordonnées les unes aux autres, le cours de la nature, ses écarts et l’art, c’est-à-dire, l’homme ajouté aux choses. Il convient donc de comprendre ces trois objets dans une histoire naturelle. C’est ce que n’a pas manqué de faire Pline, le seul de tous les naturalistes qui ait donné à l’histoire naturelle une étendue proportionnée à son importance, mais qui ne l’a pas traitée comme il convenoit, tranchons le mot, qui l’a traitée d’une manière pitoyable.

La première de ces trois parties est passablement cultivée : les deux autres sont traitées d’une manière si mesquine et tellement inutile, qu’il faut absolument les mettre au nombre des choses à suppléer ; car nous n’avons aucune collection assez riche de ces œuvres de la nature, qui s’écartent du cours ordinaire de ses générations et de ses mouvemens, et qui peuvent être, ou des productions particulières à certaines régions et à certains lieux, ou des événemens extraordinaires, quant au temps, ou ce que tel écrivain qualifie de jeux du hazard ; ou encore des effets de propriétés occultes ; ou enfin des choses uniques en leur espèce dans la nature. Je ne disconviendrai pas qu’on ne trouve assez et trop de livres tout remplis d’expériences fabuleuses, de prétendus secrets, de frivoles impostures, et qui n’ont d’autre but que ce plaisir que donne la rareté et la nouveauté. Mais parlons-nous d’une narration grave et sévère, des hétéroclites ou des merveilles de la nature soigneusement examinées, et décrites avec exactitude ; c’est, dis-je, ce que je ne trouve nulle part ; sur-tout une histoire où l’on ait soin de rejeter, comme on le doit, et de proscrire, pour ainsi dire, publiquement les contes et les fables qui se sont accrédités. À la manière dont les choses vont aujourd’hui, pour peu que des mensonges sur les choses naturelles aient pris pied et soient en honneur, soit que tel puisse être sur les esprits le pouvoir de la vénération pour l’antiquité, soit qu’on ne veuille que s’épargner la peine de les soumettre de nouveau à l’examen, soit enfin qu’on les regarde comme de merveilleux ornemens pour le discours, à cause des similitudes et des comparaisons qu’ils fournissent, on ne peut plus se résoudre à les rejeter tout-à-fait, ou à les remanier.

Le but d’un ouvrage de ce genre, qu’Aristote a honoré de son exemple, n’est rien moins que de gratifier tels esprits curieux et frivoles, à l’imitation de certains débitans de miracles et de prodiges : mais elle a deux buts très graves et très sérieux. L’un, est de remédier au peu de justesse des axiômes dont la plupart ne sont fondés que sur des exemples triviaux et rebattus ; l’autre, est de faire que, des miracles de la nature aux miracles de l’art, le passage soit libre et facile. Et après tout, ce n’est pas une si grande affaire ; il ne s’agit au fond que de suivre la nature à la trace, avec une certaine sagacité, lorsqu’elle s’égare spontanément ; afin de pouvoir ensuite, à volonté, la conduire, la pousser vers le même point. Je ne conseillerais pas non plus d’exclure totalement d’une semblable histoire toutes les relations superstitieuses de maléfices, de fascinations, d’enchantemens, de songes, de divinations et autres choses semblables, quand d’ailleurs le fait est bien constaté. Car on ne sait pas encore en quoi, et jusqu’à quel point les effets qu’on attribue à la superstition, participent des causes naturelles[2] Ainsi, quoique nous regardions comme très condamnable tout usage et toute pratique des arts de cette espèce ; néanmoins de la simple contemplation et

considération de ces choses là, nous tirerons des connoissances qui ne seront rien moins qu’inutiles, non-seulement pour bien juger des délits de ce genre, mais aussi pour pénétrer plus avant dans les secrets de la nature. Et il ne faut nullement balancer à entrer et à pénétrer dans ces antres et ces recoins ; pour peu qu’on n’ait d’autre but que la recherche de la vérité. C’est ce que Votre Majesté a confirmé par son exemple, lorsque, armée de ces deux yeux si clairvoyans, celui de la physique et celui de la religion, elle a pénétré dans ces ténèbres avec tant de prudence et de sagacité, qu’elle s’est montrée en cela semblable au soleil qui éclaire les lieux les plus infects, sans y contracter aucune souillure. Au reste, il est bon d’avertir que ces narrations, mêlées de détails superstitieux, doivent être réunies ensemble, rédigées à part, et non mêlées avec les faits d’une histoire naturelle, pure et sincère. Quant à ce qui regarde les relations et narrations de miracles et de prodiges, qui sont des objets de religion ; ou ces faits sont absolument faux ; ou, s’ils sont vrais, n’ayant absolument rien de naturel, ils n’appartiennent point à l’histoire naturelle.

Quant à l’histoire de la nature travaillée et factice, histoire que nous qualifions de méchanique, je trouve, à la vérité, certaines collections sur l’agriculture, et même sur plusieurs arts libéraux. Mais ce qu’il y a de pire en ce genre, c’est cette fausse délicatesse qui fait qu’on rejette toujours les expériences familières et triviales en chaque art ; expériences qui servent néanmoins autant ou plus pour l’interprétation de la nature, que celles qui sont moins rebattues. Car il semble que les lettres contracteroient une sorte de souillure, si de savans hommes s’abaissoient à la recherche ou à l’observation des détails propres aux arts méchaniques ; à moins que ce ne soient de ces choses qui sont réputées des secrets de la nature, ou des raretés, ou des procédés très délicats ; ce qui annonce un orgueil si puéril et si méprisable, que Platon, avec juste raison, le tourne en ridicule lorsqu’il introduit Hippias, sophiste plein de jactance, disputant avec Socrate, philosophe qui cherchoit la vérité avec autant de jugement que de sincérité. La conversation étant tombée sur le beau, et Socrate, suivant sa méthode libre et développée, alléguant divers exemples, d’abord celui d’une fille jeune et belle, puis celui d’une belle cavale ; enfin celui d’une belle marmite de potier, d’une marmite parfaitement bien faite ; Hippias, choqué de ce dernier exemple, lui dit : je m’indignerois, si les loix de l’urbanité ne m’obligeoient à quelque complaisance, de disputer avec un homme qui va ramasser des exemples si vils et si bas. Je le crois bien, lui répartit Socrate : cela te sied à toi qui portes de si beaux souliers et des vêtemens si magnifiques, et il continua sur ce ton d’ironie. Mais on peut être assuré que les grands exemples ne donnent pas une aussi parfaite et aussi sûre information que les petits. C’est ce qui est assez ingénieusement indiqué par cette fable si connue d’un philosophe qui, levant les yeux pour regarder les étoiles, tomba dans l’eau ; car s’il eût baissé les yeux, il eût pu aussi-tôt voir les étoiles dans cette eau ; au lieu qu’en les levant vers les cieux, il ne put voir l’eau dans les étoiles. C’est ainsi qu’assez souvent les choses petites et basses servent plutôt à connoître les grandes, que les grandes ne servent à connoître les petites. Aussi voyons-nous qu’Aristote a observé que la meilleure méthode, pour découvrir la nature de chaque chose, est de la considérer dans ses portions les plus petites[3] ; c’est pourquoi, quand il veut découvrir la nature de la république, il la cherche dans la famille et dans les plus petites combinaisons de la société ; savoir, dans celle du mari et de la femme, des parens et des enfans, du maître et de l’esclave ; toutes combinaisons qu’on rencontre dans la première cabane. C’est précisément ainsi, que, pour découvrir la nature de cette grande cité de l’univers et sa souveraine économie, il faut la chercher dans le premier composé harmonique qui se présente, et dans les plus petites portions des choses. Aussi voyons-nous que cette propriété qu’a le fer de se tourner vers les pôles du monde, et qui est regardée comme un des plus grands secrets de la nature, s’est laissé voir, non dans des leviers de fer, mais dans des aiguilles.

Quant à moi, si mon jugement est ici de quelque poids, je ne craindrai pas d’assurer que l’histoire méchanique est, par rapport à la philosophie naturelle, d’une utilité vraiment radicale et fondamentale. Mais, par philosophie naturelle, j’entends une philosophie qui ne s’évanouisse pas en fumée de spéculations, subtiles ou sublimes ; mais une philosophie qui mette la main à l’œuvre, et qui travaille efficacement à adoucir les misères de la condition humaine. Car elle ne seroit pas d’une simple utilité actuelle, en apprenant à lier ensemble et à transporter les observations d’un art dans un autre art, pour en rendre l’usage commun à tous et en tirer de nouvelles commodités. Ce qui ne peut manquer d’arriver, lorsque les expériences des divers arts auront été soumises à l’observation et aux réflexions d’un seul homme. Mais de plus elle serviroit comme de flambeau pour la recherche des causes, et la déduction des axiômes des arts. Car de même qu’on ne peut guère appercevoir et saisir le naturel d’une personne qu’en la mettant en colère, et que ce protée de la fable, qui prend tant de formes différentes, ne se montre guère sous sa véritable forme, si on ne lui met, pour ainsi dire, les menottes ; de même aussi la nature irritée et vexée par l’art, se manifeste plus clairement, que lorsqu’on l’abandonne à elle-même et qu’on la laisse dans toute sa liberté.

Mais avant de laisser cette partie de l’histoire naturelle, à laquelle on donne le nom de méchanique ou d’expérimental, nous devons ajouter que le corps d’une semblable histoire, ne doit pas être seulement composé des arts méchaniques, proprement dits, mais aussi de la partie active des arts libéraux, et de ce grand nombre de procédés de toute espèce, qui n’ont point encore été réunis en un seul corps et réduits en art ; afin de ne rien négliger de ce qui peut aider et former l’entendement. Telle est donc la première division de l’histoire naturelle.

  1. Aux idées et aux divisions communes répondent des noms communs, qui existent depuis long-temps, et que personne n’ignore. Le néologisme, par rapport à cette espèce d’idées et de divisions, n’est qu’une affectation où l’on tombe, lorsque, se sentant incapable de produire de nouvelles idées, on tâche de se donner une sorte d’existence, en imaginant des mots extraordinaires ; mais de nouvelles idées et de nouvelles divisions exigent de nouveaux mots. Or, un assez grand nombre d’idées et de divisions contenues dans cet ouvrage, sont nouvelles pour la plupart de nos lecteurs, même pour les plus savans, quoique cet ouvrage lui-même ne soit pas nouveau ; mais comme les mots répondans à ceux que Bacon a imaginés, n’existent pas dans notre langue, nous serons obligés d’en imaginer quelques-uns analogues aux siens, et le lecteur sans doute nous accordera d’autant plus aisément cette liberté, que nous en userons le plus rarement qu’il sera possible, et jamais sans nécessité. Que si quelques-uns de nos censeurs ayant pris d’avance le parti de nous refuser cette liberté, des motifs si raisonnables ne suffisoient pas pour les persuader, pas même pour les convaincre, voici deux réflexions qui les porteront sans doute à l’indulgence : l’une est que de tous les mots inutiles qu’ils emploieroient pour rejeter les mots nécessaires que nous avons imaginés, il n’en est pas un dont ces lecteurs si sévères pussent faire usage, si quelqu’un n’eût été assez hardi pour l’employer le premier ; l’autre est qu’il est encore plus déraisonnable de refuser des mots nécessaires, que de forger des mots inutiles, par la simple raison qu’après tout, le luxe, tout nuisible qu’il est, vaut encore mieux que l’indigence.
  2. Tout effet, même très naturel, que nous voyons pour la première fois, et qui dépend d’une loi inconnue, doit nous étonner autant que le feroit ce que les dévots appellent un miracle, si un tel événement étoit possible. Or, nous ne connaissons qu’un très petit nombre de loix naturelles ; nous ne connoissons point du tout la nature du principe moteur de l’univers, ni de celui de notre propre corps : il est donc beaucoup de phénomènes qui sont encore pour nous des miracles, et nous sommes rarement fondés à employer cette expression si peu philosophique, cela est impossible, car nous ne connoissons pas tout ce qui est possible ; telle opinion qui, comparée à celles dont nous sommes préoccupés nous paroît absurde et impliquer contradiction ne nous semble telle que parce qu’elle contredît les principes que nous nous sommes faits. Aussi il faut se défier de l’esprit négatif des physico-mathématiciens, qui donnent le ton à ce siècle et qui se hâtent de rejeter tout fait qu’ils ne peuvent expliquer en le ramenant au petit nombre de loix du mouvement qu’ils connoissent, ou qui ne leur fournit pas l’occasion de faire valoir leur algèbre ; sur-tout un fait relatif à ces quatre sciences, l’agriculture, la médecine, la morale et la politique, sciences où manquent les mesures précises, et où elles sont tout-à-la-fois inutiles et impossibles.
  3. Les petites choses servent à connoître les grandes : d’abord, parce que les grandes sont composées de petites ; la connaissance des parties menant à la connoissance du tout ; puis parce que les petites choses sont plus faciles à observer, et plus à notre portée, attendu que nous-mêmes nous sommes petits.