De la Tyrannie/De la peur

Traduction par Merget.
Molini (p. 18-39).

CHAPITRE TROISIÈME.

De la peur.


Les Romains, ce peuple libre, auquel nous ne ressemblons en rien comme connaisseurs profonds du cœur de l’homme, avaient élevé un temple à la Peur ; ils avaient donné des prêtres à cette déesse, et ils lui sacrifiaient des victimes. La cour des rois me semble une vive image de ce culte antique, quoique destiné à un objet tout différent. Le palais des rois est le temple, le tyran est l’idole, les courtisans sont les prêtres ; la liberté, les mœurs pures, l’amour de la justice, la vertu, le véritable honneur et nous-mêmes, voilà les victimes qui tous les jours y sont immolées.

Le savant Montesquieu dit que l’honneur est le principe et le ressort de la monarchie. Ne connaissant pas cette monarchie idéale, je dis moi, et j’espère prouver, que le principe et le ressort de la tyrannie sont la seule peur.

D’abord je distingue la peur en deux espèces aussi diverses entre elles dans leurs causes que dans leurs effets ; la peur de l’opprimé, et la peur de l’oppresseur.

L’opprimé, craint parce qu’il sait très-bien qu’au-delà de ce qu’il souffre journellement, il n’y a pas d’autres limites à ses souffrances que la volonté absolue et le caprice arbitraire de l’oppresseur. De cette crainte toujours renaissante et aussi démesurée, il devrait en résulter, si l’homme raisonnait, la ferme résolution de ne vouloir plus souffrir ; et à peine cette résolution viendrait-elle à se former simultanément dans le cœur de tous, ou au moins de la majorité, qu’elle mettrait fin immédiatement à ses souffrances qui paraissent devoir durer toujours : et cependant il arrive, au contraire, que cette crainte excessive et continuelle produit et nourrit dans l’âme resserrée et avilie de l’esclave cette extrême circonspection, cette aveugle obéissance, cette soumission respectueuse aux ordres du tyran, qui sont portées à un tel point, que Dieu même ne pourrait pas en exiger de plus grandes.

L’oppresseur tremble aussi ; la crainte qu’il éprouve, provient de la conscience de sa propre faiblesse effective, et tout-à-la fois de la force idéale et indéterminée qu’il a acquise : si l’autorité absolue ne l’a pas rendu tout-à-fait stupide, le tyran frissonne au fond de son palais, lorsqu’il vient à examiner quelle haine démesurée sa puissance sans borne a dû allumer dans tous les cœurs.

Les conséquences de la crainte du tyran sont tout-à-fait différentes de celles de la crainte des sujets, ou, pour mieux dire, elles sont semblables dans un sens contraire, en ce qu’elles empêchent et le tyran et le peuple de se débarrasser de cette crainte commune, ainsi que la nature et la raison leur en font un devoir, c’est-à-dire, les peuples, en ne voulant plus se soumettre à la volonté d’un seul, et les tyrans, en ne voulant plus dominer les peuples par la force ; et en effet, il paraîtrait que le tyran épouvanté de sa propre puissance, toujours d’autant moins assurée qu’elle est plus excessive, devrait en diminuer la terreur, sinon en y mettant des bornes insurmontables, au moins en en faisant porter le poids plus doucement à ses sujets. Mais de même que les sujets ne s’abandonnent pas aux fureurs du désespoir, lorsqu’il ne leur reste plus à perdre qu’une vie malheureuse, de même le tyran ne devient pas doux et humain, lorsqu’il ne lui reste plus à acquérir que les louanges et l’amour de ses sujets. La crainte et le soupçon, compagnons inséparables de toute puissance illégitime (et tout pouvoir qui ne connaît pas de limites est illégitime), offusquent tellement l’esprit du tyran, même celui d’un caractère doux, qu’il devient cruel par force et toujours prêt à offenser et, à prévenir les effets de la haine générale qu’il sent avoir méritée. C’est pourquoi il a coutume de punir avec la plus grande cruauté la plus petite tentative de ses sujets contre cette autorité, qu’il sait lui-même être excessive, et il ne la punit pas seulement quand elle a été exécutée en entreprise, mais quand il suppose ou qu’il feint de croire qu’une tentative a seulement été conçue.

L’existence réelle de ces deux espèces de peur n’est pas difficile à démontrer ; et quant à celle des sujets, que chacun de nous examine ce qui se passe en lui, et personne certainement n’en doutera. Quant à celle des tyrans, les nombreux et les divers satellites qui jour et nuit les servent et les défendent, ne laissent aucun doute sur la réalité.

En admettant cette peur réciproque, qu’on ne peut nier, examinons quels doivent être les hommes qui tremblent toujours, et en premier lieu parlons de celle des sujets, c’est-à-dire, de la nôtre, que nous devons bien connaître ; nous parlerons ensuite de celle des tyrans, par conjecture. Choisissons sous la tyrannie et examinons ce petit nombre d’hommes à qui la nature a donné une grande force de fibres, auxquels une éducation plus soignée a donné une certaine élévation d’âme, aussi grande que les temps peuvent le permettre, et qui par cela même sont plus au-dessus de la crainte, et faits pour la vérité ; et, après avoir cherché soigneusement ce que ces hommes sont, peuvent ou doivent être, nous jugeons après par leur prix et par induction, quels sont et doivent être tous les autres. Ces hommes, dignes certainement d’un meilleur sort, voient, hélas ! tous les jours, sous la tyrannie, le cultivateur opprimé par des charges arbitraires, traîner une vie pénible et malheureuse. Une grande partie d’entre eux sont arrachés par force de leurs chaumières pour porter les armes, non pour leur patrie, mais en faveur de leur plus grand ennemi, contre eux-mêmes et contre leur liberté. Ils voient dans les villes la moitié du peuple plongée dans la misère, tandis que l’autre moitié nage dans l’abondance, toutes deux cependant également corrompues. Ils voient, en outre, la justice vendue, la vertu méprisée, les délateurs honorés, la pauvreté devenue un crime, les charges et les honneurs arrachés par le vice de déhonté, la vérité sévèrement proscrite, les biens, la vie, l’honneur de tous, enfin, dans les mains d’un seul homme qu’ils regardent comme incapable de tout gouverner, et qui pour cela même est obligé de laisser à quelques autres, non moins incapables et plus méchans que lui, le droit d’en disposer arbitrairement. Ils voient tout cela, tous les jours, ces êtres pensans et peu nombreux que la tyrannie n’a pu détruire, et à la vue de cet amas de malheurs, ils doivent se taire en tremblant et en soupirant. Mais quel est le motif de leur silence ? La peur. Il n’y a pas moins de crime sous la tyrannie, à parler qu’à agir. De cette maxime il devrait au moins en résulter, qu’au lieu de parler on devrait agir ; mais hélas ! on n’ose ni l’un, ni l’autre.

Si des hommes aussi rares et aussi bien intentionnés ont pu être avilis jusqu’à ce point, que seront donc ensuite les autres sous un tel gouvernement ? Quel nom pourra-t-on inventer pour les distinguer de ceux qui, dans les gouvernemens respectables des anciens, ont sçu donner tant d’éclat au nom d’homme ? Les écrivains modernes s’efforcent chaque jour de nous démontrer que le hasard et les circonstances veulent que nous soyons tout-à-fait différens de ces hommes là ; mais aucun d’eux ne nous veut apprendre de quelle manière on pourrait dominer le hasard et les circonstances, ni jusqu’à quel point on doit concevoir et tolérer une aussi grande diversité. D’un autre côté, les tyrans et le nombre immense de leurs suppôts, plus lâches encore qu’eux, s’efforcent de nous persuader que nous ne sommes plus de cette race antique et généreuse. Oui, certes, tant que nous supporterons leur joug en silence, il y a pour nous moins d’infamie à croire ce que nous disent les tyrans, que ce que veulent nous persuader les écrivains modernes.

Tous ensemble donc, ou bons, ou méchans, ou savans, ou vulgaires, ou penseurs, ou stupides, ou lâches, ou courageux, tous apprennent à trembler plus ou moins sous la tyrannie, et cette crainte est évidemment le véritable, l’universel, et le plus puissant ressort d’un tel gouvernement ; elle est enfin le lien unique qui enchaîne les sujets au pied du trône.

Examinons à présent si la crainte qu’éprouve le tyran, est également le ressort de son régime, et le lien qui l’unit aux sujets. Il appercoit souvent les abus sans nombre de sa manière informe de gouverner, il en connaît les vices, les principes destructeurs, les injustices, les rapines, les oppressions, la somme immense enfin, des malheurs de la tyrannie, moins lui-même. Il voit que l’excès des impôts dépeuple chaque jour les provinces désolées ; et cependant il n’en diminue point le fardeau, parceque ses énormes exactions servent à nourrir l’essaim nombreux de ses soldats, la tourbe rampante de ses espions et de ses courtisans, tous remèdes dignes de lui et nécessaires à sa peur excessive, ïl voit très-bien aussi que la justice est trahie ou vendue, que les plus pervers sont toujours nommés aux places, et décorés des premiers honneurs ; et quoique le tyran sente bien, tous ces maux, il ne cherche point à les corriger, pourquoi ne le fait-il pas ? Parce que si les magistrats étaient justes, incorruptibles et probes, il perdrait lui-même, le premier, tout moyen inique de colorer ses vengeances privées, sous le nom sacré de la justice. Il arrive de là, que devant malgré lui, et presque sans s’en apercevoir se regarder comme le premier vice de l’État, un faible rayon de vérité pénètre jusqu’à son esprit, pour lui apprendre que si quelque idée de véritable justice venait, par hasard, à s’établir parmi son peuple, il deviendrait la première victime de cette même justice. Par cela même que nul homme (tel scélérat puisse-t-on le supposer) ne peut jamais, dans une société quelconque nuire si grièvement, et à tant de monde, qu’il le peut lui seul, chaque jour, impunément dans la tyrannie, tout tyran doit donc trembler au seul nom de la véritable justice ; toute lumière pure de la saine raison doit accroître ses soupçons ; tout rayon lumineux de vérité doit exciter sa fureur. Les bons l’épouvantent ; il ne se croit jamais en sûreté, s’il ne confie pas les places les plus importantes de l’État à des gens qui lui soient bien dévoués, c’est-à-dire, qui lui soient vendus, semblables à lui et pensant aveuglément d’après lui, ce qui signifie des gens plus injustes, plus tremblans, et pour cela plus cruels, et mille fois plus oppresseurs qu’il ne l’est lui-même.

Mais, me dira quelqu’un, « il peut se trouver un prince ami des hommes, et qui déteste le vice, qui fasse triompher et n’honorer que la vertu » ; à cela je réponds et je dis : Peut-il exister un homme probe et ami de ses semblables, à moins qu’il ne soit stupide, qui se croie ou feigne de croire, de droit divin, absolument supérieur à chaque individu ou à toute la masse en général, et qui dise qu’il ne doit compte à qui que ce soit de ses actions et de lui-même, excepté à Dieu ? Je croirai à la sagesse d’un tel être lorsque j’aurai vu un seul exemple par lequel il aura voulu le plus grand bien des autres êtres, supposés d’une espèce supérieure à la sienne, et lorsque, par des mesures assez efficaces, il aura empêché dans la société où il était tout, et tous les autres rien, qu’un autre élu de Dieu à l’égal de lui, ne puisse ensuite commettre, d’une manière illimitée et impunément, tout le mal qu’il savait avoir été commis dans ce même État avant lui, et qu’il savait, attendu la nature de l’homme, devoir s’y commettre de nouveau après son règne : mais quel degré de bonté pourrait-on attribuer à cet homme qui, devant et pouvant faire tant de bien à un si grand nombre d’hommes, ne le fait cependant pas ? Et pourquoi ne le fait-il pas, si ce n’est parce qu’un tel bien pourrait priver sa race future de cette puissance horrible et illimitée de nuire impunément, et que l’on remarque de plus que cet être pourrait, par un moyen si noble, acquérir, en place de cet affreux pouvoir de nuire qu’il aurait détruit, une gloire immense et jusqu’alors inconnue, la plus belle enfin qui puisse remplir le cœur d’un homme, celle d’avoir, par des privations légitimes et particulières, assuré la félicité durable d’un peuple tout entier.

Maintenant, quel est donc ce bon prince dont nos oreilles, chaque jour, sont étourdies des louanges données par la lâcheté et par la crainte ? Un homme qui ne veut pas être homme, et qui ne l’est vraiment pas dans le fait, mais en tout autre sens qu’il ne l’imagine ; un être qui veut sans doute le bien matériel des autres, c’est-à-dire, qu’ils ne soient ni nuds, ni obligés de mendier ; mais qui les voulant aveuglement obéissans aux caprices d’un seul, les veut nécessairement tout à-la-fois et stupides, et lâches, et vicieux, les voudrait encore plus bêtes qu’hommes. Un prince doué d’une telle bonté, si on peut en connaître d’autres, lorsqu’on est investi d’une autorité usurpée, illégitime et illimitée, serait-il moins tyran aux yeux de ceux qui raisonnent avec justesse, que le pire de tous les tyrans, puisque les mêmes effets malheureux sont produits par l’un comme par l’autre ? et ne devrait-il pas être également abhorré par ceux qui connaissent et qui sentent le poids de la servitude ? Vouloir conserver et défendre contre tous, et regarder comme sa prérogative la plus précieuse, le pouvoir indéterminé de nuire à tous n’est-ce pas toujours un crime impardonnable aux yeux de tout le monde, quoique celui qui est souillé d’une telle prérogative n’en abuse en aucune manière ? Pourrait-on croire que ce bon prince imaginaire puisse être exempt de peur, tandis qu’il persiste à rester par la force au-dessus des lois ? et peut-il, plus que les autres princes, ses pareils, débarrasser ses sujets de la peur, puisque ces mêmes peuples, en vertu des lois non sujettes à la force armée, ne peuvent avec sûreté tourner en ridicule quelques-uns de ses caprices absolus, auquel il voudrait, pour un moment, donner le titre sacré de loi ? Je croirais, au contraire, que le plus souvent ces tyrans qui ont reçu de la nature un meilleur caractère, deviennent dans le fait les plus nuisibles pour le peuple. En voici une preuve. Les hommes, bons, supposent toujours les autres tels. Les tyrans ne connaissent point du tout les hommes pris en général : ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils ne connaissent point du tout ceux qu’ils ne voient jamais, et très-peu ceux qu’ils voient tous les jours. Or, il n’y a pas de doute que les hommes qui approchent le tyran, ne soient toujours les plus méchans, parce qu’un homme vraiment bon fuira toujours comme un monstre, celui qui possède un pouvoir trop étendu, et qui, outre la faculté qu’il a de le dépouiller de toute chose, peut encore, par l’influence de l’exemple, et par la force de la nécessité, l’obliger à cesser d’être bon. Il résulte de là, que les méchans approchant le tyran méchant, ne font qu’augmenter leur méchanceté ; mais les scélérats, en s’approchant du bon tyran. le trompent en se couvrant d’une fausse honte ; et cela arrive tous les jours, de manière que la tyrannie, le plus souvent, ne réside pas dans la personne du tyran, mais dans sa puissance inique et abusive, exercée par la perfidie innée des courtisans. Mais, quelque part que réside la tyrannie pour les misérables sujets, la servitude est toujours la même ; elle devient quelquefois plus dure pour la société sous le bon tyran, quoiqu’elle paraisse quelque peu moins cruelle pour les individus.

Le bon tyran, peut-être, au commencement ne tremble pas, parce que n’étant encore capable d’aucune violence, sa conscience est tranquille, ou pour mieux dire, il tremble beaucoup moins que le coupable qui, dès l’instant qu’il tient une autorité sans bornes, qu’il sait assez n’être pas légitime, ne peut jamais entièrement se délivrer de la peur ; et pour preuve de cela, quoique tout soit en paix et en sûreté au dehors, le tyran ne licencie jamais ses soldats dans l’intérieur. Mais encore, en supposant que ce tyran d’un caractère doux ne tremble pas, le petit nombre de ses satellites qui ont usurpé l’autorité royale, et qui l’exercent à l’ombre de son nom, tremblent pour eux-mêmes. De là, il est prouvé que la peur est véritablement la base, la cause et le moyen de toute tyrannie, même sous le meilleur des tyrans.

Et qu’on ne vienne pas m’alléguer le petit nombre de tyrans qui furent vertueux, tels que Titus, Trajan, Antonin, Marc-Aurèle, et quelques autres semblables : une preuve invincible qu’ils n’étaient pas eux-mêmes exempts de peur, c’est qu’aucun d’eux n’a jamais donné aux lois une autorité qui puisse frapper leur personne ; ils ne la donnaient pas, parce qu’ils savaient expressément qu’ils en seraient offensés les premiers : aucun d’eux ne licenciait ses soldats, ou ne les mettait sous les ordres d’une autorité autre que la sienne propre, parce qu’il était persuadé que sa personne n’était pas assez en sûreté sans la force ; ils étaient donc bien certains eux-mêmes que leur autorité était illimitée, puisqu’ils ne voulaient pas la soumettre aux lois, et qu’elle était illégitime, puisqu’elle ne pouvait se maintenir que par la terreur des armées. Je demande si un tyran, si parfait, mérite que les hommes lui accordent le nom de bon ? Quel droit a réellement à ce titre celui qui, ayant dans ses mains un pouvoir qu’il reconnaît vicieux, illégal, très-dangereux, non-seulement n’y renonce pas pour lui-même, mais n’entreprend pas au moins d’en dépouiller ceux qui viendront après lui, et sur-tout lorsqu’il sait que cette grande action peut le couvrir de gloire et lui mériter les applaudissemens du monde entier ? Observons en outre, que cette abdication, en empêchant l’usurpation, n’otait rien à ceux qui n’étaient pas encore en possession du pouvoir, d’autant plus que ces mêmes tyrans ne laissaient pas d’enfans pour successeurs. La peur des sujets ne cessa donc pas sous Titus, Trajan, Antonin et Marc-Aurèle : la preuve en est dans ce qu’aucun de leurs sujets n’osa leur proposer de devenir ce qu’ils devaient être, c’est-à-dire, soumis aux lois, et régénérateurs de la république.

Il est cependant assez facile de concevoir pourquoi les écrivains s’accordent à donner tant de louanges à ces tyrans vertueux, et à dire que si tous les autres pouvaient leur ressembler, le gouvernement d’un seul serait le meilleur gouvernement ; en voici la raison : lorsque la crainte a été extrême et terrible, le plaisir qu’on éprouve de la voir diminuée des deux tiers, fait que le troisième tiers qui en reste ne se compte pour rien.

Quel peut être donc celui qui a le droit de faire dépendre absolument de sa bonté libre et spontanée, le bonheur ou le malheur de tant de millions d’hommes ? Peut-il être entièrement sans passions ? Il serait tout-à-fait stupide. Peut-il aimer tout le monde, sans jamais haïr quelqu’un ? Peut-il n’être jamais trompé ? Peut-il posséder la puissance de causer tous les maux, et n’en faire jamais à personne ? Peut-il, enfin, se croire d’une espèce différente des autres et supérieure à eux ; et avec cette idée, peut-il préférer le bien de tous à son bien être particulier ?

Je ne crois pas qu’il y ait au monde un seul homme qui voulût donner à son ami, le meilleur et le plus expérimenté, le suprême arbitre de disposer de sa fortune, de sa vie et de son honneur ; et si un tel homme existait, quel ami véritable voudrait accepter un pouvoir tout à-la-foi aussi étrange, aussi dangereux et aussi odieux ? Or, ce qu’un seul homme ne confierait pas pour lui seul à son plus intime ami, tous le concéderaient pour eux-mêmes et pour leurs descendans, et le laisseraient garder par la violence à un seul, qui n’est point leur ami, et qui ne peut jamais l’être ; à un seul homme qu’ils ne connaissent point, que peu d’hommes peuvent approcher, et au quel la plupart des sujets ne peuvent même s’adresser pour se plaindre des injustices qu’ils reçoivent en son nom ? Certes, une telle frénésie n’est jamais tombée dans l’esprit d’une multitude, si ce n’est pour quelques instans et par un mouvement simultané ; et si toutefois il y a jamais eu une telle multitude assez stupide et assez ignorante pour accorder à un seul homme une si extravagante autorité, elle ne pouvait pas au moins charger les générations futures des chaînes qu’elle voulait se donner, et les contraindre à les resserrer encore et à les supporter. Toute puissance illimitée est donc par cela même, toujours ou dans son origine ou dans ses progrès, une atroce et manifeste violation des droits naturels et sacrés de tous. Ainsi je donne à tout homme le droit de juger, si celui qui l’exerce peut jamais tranquillement, et sans trembler, jouir de la funeste prérogative qu’il a usurpée de nuire impunément, et d’une manière illimitée, à tous en général et à chacun en particulier : tandis que tout homme honnête se croirait très-malheureux de pouvoir nuire de cette manière à son meilleur ami, lors même que celui-ci lui en a donné le droit de sa propre volonté ; dès ce moment même toute amitié viendrait à cesser, à la seule pensée de la possibilité de l’exercice d’un tel droit. La nature de l’homme est de craindre, et, pour cela, d’abhorrer quiconque lui peut nuire, lors même qu’on peut le faire avec justice ; et pour preuve de ceci, chez les peuples ou l’autorité paternelle et maritale sont portées à l’excès, on trouve les exemples les plus terribles et les plus répétés, de l’ingratitude, de l’antipathie, de la désobéissance, de la haine et des crimes des femmes et des enfans envers leurs pères ou leurs maris. De là il arrive que le droit de nuire justement dans les bonnes républiques à celui qui fait le mal, étant réservé aux lois seules, les magistrats exécuteurs de ces lois étant à-la-fois temporaires et électifs, il arrive, dis-je, que l’on craint beaucoup les lois, sans pour cela les haïr, parce qu’elles ne sont personne : on en respecte les exécuteurs, sans trop les détester, parce qu’ils sont en trop grand nombre, et qu’ils changent tour-à-tour ; et il arrive finalement qu’on ne craint ni ne haït véritablement aucun individu.

Mais, au contraire, l’image du tyran héréditaire se présente toujours aux yeux des peuples sous l’aspect d’un homme qui, leur ayant volé une chose très-précieuse, nie audacieusement qu’ils l’aient jamais possédée, et tient continuellement l’épée levée pour empêcher qu’on ne la lui reprenne ; il peut, à la vérité, ne pas frapper, mais qui peut ne pas craindre que le glaive ne tombe sur sa tête ? Les peuples peuvent bien mettre la plus grande insouciance à la lui demander ; mais le tyran ne pouvant jamais s’assurer que cette insouciance durera toujours, n’abandonne jamais pour cela la redoutable épée. Le ressort qui soutient cette usurpation, n’est donc pas le courage opposé au courage, mais la peur opposée à la peur.

Mais tandis que je parle si longuement de la peur, j’entends dire à mes oreilles, eh quoi ! lorsque deux tyrans héréditaires, acharnés l’un contre l’autre, combattent avec opiniâtreté tous ces hommes qui, avec tant de courage, affrontent pour eux la mort, sont-ils guidés par la peur ou déterminés par l’honneur ? Je réponds que je parlerai à son lieu de cette espèce d’honneur. Les peuples orientaux, toujours esclaves, et auxquels l’honneur n’est pas connu, que nous regardons même comme bien inférieurs à nous ; ces peuples ne combattent-ils pas avec autant d’acharnement pour leurs tyrans y et ne leur sacrifient-ils pas leur vie ? J’en attribue en partie la cause à la férocité naturelle de l’homme, à l’effervescence du sang qui augmente dans les dangers et les leur cache ; à la vaine gloire et à l’émulation qui font que personne ne veut paraître plus petit que l’autre, aux préjugés sucés avec le lait ; et enfin je les attribue plus qu’à toute autre chose, à cette peur que j’ai déjà tant de fois nommée. Cette terrible affection se cache et se déguise dans le cœur de l’homme sous tant de formes différentes, qu’elle peut bien aussi s’y transformer en courage ; et nos armées modernes dans lesquelles on punit de mort ceux qui fuient du combat, n’attestent que trop cette vérité ; et ces héros satellites des tyrans, qui, pour quelques sous par jour, leur vendent leur lâcheté, lorsqu’ils sont conduits à l’ennemi par leurs chefs, qu’ils ont derrière eux, leurs sergens, l’épée levée, et quelquefois même de l’artillerie ; ces lâches machines, alors voyant que toute fuite est impossible, finissent par montrer à l’ennemi un courage qu’elles n’ont pas : de tels soldats, sans avoir beaucoup d’honneur, sont forcés de préférer une mort, non encore certaine et honorable, à une mort infâme et assurée.