De la Tyrannie/Ce que c’est que la tyrannie

Traduction par Merget.
Molini (p. 10-18).

CHAPITRE SECOND.

Ce que c’est que la tyrannie.


On doit donner indistinctement le nom de tyrannie à toute espèce de gouvernement dans lequel celui qui est chargé de l’exécution des lois, peut les faire, les détruire, les violer, les interpréter, les empêcher, les suspendre, ou même seulement les éluder avec assurance d’impunité. Que ce violateur des lois soit héréditaire, ou électif, usurpateur ou légitime, bon ou méchant, un ou plusieurs ; quiconque, enfin, a une force effective, capable de lui donner ce pouvoir, est tyran ; toute société qui l’admet est sous la tyrannie, tout peuple qui le souffre est esclave.

Et réciproquement, on doit appeller tyrannie le gouvernement dans lequel celui qui est préposé à la création des lois, peut lui-même les faire exécuter ; et il est bon de faire remarquer ici que les lois, c’est-à-dire, le pacte social solemnel, égal pour tous, ne doit être que le produit de la volonté de la majorité, recueillie par la voix des légitimes élus du peuple.

Si donc ces élus chargés de réduire en lois la volonté de la majorité, peuvent eux-mêmes, à leur caprice les faire exécuter, ils deviennent tyrans, puisqu’il dépend d’eux de les interprêter, de les abroger, de les changer et de les exécuter mal ou point du tout.

Il est bon d’observer encore que la différence entre la tyrannie et un gouvernement juste, ne consiste pas, comme quelques-uns l’ont prétendu, ou par stupidité ou à dessein, à ce qu’il n’y ait pas de lois établies, mais bien à ce que celui qui est chargé de les exécuter, ne puisse en aucune manière se refuser à les exécuter.

Le gouvernement est donc tyrannique, non-seulement lorsque celui qui exécute les lois les fait, ou celui qui les fait les exécute, mais il y a parfaite tyrannie dans tout gouvernement où celui qui est préposé à l’exécution des lois, ne rend jamais compte de leur exécution à celui qui les a créées.

Mais il y a tant d’espèces de tyrannies, qui, sous des noms différens, produisent les mêmes effets, que je ne veux pas entreprendre de les distinguer, et beaucoup moins encore d’établir la différence qui existe entre elles et tant d’autres gouvernemens justes et modérés ; ces distinctions étant connues de tout le monde.

Je ne prononcerai pas non plus sur la question très-problématique, de savoir si la tyrannie de plusieurs est plus supportable que celle d’un seul ; je la laisserai de côté pour ce moment : né et élevé sous la tyrannie d’un seul, plus commune en Europe, j’en parlerai plus volontiers, plus savamment, et peut-être avec plus d’utilité pour mes co-esclaves. J’observerai seulement, en passant, que la tyrannie de plusieurs, quoique plus durable par sa nature, ainsi que Venise nous le prouve, paraît cependant à ceux sur qui elle pèse, moins dure et moins terrible que celle d’un seul ; j’attribue la cause de cette différence à la nature même de l’homme. La haine qu’il porte à plusieurs tyrans perd sa force en se divisant sur chacun d’eux ; la crainte qu’il éprouve de plusieurs, n’égale jamais celle qu’il peut avoir à la fois d’un seul, et enfin plusieurs tyrans peuvent bien être continuellement injustes et oppresseurs de l’universalité de leurs sujets ; mais jamais, par un léger caprice, ils ne seront les persécuteurs des simples individus. Dans ces gouvernemens que la corruption des temps, le changement des noms et le renversement des idées, ont fait appeller républiques, le peuple, non moins esclave que sous la mono-tyrannie, jouit cependant d’une certaine apparence de liberté, il ose en proférer le nom sans délit ; et il est malheureusement trop vrai, que lorsque le peuple est corrompu, ignorant et esclave, il se contente facilement de la seule apparence.

Mais, pour revenir à la tyrannie d’un seul, je dis qu’il y en a de plusieurs espèces : elle peut être héréditaire et élective. Nous avons parmi les tyrannies de cette seconde espèce, les états du Pape et plusieurs des états Ecclésiastiques. Le peuple sous de tels gouvernemens, parvenu au dernier degré de stupidité politique, voit de temps en temps, par la mort du tyran célibataire, retomber dans ses mains sa propre liberté, qu’il ne sait ni connaître, ni appercevoir ; il se la voit bientôt reprendre par un petit nombre d’électeurs qui lui donnent bientôt un autre tyran qui a le plus souvent toutes les vues des tyrans héréditaires, sans avoir la force effective pour forcer ses sujets à le supporter. Je ne parlerai pas davantage de cette espèce de tyrannie qui ne frappe que quelques hommes entièrement indignes par leur lâcheté de porter un tel nom.

Je parlerai donc désormais de cette tyrannie héréditaire qui, depuis plusieurs siècles, est plus ou moins enracinée sur différentes parties du globe : elle n’a jamais été attaquée que rarement et éphémèrement par la liberté qui cherchait à s’élever ; et souvent même cette tyrannie n’a été altérée ou détruite que pour faire place à une autre tyrannie ; et dans cette classe je mettrai tous les royaumes de l’Europe, en en exceptant seulement, jusqu’à présent, celui d’Angleterre. Je voudrais aussi en excepter celui de Pologne, si quelques-unes de ses parties, se sauvant du démembrement général, et persistant cependant à vouloir conserver des esclaves et à s’appeller république, les nobles alors devenaient esclaves, et le peuple libre.

L’ignorance, la flatterie et la crainte, ont donné et donnent encore au gouvernement tyrannique le doux nom de monarchie. Pour en démontrer l’incohérence, il suffit, je crois, de donner la simple définition de ce nom : si le mot monarchie veut dire l’autorité exclusive et prépondérante d’un seul, monarchie alors est synonime de tyrannie ; si, au contraire, monarchie veut dire l’autorité d’un seul, restreinte par les lois, ces lois, pour pouvoir arrêter l’autorité et la force, doivent avoir nécessairement aussi une force et une autorité effectives égales au moins à celles du monarque ; et aussitôt qu’il y a dans un gouvernement deux forces et deux autorités qui se balancent mutuellement, il est clair que ce gouvernement cesse à l’instant d’être une monarchie. Ce mot grec ne signifie autre chose enfin que gouvernement et autorité d’un seul avec des lois, et avec des lois, parce qu’aucune société n’existe sans lois, telles qu’elles ; mais on entend alors aussi autorité d’un seul, au-dessus de ces lois, parce qu’il n’y a pas de monarque, où il existe une autorité plus grande ou égale à la sienne.

À présent je demande en quoi diffèrent le gouvernement et l’autorité d’un seul dans la tyrannie du gouvernement, et de l’autorité d’un seul dans la monarchie ? On me répond, dans l’abus : je réplique ; et qui peut empêcher cet abus ? On ajoute les lois ; je reprends : ces lois ont-elles une force et une autorité par elles-mêmes, tout-à-fait indépendantes de celle du prince ? Tout le monde se tait à cette objection. Donc à l’autorité d’un seul puissant et armé, se joint l’autorité de ces lois prétendues, fussent-elles même d’une source divine ; toutes les fois qu’elles ne seront pas d’accord avec lui, que feront-elles ? Ne sont-elles pas impuissantes contre la force et la puissance absolue ? Elles succomberont, et en effet, nous les voyons journellement succomber ; mais si une force légitime et effective est introduite dans l’État pour créer, défendre et maintenir les lois, il est évident qu’un tel gouvernement ne sera plus une monarchie, puisque pour faire ou abroger les lois, l’autorité d’un seul ne sera plus suffisante ; c’est pourquoi le titre de monarchie, quoique synonime parfait de tyrannie, n’étant pas aussi exécré jusqu’à présent, il n’est donné à nos gouvernemens que pour assurer les princes dans leur domination absolue, et tromper les peuples en les laissant, ou en les faisant douter de leur esclavage absolu.

On trouve continuellement la preuve de ce que j’avance ici dans l’opinion même des rois modernes. Tandis qu’ils se glorifient du titre de monarque, ils montrent la plus grande aversion pour celui de tyran ; mais en même-temps ils regardent comme bien au-dessous d’eux le petit nombre de rois ou de princes, qui ayant des bornes insurmontables à leur pouvoir, partagent l’autorité avec les lois.

Ces rois absolus savent donc très-bien qu’il n’y a pas la moindre différence entre tyrannie et monarchie. Pourquoi les peuples qui en font continuellement la triste expérience ne le savent-ils pas aussi bien qu’eux ? Mais les princes européens qui chérissent le pouvoir des tyrans, se contentent seulement du modeste titre de monarque. Les peuples, au contraire, dépouillés, avilis et opprimés par la monarchie, ne savent que stupidement abhorrer le nom de tyrannie.

Mais le petit nombre d’hommes qui ne sont ni rois ni esclaves, lorsqu’ils ne méprisent pas également tous les princes, monarques ou tyrans, ou même les princes dont le pouvoir est limité, comme perpétuellement inclinés à le devenir ; ce petit nombre de penseurs profonds, dis-je, sait très-bien quelle différence il y a entre la dignité plus importante, plus glorieuse et plus préférable, de présider sous l’égide des lois au gouvernement du peuple libre, et celle de conduire au gré de ses caprices un vil troupeau de bétail.

J’abandonnerai donc toute preuve ultérieure, comme non nécessaire à démontrer qu’une monarchie limitée ne peut exister sans que la monarchie cesse immédiatement, et que toute monarchie qui n’est pas limitée, est une véritable tyrannie, alors même que la monarchie n’abusant pas pour quelque temps de son pouvoir de nuire, ne se conduit pas en tyran. Je passerai ces preuves sous silence pour le seul désir d’être laconique, et parceque je crois parler à des lecteurs qui n’ont pas besoin qu’on leur dise tout.

Je vais essayer d’analyser la nature de la mono-tyrannie, et par quels moyens elle a sçu si bien s’enraciner dans l’Europe, qu’elle y paraît désormais inexpugnable.