De la démocratie en Amérique/Édition 1848/Tome 1/Première partie/Chapitre 6
J’ai cru devoir consacrer un chapitre à part au pouvoir judiciaire. Son importance politique est si grande qu’il m’a paru que ce serait la diminuer aux yeux des lecteurs que d’en parler en passant.
Il y a eu des confédérations ailleurs qu’en Amérique ; on a vu des républiques autre part que sur les rivages du Nouveau-Monde ; le système représentatif est adopté dans plusieurs États de l’Europe ; mais je ne pense pas que jusqu’à présent aucune nation du monde ait constitué le pouvoir judiciaire de la même manière que les Américains.
Ce qu’un étranger comprend avec le plus de peine, aux États-Unis, c’est l’organisation judiciaire. Il n’y a pour ainsi dire pas d’événement politique dans lequel il n’entende invoquer l’autorité du juge ; et il en conclut naturellement qu’aux États-Unis le juge est une des premières puissances politiques. Lorsqu’il vient ensuite à examiner la constitution des tribunaux, il ne leur découvre, au premier abord, que des attributions et des habitudes judiciaires. À ses yeux, le magistrat ne semble jamais s’introduire dans les affaires publiques que par hasard ; mais ce même hasard revient tous les jours.
Lorsque le parlement de Paris faisait des remontrances et refusait d’enregistrer un édit ; lorsqu’il faisait citer lui-même à sa barre un fonctionnaire prévaricateur, ou apercevait à découvert l’action politique du pouvoir judiciaire. Mais rien de pareil ne se voit aux États-Unis.
Les Américains ont conservé au pouvoir judiciaire tous les caractères auxquels on a coutume de le reconnaître. Ils l’ont exactement renfermé dans le cercle où il a l’habitude de se mouvoir.
Le premier caractère de la puissance judiciaire, chez tous les peuples, est de servir d’arbitre. Pour qu’il y ait lieu à action de la part des tribunaux, il faut qu’il y ait contestation. Pour qu’il y ait juge, il faut qu’il y ait procès. Tant qu’une loi ne donne pas lieu à une contestation, le pouvoir judiciaire n’a donc point occasion de s’en occuper. Il existe, mais il ne la voit pas. Lorsqu’un juge, à propos d’un procès, attaque une loi relative à ce procès, il étend le cercle de ses attributions, mais il n’en sort pas, puisqu’il lui a fallu, en quelque sorte, juger la loi pour arriver à juger le procès. Lorsqu’il prononce sur une loi, sans partir d’un procès, il sort complétement de sa sphère, et il pénètre dans celle du pouvoir législatif.
Le second caractère de la puissance judiciaire est de prononcer sur des cas particuliers et non sur des principes généraux. Qu’un juge, en tranchant une question particulière, détruise un principe général, par la certitude où l’on est que, chacune des conséquences de ce même principe étant frappée de la même manière, le principe devient stérile, il reste dans le cercle naturel de son action. Mais que le juge attaque directement le principe général, et le détruise sans avoir en vue un cas particulier, il sort du cercle où tous les peuples se sont accordés à l’enfermer. Il devient quelque chose de plus important, de plus utile peut-être qu’un magistrat, mais il cesse de représenter le pouvoir judiciaire.
Le troisième caractère de la puissance judiciaire est de ne pouvoir agir que quand on l’appelle, ou, suivant l’expression légale, quand elle est saisie. Ce caractère ne se rencontre point aussi généralement que les deux autres. Je crois cependant que, malgré les exceptions, on peut le considérer comme essentiel. De sa nature, le pouvoir judiciaire est sans action ; il faut le mettre en mouvement pour qu’il se remue. On lui dénonce un crime, et il punit le coupable ; on l’appelle à redresser une injustice, et il la redresse ; on lui soumet un acte, et il l’interprète ; mais il ne va pas de lui-même poursuivre les criminels, rechercher l’injustice et examiner les faits. Le pouvoir judiciaire ferait en quelque sorte violence à cette nature passive, s’il prenait de lui-même l’initiative et s’établissait en censeur des lois.
Les Américains ont conservé au pouvoir judiciaire ces trois caractères distinctifs. Le juge américain ne peut prononcer que lorsqu’il il y a litige. Il ne s’occupe jamais que d’un cas particulier ; et, pour agir, il doit toujours attendre qu’on l’ait saisi.
Le juge américain ressemble donc parfaitement aux magistrats des autres nations. Cependant il est revêtu d’un immense pouvoir politique.
D’où vient cela ? Il se meut dans le même cercle et se sert des mêmes moyens que les autres juges ; pourquoi possède-t-il une puissance que ces derniers n’ont pas ?
La cause en est dans ce seul fait : les Américains ont reconnu aux juges le droit de fonder leurs arrêts sur la constitution plutôt que sur les lois. En d’autres termes, ils leur ont permis de ne point appliquer les lois qui leur paraitraient inconstitutionnelles.
Je sais qu’un droit semblable a été quelquefois réclamé par les tribunaux d’autres pays ; mais il ne leur a jamais été concédé. En Amérique, il est reconnu par tous les pouvoirs ; on ne rencontre ni un parti, ni même un homme qui le conteste.
L’explication de ceci doit se trouver dans le principe même des constitutions américaines.
En France, la constitution est une œuvre immuable ou censée telle. Aucun pouvoir ne saurait y rien changer : telle est la théorie reçue (L).
En Angleterre, on reconnaît au parlement le droit de modifier la constitution. En Angleterre, la constitution peut donc changer sans cesse, ou plutôt elle n’existe point. Le parlement, en même temps qu’il est corps législatif, est corps constituant (M).
En Amérique, les théories politiques sont plus simples et plus rationnelles.
Une constitution américaine n’est point censée immuable comme en France ; elle ne saurait être modifiée par les pouvoirs ordinaires de la société, comme en Angleterre. Elle forme une œuvre à part, qui, représentant la volonté de tout le peuple, oblige les législateurs comme les simples citoyens, mais qui peut être changée par la volonté du peuple, suivant des formes qu’on a établies, et dans des cas qu’on a prévus.
En Amérique, la constitution peut donc varier ; mais, tant qu’elle existe, elle est l’origine de tous les pouvoirs. La force prédominante est en elle seule.
Il est facile de voir en quoi ces différences doivent influer sur la position et sur les droits du corps judiciaire dans les trois pays que j’ai cités.
Si, en France, les tribunaux pouvaient désobéir aux lois, sur le fondement qu’ils les trouvent inconstitutionnelles, le pouvoir constituant serait réellement dans leurs mains, puisque seuls ils auraient le droit d’interpréter une constitution dont nul ne pourrait changer les termes. Ils se mettraient donc à la place de la nation et domineraient la société, autant du moins que la faiblesse inhérente au pouvoir judiciaire leur permettrait de le faire.
Je sais qu’en refusant aux juges le droit de déclarer les lois inconstitutionnelles, nous donnons indirectement au corps législatif le pouvoir de changer la constitution, puisqu’il ne rencontre plus de barrière légale qui l’arrête. Mais mieux vaut encore accorder le pouvoir de changer la constitution du peuple à des hommes qui représentent imparfaitement les volontés du peuple, qu’à d’autres qui ne représentent qu’eux-mêmes.
Il serait bien plus déraisonnable encore de donner aux juges anglais le droit de résister aux volontés du corps législatif, puisque le parlement, qui fait la loi, fait également la constitution, et que, par conséquent, on ne peut, en aucun cas, appeler une loi inconstitutionnelle quand elle émane des trois pouvoirs.
Aucun de ces deux raisonnements n’est applicable à l’Amérique.
Aux, États-Unis, la constitution domine les législateurs comme les simples citoyens. Elle est donc la première des lois, et ne saurait être modifiée par une loi. Il est donc juste que les tribunaux obéissent à la constitution, préférablement à toutes les lois. Ceci tient à l’essence même du pouvoir judiciaire : choisir entre les dispositions légales celles qui l’enchaînent le plus étroitement, est, en quelque sorte, le droit naturel du magistrat.
En France, la constitution est également la première des lois, et les juges ont un droit égal à la prendre pour base de leurs arrêts ; mais, en exerçant ce droit, ils ne pourraient manquer d’empiéter sur un autre plus sacré encore que le leur : celui de la société au non de laquelle ils agissent. Ici la raison ordinaire doit céder devant la raison d’État.
En Amérique, ou la nation peut toujours, en changeant sa constitution, réduire les magistrats à l’obéissance, un semblable danger n’est pas à craindre. Sur ce point, la politique et la logique sont donc d’accord, et le peuple ainsi que le juge y conservent également leurs privilèges.
Lorsqu’on invoque, devant les tribunaux des États-Unis ; une loi que le juge estime contraire à la constitution, il peut donc refuser de l’appliquer. Ce pouvoir est le seul qui soit particulier au magistrat américain, mais une grande influence politique en découle.
Il est, en effet, bien peu de lois qui soient de nature à échapper pendant long-temps à l’analyse judiciaire car il en est bien peu qui ne blessent un intérêt individuel, et que des plaideurs ne puissent ou ne doivent invoquer devant les tribunaux.
Or, du jour où le juge refuse d’appliquer une loi dans un procès ; elle perd à l’instant une partie de sa force morale. Ceux qu’elle a lésés sont alors avertis qu’il existe un moyen de se soustraire à l’obligation de lui obéir : les procès se multiplient et elle tombe dans l’impuissance. Il arrive alors l’une de ces deux choses : le peuple change sa constitution ou la législature rapporte sa loi.
Les Américains ont donc confié à leurs tribunaux un immense pouvoir politique ; mais en les obligeant à n’attaquer les lois que par des moyens judiciaires, ils ont beaucoup diminué les dangers de ce pouvoir.
Si le juge avait pu attaquer les lois d’une façon théorique en générale ; s’il avait pu prendre l’initiative et censurer le législateur, il fût entré avec éclat sur la scène politique ; devenir le champion ou l’adversaire d’un parti, il eût appelé toutes les passions qui divisent le pays à prendre part à la lutte. Mais quand le juge attaque une loi dans un débat obscur et sur une application particulière, il dérobe en partie l’importance de l’attaque aux regards du public. Son arrêt n’a pour but que de frapper un intérêt individuel ; la loi ne se trouve blessée que par hasard.
D’ailleurs, la loi ainsi censurée n’est pas détruite : sa force morale est diminuée, mais son effet matériel n’est point suspendu. Ce n’est que peu à peu, et sous les coups répétés de la jurisprudence, qu’enfin elle succombe.
De plus, on comprend sans peine qu’en chargeant l’intérêt particulier de provoquer la censure des lois, en liant intimement le procès fait à la loi au procès fait à un homme, on s’assure que la législation ne sera pas légèrement attaquée. Dans ce système, elle n’est plus exposée aux agressions journalières des partis. En signalant les fautes du législateur, on obéit à un besoin réel : on part d’un fait positif et appréciable, puisqu’il doit servir de base à un procès.
Je ne sais si cette manière d’agir des tribunaux américains, en même temps qu’elle est la plus favorable à l’ordre public, n’est pas aussi la plus favorable à la liberté.
Si le juge ne pouvait attaquer les législateurs que de front, il y a des temps où il craindrait de le faire ; il en est d’autres où l’esprit de parti le pousserait chaque jour à l’oser. Ainsi il arriverait que les lois seraient attaquées quand le pouvoir dont elles émanent serait faible, et qu’on s’y soumettrait sans murmurer quand il serait fort ; c’est-à-dire que souvent on attaquerait les lois lorsqu’il serait le plus utile de les respecter, et qu’on les respecterait quand il deviendrait facile d’opprimer en leur nom.
Mais le juge américain est amené malgré lui sur le terrain de la politique. Il ne juge la loi que parce qu’il a à juger un procès, et il ne peut s’empêcher de juger le procès. La question politique qu’il doit résoudre se rattache à l’intérêt des plaideurs, et il ne saurait refuser de la trancher sans faire un déni de justice. C’est en remplissant les devoirs étroits imposés à la profession du magistrat, qu’il fait l’acte du citoyen. Il est vrai que, de cette manière, la censure judiciaire, exercée par les tribunaux sur la législation, ne peut s’étendre sans distinction à toutes les lois, car il en est qui ne peuvent jamais donner lieu à cette sorte de contestation nettement formulée qu’on nomme un procès. Et lorsqu’une pareille contestation est possible, on peut encore concevoir qu’il ne se rencontre personne qui veuille en saisir les tribunaux.
Les Américains ont souvent senti cet inconvénient, mais ils ont laissé le remède incomplet, de peur de lui donner, dans tous les cas, une efficacité dangereuse.
Resserré dans ses limites, le pouvoir accordé aux tribunaux américains de prononcer sur l’inconstitutionnalité des lois, forme encore une des plus puissantes barrières qu’on ait jamais élevées contre la tyrannie des assemblées politiques.
Je ne sais si j’ai besoin de dire que chez un peuple libre, comme les Américains, tous les citoyens ont le droit d’accuser les fonctionnaires publics devant les juges ordinaires, et que tous les juges ont le droit de condamner les fonctionnaires publics ; tant la chose est naturelle.
Ce n’est pas accorder un privilège particulier aux tribunaux que de leur permettre de punir les agents du pouvoir exécutif, quand ils violent la loi. C’est leur enlever le droit naturel que de le leur défendre.
Il ne m’a pas paru qu’aux États-Unis, en rendant tous les fonctionnaires responsables des tribunaux, on eût affaibli les ressorts du gouvernement.
Il m’a semblé, au contraire, que les Américains, en agissant ainsi, avaient augmenté le respect qu’on doit aux gouvernants, ceux-ci prenant beaucoup plus de soin d’échapper à la critique.
Je n’ai point observé, non plus, qu’aux États-Unis on intentât beaucoup de procès politiques, et je me l’explique sans peine. Un procès est toujours, quelle que soit sa nature, une entreprise difficile et coûteuse. Il est aisé d’accuser un homme public dans les journaux, mais ce n’est pas sans de graves motifs qu’on se décide à le citer devant la justice. Pour poursuivre juridiquement un fonctionnaire, il faut donc avoir un juste motif de plainte ; et les fonctionnaires ne fournissent guère un semblable motif quand ils craignent d’être poursuivis.
Ceci ne tient à pas la forme républicaine qu’ont adoptée les Américains, car la même expérience peut se faire tous les jours en Angleterre.
Ces deux peuples n’ont pas cru avoir assuré leur indépendance, en permettant la mise en jugement des principaux agents du pouvoir. Ils ont pensé que c’était bien plutôt par de petits procès, mis chaque jour à la portée des moindres citoyens, qu’on parvenait à garantir la liberté, que par de grandes procédures auxquelles on n’a jamais recours ou qu’on emploie trop tard.
Dans le moyen-âge, où il était très difficile d’atteindre les criminels, quand les juges en saisissaient quelques-uns, il leur arrivait souvent d’infliger à ces malheureux d’affreux supplices ; ce qui ne diminuait pas le nombre des coupables. On a découvert depuis qu’en rendant la justice tout à la fois plus sûre et plus douce, on la rendait en même temps plus efficace.
Les Américains et les Anglais pensent qu’il faut traiter l’arbitraire et la tyrannie comme le vol : faciliter la poursuite et adoucir la peine.
En l’an VIII de la république française, il parut une constitution dont l’art. 75 était ainsi conçu : « Les agents du gouvernement, autres que les ministres, ne peuvent être poursuivis, pour des faits relatifs à leurs fonctions, qu’en vertu d’une décision du Conseil d’État ; en ce cas, la poursuite a lieu devant les tribunaux ordinaires. » La constitution de l’an VIII passa, mais non cet article, qui resta après elle ; et on l’oppose, chaque jour encore, aux justes réclamations des citoyens.
J’ai souvent essayé de faire comprendre le sens de cet art. 75 à des Américains ou à des Anglais, et il m’a toujours été très difficile d’y parvenir.
Ce qu’ils apercevaient d’abord, c’est que le Conseil d’État, en France, étant un grand tribunal fixé au centre du royaume, il y avait une sorte de tyrannie à renvoyer préliminairement devant lui tous les plaignants.
Mais quand je cherchais à leur faire comprendre que le Conseil d’État n’était point un corps judiciaire, dans le sens ordinaire du mot, mais un corps administratif, dont les membres dépendaient du roi ; de telle sorte que le roi, après avoir souverainement commandé à l’un de ses serviteurs, appelé préfet, de commettre une iniquité, pouvait commander souverainement à un autre de ses serviteurs, appelé conseiller d’État, d’empêcher qu’on ne fit punir le premier ; quand je leur montrais le citoyen, lésé par l’ordre du prince, réduit à demander au prince lui-même l’autorisation d’obtenir justice, ils refusaient de croire à de semblables énormités, et m’accusaient de mensonge et d’ignorance.
Il arrivait souvent, dans l’ancienne monarchie, que le parlement décrétait de prise de corps le fonctionnaire public qui se rendait coupable d’un délit. Quelquefois l’autorité royale, intervenant, faisait annuler la procédure. Le despotisme se montrait alors à découvert, et, en obéissant, on ne se soumettait qu’à la force.
Nous avons donc bien reculé du point où étaient arrivés nos pères ; car nous laissons faire, sous couleur de justice, et consacrer au nom de la loi, ce que la violence seule leur imposait.