DE LA RESTAURATION


ET


DE SES HISTORIENS.




I. — Histoire de la Restauration, par M. A. de Lamartine.
II. — Histoire des deux Restaurations, M. par Achille de Vaulabelle.




La crise de 1820 aboutit pour l’Europe aux mêmes conséquences que la crise de 1848. Si l’épouvante ne fut pas alors aussi générale, l’anxiété des gouvernemens ne fut pas moindre. Ils opposèrent au péril commun une résistance très habilement concertée, mais dont l’effet dépassa de beaucoup leur attente. À Troppau, à Laybach et même à Vérone, on avait admis la pensée de modifications profondes à introduire dans les institutions vieillies et la confuse administration des deux péninsules méridionales, et lors de ces réunions diplomatiques on aspirait moins à rétablir un état de choses discrédité depuis long-temps qu’à substituer, pour des changemens reconnus nécessaires, la libre initiative de la royauté à l’initiative brutale des prétoriens ; mais l’insurrection s’était montrée si lâche à Naples et devenait si outrageusement violente à Madrid et à Lisbonne, elle avait déployé tant de forfanterie et si peu de courage, qu’elle avait rendu difficile une transaction avec elle. Craignant, s’ils accordaient quelque chose à l’esprit de réforme, de paraître céder à l’esprit de révolution, les cabinets se mirent au service de haines que l’ignorance rendait aveugles et le fanatisme impitoyables. Les camarillas remplacèrent les clubs, et l’anarchie fit une fois de plus reculer la liberté.

Les éclatans succès de l’Autriche à Naples et à Turin avaient eu sur le cours de l’opinion publique en France un effet que la victoire de Novarre n’a pas surpassé. En 1820, tout le monde croyait la révolution vivace, et deux ans ne s’étaient pas écoulés qu’elle apparaissait impuissante et désarmée. Dans les questions intérieures, les déceptions n’avaient pas été moins amères. Depuis que, par un miracle d’aveuglement et d’imprévoyance, l’opinion libérale avait frayé par ses propres efforts la route du pouvoir à M. de Villèle, en renversant à son profit le dernier cabinet dans lequel vécût encore la tradition du 5 septembre 1816, la droite avait gagné dans la chambre et dans le pays tout le terrain perdu par l’opinion intermédiaire si laborieusement formée depuis quatre années. En votant pour M. Grégoire et contre M. de Richelieu, la bourgeoisie avait consommé son suicide et constaté qu’elle n’avait pas encore le tempérament politique assez formé pour faire prévaloir une doctrine qui lui fût propre.

L’opinion de 1815, qu’un loyal concours des classes moyennes à la politique royale aurait suffi pour annuler, avait profité avec ardeur du retour de fortune ménagé par ses ennemis. Au dedans comme au dehors, des vents heureux enflaient ses voiles, et tout lui tournait à bien. Elle avait bénéficié du crime de Louvel comme de la naissance qui rendit ce crime inutile. La maison de Bourbon, frappée dans sa tige, renaissait du sein de la mort, et la Providence semblait jeter pour un long avenir un défi à ses ennemis. Si l’effet de cet événement fut grand sur le parti dont il confirmait la foi, il ne fut guère moindre sur les factions contraires, car il leur enlevait l’espérance, et les partis ne vivent que par elle. Les masses sont toujours du parti du succès, et l’Europe de la sainte-alliance triomphait presque sans obstacle de révolutions qui avaient épuisé à la tribune toute l’ardeur qu’elles avaient promis de porter sur le champ de bataille. Ce que les peuples pardonnent le moins, ce sont les avortemens succédant aux menaces. En franchissant sans obstacle les Abruzzes, si long-temps réputées des Thermopyles, le général de Frimont avait tracé le vingt-neuvième bulletin de la révolution européenne.

En France, l’opposition, si nombreux qu’en fussent les élémens, étai trop peu fixée sur le but à poursuivre pour n’être pas profondément atteinte par tant de coups. Formée des résidus de tous les régimes antérieurs, elle avait à mettre en commun des haines implacables plutôt que des espérances nettement définies. L’empire était mort avec l’empereur ; la république dormait dans le sanglant linceul dont nul n’osait encore se faire un drapeau, et la substitution d’une branche de la famille royale à la branche régnante, qui ne préoccupait alors que quelques esprits, n’était pas de nature à servir d’aliment aux passions fougueuses auxquelles la presse dans ses fureurs et les sociétés secrètes dans leurs sombres conjurations ne donnaient jamais pour but qu’un gouvernement à renverser et un abîme à ouvrir. La confiance publique se retira donc de l’opposition sous le coup de ses défaites accumulées, et cette Babel de toutes les colères sembla pour un temps crouler par sa base.

Cependant, pour déterminer sa chute, une dernière épreuve restait à subir, un dernier doute à lever. La restauration avait-elle une armée ? En réunissant avec une généreuse confiance autour du trône les débris des phalanges impériales, Gouvion Saint-Cyr n’avait-il pas préparé les élémens d’un nouveau 20 mars ? Question redoutable, à la solution de laquelle étaient attachés et la consolidation de la monarchie et le rétablissement de l’influence française au dehors. Admise en 1818 dans l’alliance des cinq puissances, la France voyait s’élever devant elle un double obstacle. D’une part, le souvenir de son ancienne prépondérance resserrait le lien qui unissait les cours, lors même que les intérêts territoriaux étaient de nature à les diviser ; de l’autre, les suspicions entretenues sur la force et la stabilité de son gouvernement présentaient une occasion plausible pour décliner son intervention dans toutes les questions d’intérêt européen. S’émanciper de ses alliés en relevant son drapeau, marcher pour répondre à qui lui déniait la faculté de se mouvoir, tel était alors l’intérêt manifeste de la monarchie française. L’Espagne fournit à la royauté le moyen de frapper ses ennemis au dedans en rendant à son pays sa place au dehors. Sans admettre, avec le brillant auteur du Congrès de Vérone, que le passage de la Bidassoa assurât le passage du Rhin, et que l’entrée de l’armée française à Madrid emportât comme conséquence la résiliation des traités de Vienne, on ne saurait méconnaître qu’une campagne opérée par le drapeau blanc contre le drapeau tricolore déployé sur la frontière ne donnât à la maison de Bourbon une attitude toute différente de celle qu’elle devait, depuis 1815, au patronage de l’Europe et à des dévouemens incertains.

En saisissant l’occasion que lui ménageait la fortune, le roi Louis XVIII faisait d’ailleurs un acte commandé par d’évidentes nécessités. Aux premiers jours de 1823, la révolution espagnole avait perdu le caractère que lui avaient maintenu les premières cortès pour prendre une physionomie toute démagogique. La chute des insurrections militaires de l’Italie avait exalté des passions qui s’efforçaient, par des manifestations frénétiques, de faire illusion sur leur impuissance. Ferdinand VII, trop digne du triste rôle que lui imposaient les factions, n’était plus depuis la tentative manquée du 7 juillet, qu’un automate dont une émeute forçait à point nommé le courage et la signature. La monarchie constitutionnelle n’existait plus de l’autre côté des Pyrénées ; on y marchait, sous l’influence des sociétés secrètes, vers une sorte de république girondine, derrière laquelle se montraient les sans-chemises[1], odieux plagiaires des sans-culottes. Demander au chef de la maison de Bourbon de laisser aller ce drame jusqu’à sa dernière péripétie, c’était réclamer son déshonneur ; demander au chef d’un gouvernement de souffrir aux portes de la France l’établissement permanent d’un foyer insurrectionnel, c’était réclamer son abdication ; laisser l’Europe continentale résoudre cette question sans nous et contre nous, c’était accepter une irrémédiable déchéance. L’intervention en Espagne était donc obligée, et l’on ne s’explique pas que des esprits sérieux aient pu le mettre en doute. Ce n’était point sur le fait de cette intervention, mais sur l’esprit dans lequel il convenait de l’exercer, que pouvait porter le débat. Cette grande entreprise n’aurait présenté que des avantages sans inconvéniens politiques, si elle ne s’était rétrécie aux proportions d’une œuvre de parti destinée à grandir une faction plutôt qu’à grandir la France.

Nous ne pouvions épuiser en Espagne notre sang et notre or qu’au profit de l’idée dont notre propre gouvernement était l’expression la plus éclatante. Il fallait que la France renonçât à toute action extérieure ou qu’elle secondât résolûment en Europe les intérêts auxquels elle attribuait le droit et la mission de gouverner. L’oeuvre de la restauration consistait à faire prévaloir dans les monarchies méridionales cette transaction entre les institutions historiques et les réformes rationnelles dont la charte de 1814 était le résultat et le modèle. Les écrivains de la droite manifestaient à cette époque et ont continué de professer un dédain suprême pour les libertés écrites et pour ces constitutions reliées en veau qu’on peut mettre dans sa poche[2], œuvres sans passé et sans avenir, dans lesquelles ne respirent ni la nationalité séculaire ni la vie intime des peuples ; mais que prouvent ces antipathies cachées sous le couvert du bel esprit, sinon qu’on voudrait imposer aux sociétés contemporaines des mœurs qui leur sont devenues étrangères et des institutions dont le sens est perdu pour elles ? Les siècles font des ruines comme les révolutions, et le despotisme n’est pas moins démolisseur que l’anarchie. Une constitution écrite, réglant les rapports du pouvoir et des sujets, ne valait-elle pas mieux pour l’Espagne du XIXe siècle que l’ignoble chaos sous lequel avait disparu la monarchie de Charles IV et de Marie-Louise, qui, du milieu de ses ténèbres, ne laissait entrevoir au monde que la vénalité dans la justice, l’anarchie dans l’administration, la corruption dans les monastères et la prostitution sur le trône ? Concourir au rétablissement du régime qui avait frappé de stérilité l’une des plus nobles contrées de l’Europe était un crime politique que la France ne pouvait commettre impunément. En aidant au contraire à l’avènement pacifique des hommes et des idées qui gouvernent aujourd’hui la Péninsule, elle aurait épargné à ce pays les vingt années les plus sanglantes de son histoire ; en assistant impassible à toutes les fureurs d’une réaction sauvage, elle abdiqua la mission à laquelle se rattachait peut-être le salut de la dynastie : de cette dérogation à la loi providentielle qui régit l’action initiatrice de la France date, en effet, le triomphe du parti qui domina bientôt M. de Villèle, et qui commençait à pousser son cabinet vers les témérités qui conduisent aux catastrophes.

Cependant, quelque funeste qu’ait été pour l’avenir de la cause royaliste le concours prêté à un despotisme sans lumières, la conséquence première de l’intervention fut un immense surcroît de force et d’influence. En mettant à une épreuve réputée dangereuse la fidélité de l’armée, la monarchie avait affermi le sol sous ses pieds. Le canon de la Bidassoa rompit le faisceau des affiliations secrètes, qui vivaient de l’espérance d’une défection militaire. Au Waterloo de l’empire succéda donc celui de la révolution ; et l’année 1823 refit temporairement au profit de la maison de Bourbon la situation de 1815 avec une victoire de plus et l’invasion de moins.

Ce succès fut le coup de grace assené à l’opinion libérale : il vint changer en déroute une défaite déterminée par la plus imprudente stratégie. Les élections furent enlevées sans résistance, car on ne résiste pas chez nous à la force servie par la fortune. La chambre introuvable fut retrouvée, et dix-sept membres s’assirent seuls sur les bancs dégarnis de cette opposition qui avait donné le pouvoir à ses adversaires, et à laquelle il ne restait pour dernière ressource que l’espérance trop fondée de leurs fautes. Quelque mode d’élection qui prévale, toute situation nettement dessinée obtient en France une confirmation électorale. M. de Villèle bénéficia de cette loi après la guerre d’Espagne ; mais, conformément à cette loi même, le pays lui envoya des hommes selon cette situation plutôt que selon ses vœux. Le ministre des finances, président du conseil, n’était plus le petit gentilhomme de Toulouse qui protestait en 1814 contre la charte, et qui, en 1815, devenait le chef de la majorité provinciale dont M. de Bonald était l’oracle et M. de Maistre le prophète. Doué d’un sens pratique qui en politique est presque le génie, admirablement organisé pour l’administration et pour les affaires, M. de Villèle avait promptement compris tout ce qu’il y avait de téméraire et de chimérique dans ces plans de reconstitution sociale que la droite continuait de poursuivre avec ardeur et avec foi. Sans répudier ses amis, il répudiait leurs illusions, et se vouait à la tâche difficile de demeurer chef d’un parti en restant étranger à sa pensée et à ses espérances. Ce n’était pas une chambre ministérielle qui était sortie de terre au bruit du canon de victoire, c’était une chambre royaliste. Cette majorité honnête et convaincue appartenait à ses opinions plus qu’à ses chefs, et ceux-ci étaient moins dans le cas de la diriger que de la suivre. Dissoute au 5 septembre 1816, elle reprenait le pouvoir avec une confiance que semblaient justifier l’attitude et le découragement de ses adversaires, et croyait le moment venu de réaliser enfin les grands projets que jusqu’alors elle n’avait pu qu’indiquer. Dans l’enivrement de soir triomphe, aucune puissance humaine n’aurait pu l’empêcher d’exhumer le programme de 1815, et de commencer la guerre contre la révolution en entamant l’œuvre qui embrassait tous les problèmes à la fois, depuis la reconstitution civile de la famille jusqu’à celle de l’antique église gallicane. Que M. de Villèle imprimât une vive impulsion au crédit, au risque même d’exciter l’agiotage, ses amis politiques n’y avaient pas d’objection, à condition toutefois qu’on profitât des accroissemens de la richesse publique pour fermer successivement toutes les plaies de la révolution et pour servir des intérêts religieux ou monarchiques. Placé entre les royalistes et les libéraux, entre la noblesse et la bourgeoisie, le ministre n’accordait aux uns que ce qu’il ne pouvait leur refuser, et cherchait, en enrichissant les autres, à leur faire supporter des concessions indispensables à lui-même. N’ayant pas moins besoin des votes des congréganistes que des écus des banquiers, du concours politique de l’émigration que du concours financier de la bourse, il déploya une habileté sans égale pour calmer les passions par les intérêts et pratiqua durant six années une sorte de système de bascule, non pas, comme ses prédécesseurs, entre les coteries parlementaires, mais entre les classes mêmes de la société que leurs traditions et leurs habitudes semblaient vouer à un éternel antagonisme.

Cette tâche ardue fut rendue plus difficile encore par une importation législative qui vint dénaturer le système électoral et ajouter aux illusions de la majorité sans augmenter sa puissance. M. de Chateaubriand, alors membre du cabinet, avait récemment admiré à Londres le mécanisme de ces grands partis qui, sans préjudice pour les intérêts permanens de la Grande-Bretagne, se succèdent au pouvoir et le conservent durant de longues périodes. Il avait fait prévaloir la pensée de la septennalité contre le texte formel de la charte de 1814, qui prescrivait le renouvellement annuel par cinquième. Or, appliquer le système britannique, qui présuppose des partis dévoués aux mêmes institutions, à la France divisée par des factions le plus souvent hostiles au gouvernement existant et toujours inconciliables entre elles, c’était transporter une tour de granit sur un fond de sable, et rendre les réactions plus ardentes et plus certaines. Le renouvellement partiel aurait vraisemblablement épargné à la chambre de 1824 la plupart des entreprises législatives qui provoquèrent le mouvement électoral de 1827. Contrainte de compter chaque année avec l’opinion publique, la majorité n’aurait pas eu la tentation de profiter des longues perspectives ouvertes devant elle pour imposer aux répugnances du pouvoir des conquêtes qui le compromirent autant qu’elle-même. Le résultat nécessaire de la septennalité était de rendre à l’avenir les termes moyens impossibles et d’ôter à l’autorité toute la force qu’on donnait aux factions. N’ayant plus à compter de long-temps avec les électeurs, la droite se trouva beaucoup plus forte que le ministère, et lorsque bientôt après, par l’avènement de Charles X au trône, le prince qui était depuis si long-temps son chef fut devenu roi, elle put disposer de toute la puissance d’un gouvernement servie par toute la passion d’un parti.

Depuis la dissolution de la chambre de 1815, cette opinion avait traversé bien des fortunes, et souvent changé d’allures et de langage ; mais elle était demeurée, et c’est son honneur dans l’histoire, invariablement fidèle à sa doctrine fondamentale, aspirant toujours à faire consacrer par les lois les diverses légitimités sociales dont le droit préexiste, à ses yeux, dans l’histoire au même titre que celui de la dynastie elle-même. Reconstituer la famille par le principe des substitutions qui immobilise le sol et par le droit d’aînesse qui perpétue la tradition, rendre aux races antiques le lustre de la fortune en réparant par une juste indemnité la plus révoltante des iniquités révolutionnaires, imprimer à la législation civile un caractère dogmatique en protégeant par des dispositions pénales les vérités religieuses, lier l’église à l’état en appelant un évêque à la tête de l’université et dans les conseils de la couronne, rendre à celle-ci ses prérogatives imprescriptibles, et, entre toutes, le droit de disposer de l’avancement dans l’armée dont, aux termes mêmes de la charte, le roi était le chef suprême ; modifier la loi du recrutement, réglementer la presse dans un sens religieux, substituer pour le clergé une dotation au vote annuel du budget, enfin opposer en toute chose la permanence à la mobilité, le droit au fait, le dogmatisme à l’indifférence, la monarchie à la révolution : tel était le vaste et dangereux programme que M. de Villèle dut accepter la charge d’accomplir dans la mesure du temps que lui laisserait la fortune. Cette œuvre était celle d’une école plus encore que d’un parti : la majorité de 1824 n’appartenait pas moins, en effet, à l’auteur de la Législation primitive que celle de 1791 à l’auteur du Contrat social. C’était au milieu de ce monde à théories anguleuses et à croyances ferventes que M. de Villèle était appelé à développer son génie fort peu inflexible et son habileté sans ferveur. Il fallait donc suppléer par la complaisance à la foi politique absente et satisfaire la majorité sous peine de se voir déserté par elle. Placé entre le libéralisme qui, pour le moment, semblait vaincu et la contre-opposition qui recrutait contre lui au parlement et à la cour tous les ressentimens et toutes les impatiences, ce ministre s’inquiétait plus du péril immédiat qui le pressait dans la chambre que du danger lointain qui se préparait dans le pays. Aussi à chaque session apportait-il un tribut, sorte de rançon parlementaire qu’il s’efforçait de contenir dans les plus étroites limites possibles.

Le programme de la droite ne put être intégralement réalisé avant la réaction qui emporta bientôt tant de rêves d’un autre âge. De ces éclosions artificielles, la plupart ont disparu au premier souffle de la tempête. Si quelques-unes, des lois promulguées de 1824 à 1827 sont demeurées stables et consacrées par l’opinion, c’est qu’elles émanaient d’un ordre d’idées moins contestables que les théories philosophiques d’un parti et qu’elles se rattachaient aux intérêts permanens de l’ordre social. Pourquoi la France a-t-elle persisté, même dans ses jours les plus orageux, à rayer de son code le titre du divorce, à l’abolition duquel le nom de M. de Bonald se rattache si honorablement ? C’est que l’inviolabilité de la famille est une vérité qui n’est le patrimoine d’aucune école, et que les sociétés ne peuvent méconnaître sans reculer vers la barbarie. Pourquoi l’indemnité attribuée aux victimes des expropriations révolutionnaires n’a-t-elle pas été effacée de nos lois par les révolutions survenues depuis vingt-cinq ans ? Pourquoi la conscience publique a-t-elle entouré cette disposition réparatrice d’une approbation sans cesse croissante, lorsque la loi d’aînesse, la loi du sacrilège et d’autres mesures organiques n’étaient plus que des souvenirs désavoués même par ceux qui les avaient provoqués ? C’est qu’il peut exister des sociétés régulières en dehors d’un type ou préconçu par l’esprit ou emprunté à l’histoire, tandis que, dans nos jours si troublés et si incertains, il faut renoncer à vivre de la vie civilisée, si le pied ne repose sur un sol assez solide pour défier toutes les perturbations politiques. Le respect du droit privé, dans chacune de ses applications, est un principe qui importe surtout aux sociétés démocratiques. Lorsque les institutions générales sont sans prestige ; il faut que le droit des citoyens soit sacré, et par la même raison, lorsque l’état n’a plus de croyances, il faut que celles de l’individu soient inviolables. Si, par exemple, les hommes religieux s’étaient bornés, en 1825, à réclamer des pénalités plus efficaces contre les crimes et délits commis dans les édifices consacrés au culte, s’ils n’avaient entendu protéger la religion que comme la plus sainte des propriétés humaines, ils seraient demeurés, s’il est permis de le dire, en communion avec leur siècle, et leurs lois auraient pu survivre à leur fortune ; mais ils comprenaient alors autrement et leurs devoirs et leur mission. Ce n’était point à la conscience privée qu’on entendait donner des garanties nouvelles, c’était l’état lui-même auquel on prétendait imposer une conscience. On qualifiait d’athéisme l’incompétence professée par le pouvoir en matière religieuse dans une société sans croyances communes, et au risque de soulever contre le catholicisme des résistances morales mille fois plus puissantes que l’autorité légale qui lui était conférée, on faisait entrer le péché dans le domaine de la loi, en punissant de mort le sacrilège simple, et de la peine du parricide, avec expiation et amende honorable, la profanation des hosties commise publiquement. Mais pourquoi poursuivre le sacrilège, crime fort rare, sinon sans exemple, lorsque chaque jour, l’hérésie conteste les dogmes et que l’incrédulité les blasphème ? Le législateur, qui mutilait le sacrilège, pouvait-il continuer à salarier les chaires dissidentes où le dogme de la présence réelle était publiquement nié, et, en abattant la main qui avait outragé le Dieu vivant, ne s’engageait-il pas à percer bientôt d’un fer rouge la langue qui oserait le blasphémer ? La majesté divine, déclarée sensible aux voies de fait, était-elle donc insensible aux autres espèces d’outrage, et pouvait-on s’arrêter au début d’une telle carrière ? Si l’on aimait mieux être inconséquent qu’insensé, si l’on introduisait soi-même dans sa loi des dispositions destinées à en paralyser l’exécution, n’était-ce pas parce que le bon sens faisait reculer la logique, et n’était-il pas manifeste qu’en imposant un tel projet aux vives répugnances du cabinet, on aspirait moins à conquérir pour la religion une garantie effective qu’à satisfaire sa propre pensée ?

Les circonstances auxquelles on subordonnait l’application de la peine capitale en matière de sacrilège avaient été visiblement combinées de manière à la rendre à peu près impossible. À la tribune de la chambre des pairs, M. de Chateaubriand les comparait spirituellement aux clauses de nullité introduites d’avance en Pologne dans les contrats de mariage pour faciliter les divorces. C’est qu’en effet cette loi était un effroyable péril, si elle ne demeurait une lettre morte. Se figure-t-on bien, dans Paris rongé d’indifférence et de scepticisme, un homme condamné à une double mutilation s’en allant, à la lueur des flambeaux sacrés, commencer sous le porche d’une église un supplice qui va finir sur l’échafaud, et comprend-on le prêtre répudiant son ministère sublime pour se faire dans ce drame sanglant comme l’auxiliaire du bourreau ? On pouvait promulguer une telle loi, mais un gouvernement aurait péri à la faire exécuter. Cette arme, créée pour protéger la religion, était une conquête de plus assurée à ses ennemis. Les lois finissent par réfléchir les croyances, mais ne commencent jamais par les faire naître. Le christianisme n’employa pas moins de quatre siècles à conquérir le domaine des intelligences avant de descendre dans la législation pour l’a mettre en harmonie avec lui. De Tibère à Constantin, il chemina dans la nuit des catacombes, exerçant son humble prosélytisme jour par jour, ame par ame, et faisant si peu de bruit qu’au milieu des agitations du monde les historiens païens soupçonnèrent à peine la végétation souterraine qui, en s’épanouissant tout à coup, allait renouveler la face de la terre. La grace de Dieu descendait obscurément sur les plus obscurs, et, bien loin d’y être pour quelque chose, les pouvoirs humains ne pressentaient pas même la révolution qui transforma l’humanité. La France du XIXe siècle n’est pas moins étrangère à la vérité religieuse que la Rome impériale, car la lutte contre le paganisme des intelligences ne sera pas moins longue que la lutte contre le paganisme des sens. Le mystérieux travail qui s’opère a donc aussi des conditions de lenteur et de réserve que la restauration ne soupçonna point. L’ombre sainte des catacombes l’avance plus que le triomphe du Capitole.

Toutes les tentatives du gouvernement de la branche aînée dans l’ordre religieux ne furent qu’une longue suite d’avortemens. Abstraction et impuissance, tel fut le double caractère de ces mesures prétendues organiques qui suscitaient des irritations si redoutables sans servir un seul des intérêts qu’elles étaient destinées à protéger. On n’aspirait pas avec moins d’ardeur à fonder une aristocratie qu’à rétablir des rapports de dépendance entre l’église et l’état, et les essais faits dans cette voie ne furent ni moins imprudens ni moins stériles. Pendant que le fougueux auteur de l’Essai sur l’Indifférence dénonçait la loi athée à l’indignation du monde et sommait la force de choisir enfin entre l’erreur et la vérité, les publicistes de l’école anglaise prononçaient de sinistres prophéties sur le sort de cette société dont le code civil préparait la ruine, et où le sol, morcelé à l’infini par l’égalité des partages, manquerait bientôt à la culture. La continuité n’était-elle pas le principe et le but de tout gouvernement monarchique, et ne fallait-il pas que celui-ci fût dirigé par une succession d’hommes inspirés du même sentiment, excités par des intérêts du même ordre ? L’individu, pour la monarchie, n’est-ce pas la famille, série de générations identiques avec elles-mêmes, qui ne changent rien et ne veulent rien changer autour d’elles ? Or, fonder la famille, c’était, d’une part, y perpétuer le pouvoir paternel dans sa délégation naturelle ; c’était, de l’autre, immobiliser le sol aux mains de celui qui recevait par le fait de sa primogéniture cette délégation sacrée. Toutes les imaginations étaient en travail pour sauver une société qui persistait à douter de son mal et de la mission de ses sauveurs. Chaque matin voyait éclore des plans nouveaux pour constituer une aristocratie territoriale, et, avec une infatuation inexplicable pour qui ne connaît pas les illusions des partis, l’on demandait aux lois d’accomplir l’œuvre des siècles. M. Fiévée, tout homme d’esprit qu’il était, proposait de doter en immeubles les grandes charges de la monarchie, à commencer par les ministères, et de payer les préfets en coupes de bois. M. Bergasse demandait que la jouissance des droits politiques fût subordonnée à la possession d’un manoir substitué de plein droit à l’aîné de la famille, et M. Cottu, s’emparant de la même pensée, voulait que des girouettes placées au sommet de la manse électoralela désignassent au respect de toute la contrée circonvoisine. C’était à qui proposerait sa recette pour faire pousser des aristocrates comme des champignons. On semblait ignorer que toutes les aristocraties qui ont eu ou qui conservent quelque grandeur sont issues de faits primordiaux qui dominent et l’histoire et la volonté des législateurs. Les privilèges politiques n’ont nulle part été conférés à priori, partout ils correspondent à des croyances préexistantes aux institutions. Dans le monde oriental, les aristocraties sont des castes, dont les membres ne sont pas moins séparés par l’opinion que l’homme ne l’est de l’animal ruminant à ses pieds. Dans les sociétés grecque et romaine, où la puissance religieuse se confondait avec la puissance sociale, les patriciats étaient des sacerdoces. Dans l’Europe moderne, les aristocraties sont sorties tout armées de la conquête, comme la déesse antique du cerveau de son père. Les fils des races conquérantes ont pu sans doute, dans le cours des âges, ou perdre leur autorité ou la maintenir et l’étendre suivant qu’ils ont déployé plus ou moins d’esprit politique ; mais, de nos jours encore, la puissance des aristocraties les plus accessibles aux influences et aux fortunes nouvelles repose exclusivement sur le fait primitif dont le prestige les entoure et les protège. Si l’Angleterre est la plus aristocratique des nations, il faut moins encore l’attribuer au sens si droit et à la conduite si sensée de sa noblesse qu’à cette circonstance trop peu remarquée, que dans ce pays, conquis plus souvent et plus récemment que le reste de l’Europe : la féodalité s’est regreffée en quelque sorte sur elle-même par le seul effet de l’invasion normande.

Pour introduire un élément aristocratique dans une nation où cet élément n’existe point, il faudrait à défaut du passé, qui n’appartient à personne, bouleverser son organisation tout entière jusque dans ses dernières profondeurs. Le droit d’aînesse, par exemple, ne serait-il pas la plus cruelle des iniquités là où les cadets n’auraient à leur disposition ni les grades d’une armée réservés aux familles puissantes, ni les bénéfices d’une église nationale richement dotée, ni les chances de fortune que présentent d’immenses colonies dispersées sur toutes les mers ? Et cette injustice ne toucherait-elle pas à l’immoralité, si la religion n’était en mesure d’ouvrir ses bras à toutes les déshéritées de la fortune, ou si celles-ci ne pouvaient, comme en Allemagne, abriter dans de nobles asiles leur tristesse derrière leur vanité ? Pour faire accepter l’inégalité des partages, il fallait donc toucher à tout, si l’on touchait à quelque chose, et la conscience publique entrevoyait derrière ces projets des conséquences lointaines qui la soulevaient. Ce n’est pas que les lois présentées eussent un caractère ou fort tranché ou fort menaçant. Le ministère auquel elles étaient imposées s’efforçait d’en restreindre les dispositions au point de les rendre inapplicables comme dans la loi du sacrilège, ou inefficaces comme dans celle du droit d’aînesse, et le parti qui réclamait ces mesure à grands cris, ayant lui-même la conscience de leur périlleuse impopularité, s’attachait plutôt à faire consacrer les principes fondamentaux de son symbole qu’à en presser les conséquences pratiques. Ainsi le projet sur le droit de primogéniture, tel qu’il fut porté à la chambre des pairs et rejeté par cette assemblée, aux applaudissemens du pays, se réduisait à prescrire, dans les familles payant 300 francs d’impôt, la substitution d’un préciput légal en faveur de l’aîné au préciput facultatif, sauf volonté contraire exprimée par un acte de dernière volonté. Le seul effet sérieux de la loi aurait donc été de contraindre les pères de famille à faire des testamens pour lui échapper. C’était pour préparer dans tous les rangs de la société domestique la défaite certaine des lois par les mœurs que d’un bout du royaume à l’autre on ameutait les intérêts, on surexcitait les passions, et que l’on donnait à la presse le plus redoutable de tous les thèmes ; c’était pour une combinaison d’une portée économique à peu près nulle qu’on introduisait au cœur des classes moyennes la colère qu’aux premiers jours de la restauration la malveillance était parvenue à insinuer au cœur des masses soulevées au 20 mars par la grande calomnie de la dîme et des droits féodaux !

Ces tentatives, à la fois audacieuses et mesquines, provoquaient contre le pouvoir un flot chaque jour montant d’inimitiés. La société moderne restait obstinément dans ses voies et haïssait les réformateurs sans les craindre. Tout ce bruit se faisait en pure perte, et la monarchie seule payait les frais de débats qu’elle laissait si malheureusement entamer. « Tandis que les ministres, disait un piquant orateur, nous parlent d’imiter Romulus et Lycurgue, s’attribuant le pouvoir de transformer la France à leur gré, tout demeure comme auparavant, avec le mécontentement de plus. On veut armer la religion d’une loi pénale, et elle est abolie en naissant par la tolérance universelle ; la présomption ministérielle s’imagine un jour qu’elle abaissera par une loi l’intérêt des capitaux : les préteurs et les emprunteurs continuent à régler leurs affaires selon leurs besoins réciproques. Et cette loi du droit d’aînesse, quel est le principal argument par lequel on s’efforce de lui rallier des suffrages ? C’est qu’elle ouvre une issue pour lui échapper[3]. »

Si je m’attache à faire ressortir la dangereuse inanité de ces tentatives, ce n’est pas, qu’on en soit bien convaincu, pour le triste et trop facile plaisir d’accabler un parti sous le poids de ses fautes. Ce parti possédait une qualité qui valait à elle seule presque toutes celles qu’il n’avait pas : il était honnête et convaincu. En rappelant les écueils qui lui furent funestes, je poursuis un but plus actuel et plus sérieux. Je voudrais contribuer, par l’évocation de ces souvenirs, à fixer les limites et la portée de la réaction vers le principe d’autorité qui se déroule depuis plusieurs mois sous nos yeux. La France a vécu durant quatre ans sous la pression d’un si lourd cauchemar, qu’elle n’a rien marchandé à ceux qui prenaient charge de l’en délivrer. Afin de s’assurer un sommeil plus tranquille, elle a livré les bruyantes conquêtes pour lesquelles elle avait si long-temps combattu, constatant ainsi le vide de théories auxquelles elle semblait tenir par les plus profondes racines ; mais le discrédit qui a frappé tout à coup certaines idées n’implique aucunement un retour vers des idées contraires, et cette abdication en face d’un péril public n’a profité qu’au scepticisme. L’école aristocratique n’a point gagné le terrain qu’a perdu l’école libérale. La France s’est éloignée des doctrines de 1830 sans se rapprocher de celles de 1815, et ce n’est pas au profit des livres du comte de Maistre que ceux de Benjamin Constant ont été déchirés. Les théories de l’école historique, celles de l’état chrétien et du Christ-roi, pour parler comme en Allemagne, toutes ces conceptions plus brillantes que sérieuses, qui tendent à transformer les sciences positives en mathématiques divines, sont aussi loin de nous dans l’avenir que dans le passé.

La restauration a succombé pour avoir tenté l’implantation d’un principe d’organisme dans une époque critique de l’histoire de l’humanité. En 1825, les théoriciens de la droite ont rencontré dans les intérêts et dans les mœurs des résistances analogues à celles contre lesquelles se sont brisés, après 1848, les théoriciens socialistes. Les uns ont compromis la monarchie, comme les autres ont tué la république. Laissé à lui-même, M. de Villèle aurait préparé pour la royauté de la branche aînée une ère de prospérité pacifique à peu près semblable à celle qu’a traversée la royauté de la branche cadette, avec la pression révolutionnaire de moins et l’adhésion de l’Europe de plus ; mais, soutenu aux affaires par l’appui conditionnel d’un parti, ce ministre succombait sous une politique dont il avait consenti à se faire l’éditeur responsable en en demeurant l’adversaire.

Froissée par des projets derrière lesquels on en laissait toujours soupçonner d’autres, et promptement dégagée des influences que l’expédition d’Espagne avait fait peser sur elle, l’opinion publique accueillait les interprétations les plus malveillantes et devenait accessible à des colères habilement attisées par l’esprit de faction. La presse, impuissante, quoi qu’on en puisse penser, pour créer des griefs imaginaires, mais formidable pour grossir démesurément ceux dont le germe existe, passait tour à tour de l’hypocrisie à la violence, selon la mesure de liberté que lui laissait l’établissement ou la suspension de la censure. Partout se révélaient les symptômes les moins équivoques du désordre des intelligences et de la dangereuse tendance des esprits. Au sein même de la majorité royaliste, une ardente opposition s’était élevée pour attaquer le pouvoir, parfois au nom des principes monarchiques auxquels on l’accusait de ne donner que de tardives et incomplètes satisfactions, parfois en s’appuyant sur des griefs populaires et en dépassant les ennemis de la dynastie par l’audace de ses paroles et de ses votes. Contre-révolutionnaire par son symbole, révolutionnaire par son attitude, cette coterie, que l’ambition préparait à l’apostasie, arrachait au parti royaliste le principal élément de sa force : l’unité des doctrines et la dignité de la conduite. Au sein du parlement, toutes les situations étaient faussées : la chambre des pairs repoussait les projets de lois aristocratiques, et la chambre élective imposait au ministère des mesures désavouées par le pays, et qui compromettaient de plus en plus le renouvellement de son mandat. Les élections partielles donnaient à cet égard les plus solennels avertissemens, et peut-être auraient- elles pu sauver la royauté en l’éclairant en temps utile sur l’état véritable de l’opinion, si la septennalité ne l’avait condamnée d’avance à ne profiter du bénéfice de l’expérience que lorsqu’il serait perdu pour elle. Atteinte par l’émotion universelle, la justice elle-même avait cessé d’être impassible : en descendant dans ses rangs, l’opposition avait puisé une nouvelle force morale, et les lois répressives que la magistrature avait mission d’appliquer devenaient des armes formidables dans ses mains : les délits politiques enlevés à l’appréciation du jury trouvaient en effet dans les magistrats des juges qui ne pouvaient les absoudre, sans aller par leurs arrêts frapper au cœur le pouvoir lui-même. Sous l’empire des émotions universelles, l’Académie se transformait en assemblée délibérante, et la dissolution de la garde nationale de Paris venait consommer le divorce de la royauté avec ces classes commerçantes qui avaient chaleureusement acclamé les deux restaurations. Les régions de la conscience n’étaient pas moins troublées. Agité par de vagues tendances vers un état nouveau, le clergé tentait en vain de secouer le poids mortel d’impopularité qu’on avait amassé sur sa tête en rivant l’autel au trône. S’il réclamait le droit commun, on lui en déniait le bénéfice, et l’on établissait, non sans motifs spécieux, que le concours de l’état pour protéger la religion entraînait pour celle-ci la nécessité de subir ses exigences. Si, en matière dogmatique et pénale, on attribuait aux tribunaux l’héritage des anciens parlemens, n’était-ce pas les appeler à renouer avec la chaîne des temps celle des persécutions iniques ? La guerre aux corporations religieuses, le monopole universitaire, trouvaient donc leur consécration dans la loi du sacrilège, car, lorsqu’on réclamait pour le clergé la tenue du registre de l’état civil en vertu du droit ancien, il était difficile d’oublier que ce droit atteignait les jésuites. On avait accueilli comme une conquête l’admission d’un évêque dans le cabinet sous le titre de ministre des affaires ecclésiastiques, et le seul résultat d’un pareil choix avait été de faire déclarer obligatoire l’enseignement des quatre propositions de 1682. La seule église existant en France à l’état d’institution historique, c’était en effet l’église gallicane, et M. de Montlosier était parfaitement conséquent avec lui-même en faisant du gallicanisme le dernier mot de sa doctrine. C’était ainsi que toutes les pauvretés de l’esprit et tous les mauvais instincts du cœur trouvaient dans une tentative à contre-sens des encouragemens et des excitations.

Trois années avaient donc suffi pour faire passer la gauche de la prostration qui suit une défaite éclatante à la confiance qu’inspire la certitude d’une revanche prochaine. La conspiration n’avait plus son siège ni dans les conciliabules des sous-officiers, ni dans les ventes du carbonarisme, alors à peu près dissoutes ; mais l’irritation se développait en plein soleil à l’ardente clarté de la tribune : elle croissait sous la parole de graves orateurs plus encore que sous l’excitation des journaux, car la censure, qui, durant la restauration, prévalut dix années sur quinze, n’arrêtait la circulation d’aucune pensée, et, loin de la calmer, elle surexcitait la fièvre universelle. Lorsque la France est agitée, il n’est aucun moyen artificiel de lui imposer le repos, de même que, si elle entend dormir, on peut mettre tous les journalistes et tous les tribuns au défi de l’en empêcher. Le pays était-il sevré de la liberté des journaux, il s’en dédommageait soit par celle de la tribune, soit en organisant l’agitation électorale. À la fin de 1827, celle-ci se développait avec une telle rapidité, que, pour ne pas s’exposer à voir bientôt substituer une question de dynastie à une question de ministère, il était devenu urgent de devancer par une soudaine surprise, l’époque légale très lointaine encore d’un appel à la France. Le siècle de sept années qu’on s’était ouvert avec tant de confiance pour l’accomplissement de si grands desseins n’avait donc pas accompli la moitié de son cours, qu’il fallait le clore précipitamment pour affronter des élections générales moins avec la pensée de conquérir une victoire qu’avec l’espérance d’éviter une déroute.

L’administration pesa de tout son poids sur cette épreuve sans parvenir à en altérer la signification décisive. Son résultat dut constater aux yeux des plus aveugles l’impossibilité de continuer contre des résistances universelles l’application du système qui prévalait depuis 1824 : le salut de la couronne était au prix d’une autre politique appliquée par d’autres hommes. La force des choses la jetait dans les voies dont les violences de la gauche révolutionnaire et les faiblesses de la gauche constitutionnelle avaient écarté Louis XVIII six années auparavant. Après l’avortement politique de la droite étalant à tous les regards ses divisions et son impuissance, Charles X était manifestement appelé à reprendre l’œuvre du roi son frère et à sacrifier ses instincts de chef de parti à ses devoirs de chef de dynastie. Le sacrifice était pénible, le succès incertain peut-être, et le souvenir des ingratitudes comme des déceptions sous lesquelles avait succombé la politique du précédent règne fournissait un texte spécieux aux conseils en sens contraire et aux sinistres prophéties. Reprendre l’œuvre de fusion tentée par Louis XVIII entre les hommes de la révolution et ceux de la monarchie après un trop éclatant exemple de la domination exercée sur l’opposition régulière par l’opposition factieuse, recommencer enfin le ministère Richelieu au risque de le voir succomber sous le coup des mêmes exigences et des mêmes aveuglemens, ce n’était pas là une résolution parfaitement simple pour un prince de la maison de Bourbon. Cependant tout autre parti menait si visiblement à une catastrophe, qu’il devenait le seul possible, et qu’en présence d’une nécessité évidente on n’engageait pas même, en le suivant, sa propre responsabilité. Embrasser soi-même cette politique avec résolution aurait été la seule manière d’en conjurer les périls et d’en assurer le succès. Pratiquée avec hésitation et de mauvaise grace, elle ne pouvait manquer de rendre à l’opposition ses allures soupçonneuses et ses exigences ; appliquée franchement, non comme une nécessité temporaire qu’on subit, mais comme une pensée généreuse dont on prend l’initiative, peut-être aurait-elle rompu la glace, qu’on veuille bien me passer le mot, entre la maison de Bourbon et la France nouvelle, entre la légitimité, fille des siècles, et la bourgeoisie, fille de ses œuvres.

En 1828, Charles X aurait rencontré d’ailleurs, pour pratiquer cette politique, des circonstances beaucoup plus favorables que celles sous l’empire desquelles agissait le roi son frère, lorsqu’en 1816 il rendait l’ordonnance du 5 septembre. On n’était plus au lendemain des cent-jours, et la monarchie était en mesure de profiter de l’apaisement des passions comme des garanties nouvelles que le développement de la prospérité publique lui ménageait dans tous les rangs de la société. Les rapprochemens étaient moins difficiles, et dans le sein des chambres les ambitions avaient amorti les antipathies. De tous côtés se présentaient des hommes impatiens de mettre au service du pouvoir une activité stérilement dépensée dans les luttes de la tribune et le pugilat du journalisme. Douze années de pratique du gouvernement représentatif avaient enseigné au plus grand nombre la modération, aux autres l’hypocrisie. Quoiqu’il fût dans la destinée de la chambre élue en novembre 1827 de provoquer une révolution, cette assemblée fut peut-être l’une de celles où les élémens hostiles à la monarchie tenaient le moins de place et au sein de laquelle l’opposition presque entière prenait le plus au sérieux les institutions existantes. Ses membres étaient environnés d’une considération méritée : aucun des grands scandales électoraux de 1820 n’avait, lors de sa formation, soulevé la conscience publique, et ce n’était plus la tête de Louis XVI à la main qu’un parti se présentait devant la royauté pour traiter avec elle. On commençait à préférer la chance de partager le pouvoir à la tâche périlleuse de le renverser. En donnant en temps utile, spontanément, une large part dans les affaires aux hommes qui, sous la monarchie de 1830, en conquirent le monopole, la branche aînée n’aurait probablement pas rencontré des serviteurs moins dévoués et moins énergiques que ceux de la branche cadette ; un appel de l’antique royauté aurait en de sa part l’effet heureux de flatter les amours-propres en servant les ambitieux, et si la nature de son titre lui interdisait certaines concessions de principes, ce titre même aurait rehaussé l’éclat de toutes les concessions de personnes. Donner beaucoup aux hommes pour avoir moins à toucher aux choses, changer sa base dans la nation en la maintenant dans l’histoire, telle était donc la marche indiquée à la monarchie légitime lors de la réaction ouverte par les élections générales de 1829. Sans garantir, en présence des exemples du passé, le succès d’une telle politique, on peut affirmer qu’elle était entre toutes la moins périlleuse, et qu’en refusant de la pratiquer, on s’ôtait le droit d’accuser la fortune.

Le roi Charles X, par ses qualités comme par ses défauts, était de tous les princes de sa maison celui auquel répugnaient le plus un appel à des hommes nouveaux et l’abandon de ses anciens amis. Durant soixante ans, il avait vécu claquemuré dans son parti comme un religieux dans son cloître. Il était pleinement convaincu que la mission de sauver et de servir la royauté n’incombait qu’aux royalistes, et, malgré un grand fonds de bienveillance naturelle, ce n’était jamais sans une lutte contre lui-même qu’il consentait à donner ce titre aux hommes que leur destinée avait tenus séparés de la sienne. Il avait une idée fort exagérée de la puissance morale de la royauté et faisait à la révolution l’honneur de la croire incorruptible. Appeler dans ses conseils ceux qui l’avaient servie lui semblait et une imprudence de roi et une apostasie de gentilhomme. Comme tous les gens de parti, il transigeait plus facilement sur les actes que sur les personnes. Le prince religieux à la conscience duquel son cabinet imposa les ordonnances du 28 juin sur les petits séminaires aurait accueilli comme un insensé ou comme un factieux quiconque lui eût demandé un portefeuille pour Casimir Périer, un commandement pour le général Foy, ou une ambassade pour le général Sébastiani.

M. de Villèle ne s’était pas dissimulé que la portée du mouvement électoral impliquait la nécessité d’une modification profonde dans le gouvernement de la société. Charles X avait accepté sans hésitation la démission d’un ministre dont il appréciait l’habileté plus qu’il ne goûtait la personne. Dominé par ses souvenirs de jeunesse, ce prince, qui avait vu plus d’un contrôleur-général élevé par la faveur succomber sous des chansons, estimait pouvoir triompher d’une fronde sans motifs et sans racines en faisant aux caprices populaires le sacrifice de quelques noms propres, et en remplaçant les chefs d’emploi par des doublures. La formation du ministère Martignac n’avait pas primitivement une autre portée aux yeux de la couronne, et les hommes honorables groupes dans ce cabinet autour de quelques collègues survivant à M. de Villèle, pour la plupart agens de la politique qui prévalait depuis six ans, n’étaient au fond appelés que pour la continuer dans des conditions moins défavorables. Il n’existait pas deux systèmes pour le roi Charles X ; encore moins admettait-il que des ministres royalistes pussent songer à exiger, comme condition de leur entrée aux affaires, un remaniement du personnel administratif. Ce prince aurait plutôt admis la pensée d’une abdication que celle de traiter, selon la politique anglaise, avec les chefs de l’opposition constitutionnelle, dont M. Royer-Collard formulait la pensée, et dont Casimir Périer commandait alors si brillamment l’avant-garde.

De ce désaccord primordial entre la fin que lui assignait la couronne et celle que lui attribuait l’opinion provinrent la faiblesse, les mécomptes et la chute de cette administration regrettée. Appelé par le roi moins pour remplacer un cabinet que pour le continuer, le ministère Martignac paraissait avoir reçu mission de faire prévaloir une politique contraire à celle qui venait d’être condamnée par le pays, et de réparer tous les griefs, fondés ou non, qui l’agitaient alors avec tant de vivacité. Hésitait-il à trancher par ses choix et par ses actes avec ceux de ses prédécesseurs, l’opinion le lui imputait à faiblesse ; tentait-il de s’engager dans des voies différentes et de s’entourer d’hommes nouveaux, la couronne l’accusait de tromper sa confiance. Le terrain lui manquait au parlement comme à la cour, car il lui était également interdit de faire ce que réclamait l’opposition et de demeurer dans la réserve qu’avait espérée le monarque. Des deux directions entre lesquelles elle était tiraillée, l’administration Martignac n’avait pas tardé, comme il était facile de le prévoir, à choisir celle qui la croyait appelée à inaugurer une politique nouvelle. Sans être par la pensée qui avait présidé à sa formation un ministère libéral proprement dit, comme les trois cabinets qui s’étaient succédé après l’ordonnance du 5 septembre, ce ministère fit des actes devant lesquels auraient reculé MM. Lainé, de Richelieu, Dessolles et Decazes. Il émancipa la presse, assura la sincérité des listes électorales, consacra la spécialité dans le vote des chapitres du budget, tenta d’introduire le principe électif dans l’administration des départemens et des communes, et donna la plus sainte de toutes les libertés en pâture à d’aveugles colères. Mais, tandis que la gauche obtenait tant de gages pour ses idées, elle n’obtenait presque rien pour ses ambitions impatientes : on amorçait celles-ci sans les satisfaire. La main qui imposait des formulaires aux consciences n’était pas assez forte pour faire un préfet. Peut-être est-il triste de le penser, mais c’est le devoir de l’historien de le dire : le ministère Martignac aurait fourni une plus utile carrière, si l’origine de ses membres avait été différente, s’ils s’étaient trouvés en mesure de servir davantage les intérêts en servant moins les passions, et de dépenser en petite monnaie ce qu’ils prodiguaient en grosses et parfois en périlleuses concessions. Gouverner par l’opposition pouvait être chose chanceuse, mais gouverner en rapprochant celle-ci des affaires sans lui en ouvrir L’accès était une tentative plus redoutable encore. Il était naturel que l’opposition s’irritât de ne pas se voir représentée dans un cabinet qui faisait tant pour elle. Maintenir résolûment la barrière qui la séparait de la dynastie, ou devancer au profil de, celle-ci, par une confiance généreuse, le mouvement qui, après 1830, transforma tant de tribuns en conservateurs, telle était la seule alternative possible, et le ministère Martignac ne correspondait ni à l’une ni à l’autre de ces combinaisons. Appartenant à la droite par les personnes, à la gauche par les actes, il suscitait de tous côtés des irritations et des colères. Suspect à la couronne par l’entreprise à laquelle il s’était voué contrairement à la pensée royale, il ne rencontrait qu’un appui conditionnel sur les bancs de l’opposition, qu’une neutralité fort peu bienveillante sur ceux où siégeaient les amis encore nombreux du cabinet précédent. Dans une telle situation, les échecs parlementaires ne pouvaient lui manquer, quelques éloquens appels qu’il adressât chaque jour à la conciliation et à la paix. Ces échecs ne lui furent ni épargnés ni mesurés, et le roi Charles X les voyait survenir sans étonnement comme sans regret. Les exigences de la gauche, loin d’amener le monarque à se rapprocher d’elle, le portaient en effet à précipiter la fin d’une expérience qu’il avait toujours réputée, dangereuse et transitoire. Par les embarras sous lesquels succombaient ses ministres, ce prince était confirmé dans la foi de toute sa vie. Plus que jamais il tenait toutes concessions pour inutiles, et répétait comme un axiome désormais incontestable la vieille maxime de Coblentz : sauver la royauté par les royalistes, en opposant résolûment le principe monarchique au principe révolutionnaire.

Ainsi, après treize ans de transactions inspirées par la prudence, ménagées par l’habileté, allait se démasquer tout à coup un antagonisme fatal. La restauration ne pouvait vivre que par la conciliation des deux principes, et la royauté, dans l’aveuglement de sa confiance, dénonçait la trêve et engageait systématiquement la lutte entre ces deux principes contraires. Heureux de se débarrasser enfin de conseillers qui, s’ils ne trahissaient sa couronne, trahissaient au moins son parti, Charles X réalisa sa plus persévérante et sa plus chère conception en remettant le sort de la monarchie aux mains de serviteurs éprouvés, sous la direction d’un homme que sa vie avait fait l’ami et son âge l’élève politique du vieux monarque.

Rendre le gouvernement de la monarchie aux hommes monarchiques, comme on restitue au propriétaire la jouissance de sa propriété usurpée ; marquer une limite infranchissable aux concessions, sans réagir toutefois contre aucun fait accompli ; envisager la charte, non comme la base de la royauté, mais comme son œuvre et la respecter religieusement à ce titre ; rester dans les voies parlementaires en amenant le parlement à contrôler les actes, sans jamais toucher aux personnes, cette pensée avait présidé à la formation du ministère Polignac ; elle avait constitué le seul programme qu’il eût reçu de la couronne et qu’il fût lui-même en mesure de se donner. En réalisant, après cinq ans de règne, le rêve de sa vie politique, Charles X ne croyait violer la charte ni dans sa lettre ni dans son esprit ; celle-ci ne disait-elle pas que le gouvernement appartenait au roi, et qu’il s’exerçait par des ministres nommés par lui ? Les membres du cabinet soupçonnaient moins encore le rôle sinistre que leur réservaient les événemens ; ils n’aspiraient qu’à vivre, non pour la vulgaire satisfaction de garder leurs portefeuilles, mais parce qu’en se faisant supporter, ils résolvaient le seul problème pour lequel on les eût appelés. Que la chambre reconnût au roi le droit de mettre le gouvernement du pays aux mains des hommes de son intimité et son administration dans celles des royalistes, et Charles X satisfait serait resté dans les strictes limites de ses attributions constitutionnelles. M. le prince de Polignac se tenait, de son côté, pour le plus constitutionnel des hommes et n’aspirait qu’à faire ses preuves. Le cabinet qui porta son nom respecta toutes les libertés dont on faisait contre lui un usage si terrible, et c’est une justice à lui rendre, qu’il resta plus qu’aucun autre scrupuleusement soumis aux lois jusqu’au jour où il les foula aux pieds. Ce cabinet ne fut donc pas formé sous la pensée préexistante d’un coup d’état ; mais, chose plus dangereuse, il fut constitué sous l’inspiration d’une pensée de parti, dans tout ce qu’une telle inspiration comportait d’exclusif et d’aveugle. Lorsqu’on voyait unir dans un ministère des noms qui rappelaient les plus imprudens souvenirs de l’ancien régime à d’autres noms qui soulevaient au cœur du pays ses plus vives susceptibilités, quand, de propos délibéré, la couronne plaçait en face des chambres des hommes incapables d’intervenir dans leurs débats, et qui, pour gouverner la France, n’invoquaient d’autre titre que la volonté royale, cette judaïque interprétation du texte constitutionnel ne pouvait manquer de soulever chez les bons citoyens une universelle réprobation et d’exciter chez les hommes de désordre ces joies farouches qui trahissent l’approche des révolutions. Le gouvernement représentatif gît dans l’action personnelle des hommes autant et plus que dans le mécanisme des institutions. Son honneur, comme son péril, c’est de mettre le pouvoir au concours en le fixant dans des mains qu’on présume assez fortes pour l’exercer, parce qu’elles l’ont été pour le conquérir. Prendre pour conduire les affaires les premiers venus sans qu’aucune qualité éminente consacre les gouvernans aux yeux des gouvernés, cela se voit en Turquie d’ordinaire ; mais en France un tel usage de la souveraineté ne pouvait pas même être soupçonné en 1829, au milieu d’un peuple dans toute la verdeur de ses croyances politiques. L’entreprendre était moins un acte d’autorité qu’un acte de folie.

En formant le ministère Polignac, le roi n’avait, il est vrai, d’autre pensée que de continuer le gouvernement constitutionnel, en en replaçant le point d’appui à droite. C’était une erreur plus qu’une menace ; mais les peuples ont leur honneur comme les princes, et, sur l’étiquette de quelques noms, le pays avait vu dans la création de ce cabinet une insulte : il fallait qu’il reculât devant la France, ou que celle-ci reculât devant lui. Or la France décline souvent la lutte ; mais, lorsqu’elle l’engage, c’est pour ne plus reculer. L’état de l’esprit public et son irrésistible élan assignaient donc un terme assuré et fort prochain à un ministère qui ne soupçonnait pas même la gravité des questions soulevées par sa présence aux affaires. L’idée de voir un tel cabinet poursuivre sa carrière devant les deux chambres, où il était sans majorité et sans appui, ne supportait pas même l’examen. Au sein de la chambre élective, on ne comptait pas cinquante membres qui ne déplorassent la légèreté avec laquelle s’était engagée la couronne ; le centre droit tout entier, irrévocablement résolu à provoquer la chute de M. Polignac, ne réclamait comme condition de son concours à cette réparation nécessaire que des ménagemens pour la royauté si malheureusement compromise. Cette honorable portion de l’assemblée demandait qu’on fît tomber le ministère par la discussion, en constatant son insuffisance et en rejetant ses mesures politiques et financières, mais en écartant toute controverse sur l’essence et les limites de la prérogative royale. L’opposition, au contraire, même dans ses fractions les plus modérées, entendait formuler d’une manière absolue la théorie du refus de concours, et cherchait, bien loin de l’éviter, l’occasion de résoudre solennellement par une adresse la question pendante entre le droit du parlement et celui de la couronne. Suivre la première marche, c’était préparer sans péril à l’opinion publique une satisfaction de fait et prolonger entre la souveraineté royale et la souveraineté parlementaire la transaction qui était à elle seule le gouvernement de la restauration tout entier. Suivre la seconde, c’était poursuivre la conquête d’un principe avec la chance, pour ne pas dire avec la certitude d’une révolution ; établir par une déclaration éclatante que la couronne ne saurait appeler dans ses conseils que les hommes agréés par la majorité et que la direction définitive du pouvoir appartenait au parlement, c’était, en effet, faire passer la France du régime de la charte octroyée à celui du bill des droits, en proclamant contre un autre Jacques II la doctrine politique d’un autre 1688. Il suffisait d’avoir observé, même superficiellement, le caractère de Charles X, pour pressentir les périls que soulèverait une controverse officielle sur le pouvoir constituant entre les chambres et le trône. Ce prince était aussi immobile dans ses croyances monarchiques que M. de Lafayette dans ses croyances révolutionnaires, et, si jamais l’on intéressait ses devoirs dans ses préjugés, on pouvait tenir pour certain qu’il ne reculerait pas même devant l’abîme. Or n’était-ce pas mettre sa conscience du parti de ses passions que de dénier à la royauté d’une manière absolue le droit de choisir ses ministres, lorsque ce droit paraissait consacré par le texte d’une constitution dont l’esprit lui échappait ? Mettre le roi dans le cas de se montrer téméraire, c’était se montrer soi-même imprudent. Tendre tous les ressorts dans une situation si délicate, c’était assumer la responsabilité de la révolution qui allait la dénouer. Qu’un petit nombre de républicains, qu’un nombre plus considérable d’ennemis de la dynastie régnante s’étudiassent à rendre les difficultés inextricables, afin de précipiter une catastrophe, ils étaient dans leur rôle, et cette attitude ne pouvait étonner personne ; mais les principaux inspirateurs de l’adresse des 221 aspiraient moins à vaincre la monarchie par des barricades qu’à la servir dans ses conseils. Presque tous auraient protesté contre le résultat logique de leur conduite. Le souvenir de l’adresse de la session de 1821, qui pesait sur la conscience de la plupart d’entre eux, ne les arrêta pas en avril 1830. Une première fois, par une manœuvre déloyale, ils avaient, en renversant le ministère Richelieu, ouvert à leurs ennemis l’accès des affaires ; cette fois, par une manœuvre moins déshonnête, mais assurément plus dangereuse, car on heurtait chez un vieillard l’obstination de la conscience et presque les susceptibilités de l’honneur, on plaçait la royauté entre une abdication humiliante et une résistance désespérée. Il n’est pas de réputation de penseur qui tienne contre de telles déceptions et de pareils entraînemens. Les brochures enflammées de M. de Chateaubriand, les harangues artistement tissues de M. Royer-Collard, aboutissaient aux journées de juillet aussi certainement que les discours de Vergniaud au 10 août ; mais du moins les girondins, tout pauvres esprits politiques qu’ils étaient, avouèrent-ils leur œuvre, et ne passèrent-ils pas le reste de leur vie à la persifler.

Pour qui comprend l’enchaînement fatal des événemens et des idées, la révolution de 1830 était tout entière dans l’adresse des 221. La moralité politique de ce grand acte est donc subordonnée à l’examen d’une question dans laquelle vient se résumer, à bien dire, toute l’histoire du gouvernement de la branche aînée des Bourbons : un changement de dynastie était-il dans l’intérêt véritable des classes qui ont profité de la révolution de 1830 ? Cette révolution était-elle la voie la plus sûre pour garantir à la bourgeoisie la prépondérance politique à laquelle elle aspire ?

L’origine que la monarchie légitime attribuait à son droit et la manière dont la France de 1789 comprenait le sien semblaient établir une sorte d’incompatibilité théorique entre les hommes de la souveraineté inamissible et ceux de la souveraineté consentie ; mais la manière dont le parti royaliste assouplit son dogme fondamental depuis la chute de la légitimité, pour le concilier avec des nécessités pressantes, constate assurément qu’il n’était point impossible de fondre ces deux doctrines sous la pression du temps qui use les aspérités des idées comme celles des choses. Existait-il entre les intérêts et les personnes des oppositions plus invincibles ? On peut en douter lorsqu’on observe les résultats déjà conquis par le système du roi Louis XVIII de 1816 à 1820. Le personnel qui servait son gouvernement dans la haute administration de l’état, et dont il recrutait la chambre héréditaire, différait-il sensiblement de celui qui vint se grouper autour de la monarchie de 1830 ? N’étaient-ce pas les mêmes antécédens, les mêmes influences et presque les mêmes hommes ? Cette politique, persévéramment suivie pendant le cours de deux règnes, assurait aux familles nouvelles, non le monopole, mais la plus large part dans les positions qu’elles poursuivent avec une si fébrile ardeur. Elle aurait atteint un résultat non moins important en maintenant dans une attitude de réserve et presque d’opposition l’aristocratie royaliste. Or, imposer cette attitude à cette honorable portion de la société française était le plus grand service qu’on pût lui rendre, car c’était la contraindre à chercher dans le patronage local le moyen de conquérir ce qu’elle n’avait plus à attendre de la faveur royale. Le parti de la propriété terrienne aurait puisé, dans ce retour vers des traditions alors trop oubliées, une force morale non moins précieuse pour le pays que pour lui-même. Si les instincts n’étaient pas en effet contrariés par les situations, et si des croyances politiques artificielles n’arrêtaient, dans les diverses couches de la société, l’essor de leurs sentimens natifs, on pourrait dire sans paradoxe qu’en France il appartient spécialement à la bourgeoisie d’être royaliste, à la vieille noblesse d’être libérale. Au lieu d’appeler celle-ci au pouvoir, où elle s’est perdue, et de rejeter celle-là dans l’opposition, qui ne lui a pas été moins funeste, si le roi Charles X avait été assez hardiment inspiré en 1829 pour intervertir les rôles, peut-être aurait-on fini par créer les deux choses qui font défaut à notre pays, un royalisme enté sur le calcul et un libéralisme enté sur l’honneur. Tel était, malgré les apparences contraires, le courant naturel des esprits, et le génie aurait pu devancer sur ce point l’expérience tardive que nous ont apportée les événemens qui se déroulent aujourd’hui sous nos yeux. Peut-être n’aurait-il pas été impossible de consommer sous un gouvernement régulier, protégé par la stabilité de son principe, l’union qui, après avoir préservé la France dans une crise suprême, demeure encore la moins chimérique espérance de son avenir.

Mieux valait pour la bourgeoisie n’obtenir sur les préjugés du roi qu’une demi-victoire que de remporter sur l’institution royale une victoire trop complète. Son intérêt bien entendu lui commandait même d’ajourner son triomphe jusqu’après un règne dont la nature avait marqué la fin prochaine, plutôt que d’affronter les hasards d’une révolution populaire avec la chance fort incertaine de la dominer. C’était un grand aveuglement que de chercher des analogies et des présages dans les destinées de la révolution dynastique consommée en Angleterre, car ce grand mouvement, tout religieux dans son principe, s’était opéré par les mains de l’aristocratie et à son profit exclusif, sans que l’élément démocratique essayât de s’en emparer. En admettant même, chose plus que douteuse à la veille de 1830, qu’un prince se rencontrât pour devenir le Guillaume III de la bourgeoisie, quelle serait l’issue d’une lutte immédiatement engagée contre le parti républicain, dont il faudrait accepter le concours au jour du combat pour le répudier au lendemain de la victoire ? Quelle serait la force morale d’une royauté dont tous les royalistes de profession se déclareraient les ennemis implacables ? Quelle attitude aurait un tel gouvernement à l’intérieur, quelle influence aurait-il au dehors ? La France d’ailleurs pouvait-elle déchirer par rapport à elle-même les traités de 1814 et de 1815 dans l’une de leurs dispositions fondamentales sans les déchirer par rapport à l’Europe ? Était-il possible de changer son drapeau sans changer sa politique, et la guerre générale ne serait-elle pas le second acte d’une révolution qui romprait avec le droit public de tous les grands états ? Si elle éclatait, quelle serait la situation des hommes de travail et de parole défendant, l’aune et la plume à la main, un gouvernement menacé par le réveil de toutes les passions démagogiques et militaires ? S’il la conjurait à force de prudence ou de concessions, quel thème pour ses ennemis, quelle cause permanente d’impuissance et de faiblesse ! Succomber dès l’abord sous une crise européenne ou périr lentement sous la calomnie, n’avoir pas moins à craindre les habitudes invétérées d’amis nourris dans l’opposition que l’implacable hostilité de deux partis coalisant leurs haines, et n’échapper aux fureurs de la révolution que pour rencontrer devant soi les suspicions des monarchies, tel était, aux yeux de quiconque savait prévoir, l’avenir de toute royauté fondée sur la répudiation du principe héréditaire. Si, après l’événement consommé, l’habileté d’un prince a pu conjurer en partie les périls d’un tel avenir, ses éminentes qualités personnelles ne furent qu’un accident heureux, imprévu, comme le fait de son acceptation même, et nul n’est admis à en couvrir sa responsabilité devant l’histoire. C’est d’ailleurs en présence du résultat final de cette épreuve, résultat que n’ont pu détourner ni la sagesse ni la fortune, qu’on est contraint d’en apprécier la portée véritable. En face de l’abîme ouvert en 1848, quel fondateur de la monarchie de 1830 hésiterait à reconnaître que jamais tentative n’a plus directement compromis les idées, les intérêts et les personnes qu’elle était appelée ou à consacrer ou à servir ?

Une révolution non moins périlleuse pour ses auteurs que pour ses victimes, et à laquelle concoururent tous ceux qui voulaient l’empêcher, tel est donc le dernier mot de cette histoire de la restauration dont je viens de rappeler les phases principales. Cette conclusion humiliante et désastreuse obsède l’esprit comme une inéluctable nécessité lorsqu’on médite sur ces quinze années si troublées, et pourtant si pleines, qui donnèrent à la France sinon le goût, du moins les illusions et l’orgueil de la liberté. Il semble que chacun travaille à l’envi à pousser au précipice cette race malheureuse prédestinée à l’exil comme la famille de Laïus au crime. La royauté n’a pas moins à se défendre de ses amis éprouvés que de ses adversaires implacables, et lorsque, par une haute inspiration, elle tente une fois de se placer entre les uns et les autres, elle ne rencontre autour d’elle qu’ingratitude, hésitation et exigences.

Au spectacle de tant d’écueils, de tant de talent et de tant de droiture vainement dépensés pour les éviter, l’esprit demeure saisi d’une sérieuse tristesse, et telle est l’impression que devra réfléchir toute histoire de cette époque qui ne sera ni une apologie ni un pamphlet. Ce n’est pas des hommes engagés dans la lutte parlementaire ou dans la polémique de ces temps-là qu’on en peut attendre l’appréciation complète et véridique. Chaque parti a ses historiens dont l’office est de s’inspirer des passions qu’ils fomentent. L’extrême droite, par exemple, a une manière à elle d’écrire les annales de la restauration et de s’innocenter de tous ses vieux péchés envers la charte. D’après les publicistes de cette école, si la restauration est tombée, c’est qu’en 1814 elle a été mal faite. Le premier soin de la légitimité devait être de s’entourer des royalistes, quoique pour le moment il fût assez difficile d’en rencontrer, et son premier devoir était de consulter la nation pour délibérer avec ses délégués sur les réformes à opérer dans les antiques institutions de la monarchie. La charte fut donc une œuvre d’usurpation imposée par les révolutionnaires, le sénat et le corps législatif à l’humeur débonnaire de Louis XVIII. Elle ne liait ni la royauté ni la nation, car elle consacrait toutes les hérésies politiques de l’école anglaise en même temps qu’elle supprimait ce droit précieux et si national du suffrage universel, dont la France a eu le malheur d’attendre trente ans la jouissance. De cette origine viciée datent tous les malheurs de la royauté et toutes les fautes de son gouvernement. Ce sont les vieux révolutionnaires émérites, rajeunis depuis sous le pseudonyme de doctrinaires, qui portent seuls la responsabilité des violences de 1815 ; c’est à eux seuls qu’il faut demander compte de tout le sang versé. Ils ont inventé les catégories, fusillé le maréchal Ney, Labédoyère, Chartran, Mouton-Duvernay, les jumeaux de La Réole ; ils ont assassiné Brune, Lagarde et Ramel ; ce fut leur politique à la fois machiavélique et impitoyable qui provoqua l’hécatombe des vingt-six victimes de Grenoble. La droite demeurait parfaitement étrangère à tout cela, et, pendant que les ministres et les ministériels se livraient à cette œuvre de réaction, elle ne s’inquiétait, dans ses inspirations populaires, que de réclamer pour la nation la jouissance des antiques franchises municipales, confisquées par la révolution et par l’empire. Faussée dès ses débuts, engagée par l’ordonnance du 5 septembre dans les voies révolutionnaires, la restauration ne laissa prendre aux royalistes qu’une situation contraire à leurs véritables principes, et durant tout son cours il leur fut interdit de développer leur propre politique. Etonnez-vous, d’après cela, qu’une affaire si mal entamée ait si mal fini, et qu’il ait fallu recourir à M. de Polignac pour enterrer l’œuvre de M. de Talleyrand ! Tel est le cercle invariable dans lequel tournent tous les écrivains apologétiques d’une certaine opinion. Les plus intelligens s’en dégagent à grand’peine, malgré d’honorables efforts d’impartialité dans l’appréciation isolée des actes et des personnes. On peut citer en exemple le livre de M. Lubis, œuvre consciencieuse autant que peut l’être une histoire contemporaine écrite par un homme de bien à l’usage et sous l’inspiration d’un parti.

La gauche a son thème non moins arrêté et ses partis-pris non moins énormes. Pour cette école, la restauration fut une œuvre de trahison combinée avec l’étranger. Les Bourbons ne furent pas des intermédiaires soudainement intervenus entre la France et ses vainqueurs, car ce fut pour leur rendre le trône que l’Europe coalisée entra dans Paris en 1814. Ce bruyant parti a ses historiens, et parfois des publicistes républicains viennent faire à M. Marco Saint-Hilaire une concurrence dangereuse. Ne demandez pas à M. de Vaulabelle, par exemple, tout libéral qu’il soit, de trouver que la charte fut un progrès sur le régime antérieur, et d’avoir quelques paroles sympathiques pour la généreuse initiative du vieux monarque qui rouvrait la tribune à la France ; ne lui demandez pas un seul mot de blâme pour la révolution militaire qui vint arrêter les premiers pas de la liberté naissante, car la charte, pour laquelle il se passionne avec tant de violence dans la suite de son récit, est à ses yeux, durant les cent-jours, le symbole du despotisme, comme l’empereur Napoléon est la plus éclatante personnification de la liberté. Les Bourbons étant des ennemis publics, tout est licite et honorable pour les combattre, depuis la violation du serment jusqu’aux plus téméraires conspirations ; mais le droit reconnu à tous de les attaquer ne les investit nullement du droit de se défendre. S’ils défèrent leurs ennemis à la justice, les juges seront des assassins et les victimes des martyrs. D’affreux malheurs marquèrent sans doute l’époque de 1815, et là comme partout l’histoire se suit à la trace du sang et des larmes ; mais recueillez à la fois dans vos souvenirs tous les crimes de la terreur, qui changea la terre en enfer et les hommes en démons, et vous n’aurez qu’une idée incomplète des horreurs accumulées par M. de Vaulabelle dans ses tableaux sinistres. Rien, il est vrai, n’échappe à son regard de lynx, depuis les arrêts des cours prévôtales jusqu’aux jugemens de simple police. L’honorable écrivain est tellement absorbé dans cette étude minutieuse, qu’il n’a pas un coup d’œil pour le grand spectacle de la royauté rompant courageusement avec ses amis éprouvés pour venir se confier à la nation qu’elle a rendue libre. Les longs efforts de Louis XVIII et de ses ministres pour consommer l’alliance de la vieille monarchie et des intérêts nouveaux le touchent moins que les mésaventures de quelques journalistes et les colères calculées de quelques tribuns de contrebande. Il reste sans émotion devant la tristesse du monarque contraint de renoncer à sa plus chère espérance, et adoucit à peine la sévérité dédaigneuse de ses appréciations devant la sereine physionomie du duc de Richelieu et l’ame romaine de M. Lainé. C’est en voyant de tels travers détourner de leur pente naturelle des cœurs généreux et des intelligences élevées qu’on sent combien il est mauvais pour l’ame de vivre dans l’atmosphère des révolutions.

Ce serait du milieu des hommes d’affaires associés par leur modération naturelle à la pensée politique du roi Louis XVIII, que pourrait sortir aujourd’hui l’appréciation la plus exacte et la plus sincère du gouvernement de la branche aînée des Bourbons. Ces hommes-là aimèrent la restauration pour la transaction dont elle était le symbole ; ils la servirent loyalement, non par un sentiment de féauté chevaleresque qu’ils ne ressentaient point, mais parce qu’elle leur apparut comme la meilleure et la plus sûre des combinaisons. À l’exemple de cet ancien, leur éternel modèle, qui traversa les nombreuses révolutions de son siècle sans manquer à aucun devoir et sans s’enchaîner à aucune ruine, ils restèrent sans ardeur et sans illusion au milieu des partis, persuadés ; comme lui, que « quiconque se livre aux factions civiles cesse de s’appartenir aussi complètement que s’il s’abandonnait au cours des flots[4]. »

Un jour peut-être ces honorables personnages donneront à la France les annales du gouvernement auquel ils concoururent d’une manière si utile et si active ; mais, en attendant les livres qui compromettent, on a la ressource des conversations et des notes qui n’engagent point. Cette ressource précieuse n’a pas manqué à l’écrivain qui, dans son intarissable improvisation, a écrit l’histoire de la restauration au lendemain de sa chute aussi lestement que M. Scribe fait un vaudeville et M. Alexandre Dumas un roman. L’œuvre de M. Capefigue, comme chacune des innombrables compositions du Scudéry de l’histoire, révèle des qualités réelles et des défauts non moins incontestables : on y trouve une grande connaissance des faits, une judicieuse appréciation des personnes ; mais les événemens disparaissent sous les détails, et les noms propres envahissent le récit au point de lui donner la physionomie d’une longue liste de souscripteurs. On éprouve un véritable regret en songeant à ce qu’aurait pu être cette histoire, si d’aussi nombreux renseignemens avaient été coordonnés avec plus de critique et de maturité.

Cette étude vient de tenter un écrivain que les vicissitudes politiques ont rendu aux lettres, ces grandes consolatrices de l’humanité. Sur les ruines de la tribune où il parut avec tant d’éclat, M. de Lamartine a entrepris d’écrire l’histoire du gouvernement représentatif - à la première période de son établissement. Nourri dans les traditions héréditaires de la monarchie, on est assuré de rencontrer en lui ce profond respect avec lequel il convient d’aborder les grands souvenirs et les grandes infortunes. Secrétaire d’ambassade sous la royauté légitime, il a pu voir de près les hommes et les choses, sans que sa responsabilité personnelle ait été engagée dans les événemens qu’il est appelé à décrire. Ardent conservateur, puis membre avancé de l’opposition sous la monarchie de 1830, chef du gouvernement républicain en février, aujourd’hui désillusionné de tout et sans doute un peu de lui-même, M. de Lamartine a traversé tous les partis sans leur appartenir, et si l’hospitalité passagère qu’il en a reçue tour à tour lui impose certains ménagemens de bon goût, à tout prendre, il est en face d’eux plus libre de sa parole et de sa pensée qu’aucun homme politique de notre temps. C’est là un bonheur de situation qui a une fort grande importance pour l’écrivain. Malheureusement ces avantages, si réels qu’ils soient, étaient jusqu’à présent à peu près rendus inutiles par la manière dont l’auteur des Girondins avait compris et traité l’histoire. Des deux seules manières connues de l’écrire, ad narrandum et ad probandum, pour parler avec Quintilien, il n’avait choisi ni l’une ni l’autre. Lorsqu’on a terminé la lecture de cette œuvre trop fameuse, il est impossible d’en soupçonner le but moral. D’un autre côté, l’auteur ne semble pas plus s’inquiéter de l’exactitude des faits que de la portée des conclusions ; on dirait que pour lui ni la vérité ni la moralité n’existent dans l’histoire, tant il se donne peu de peine pour y atteindre.

Les annales des peuples, toutes teintes qu’elles soient de leur sang, ne lui apparaissent que comme de vastes galeries dont il détache des tableaux selon les mobiles caprices de sa fantaisie et l’effet extérieur qu’il en espère. Qu’on soit un saint ou un monstre, un tyran ou une victime, chacun figure sur ces toiles avec le même relief et presque avec les mêmes teintes. Des avocats de Bordeaux, que les hasards d’une époque orageuse hissèrent seuls du barreau à la tribune et au pouvoir, deviennent, sous le magique pinceau de M. de Lamartine, ou des Romains brûlés du feu sacré de la patrie, ou des héros charmans que le roman dispute à l’histoire. Leurs adversaires jacobins ne sont pas moins grands d’ailleurs dans leur austérité sauvage : leur chef est un sage qui immole sciemment jusqu’à l’honneur de son nom à la sainte cause de l’humanité ; Marat lui-même, caché dans son grenier, est grand comme le mystérieux génie de la destruction planant de loin sur les sociétés condamnées. Voici deux femmes, suivant, au milieu des insultes de la populace, la route de l’échafaud. L’une est la fille d’un ouvrier, furieuse de n’être pas née duchesse, et qui a contribué à renverser un trône, faute de posséder un tabouret ; l’autre est la fille des empereurs et des rois, dont le front porte fièrement plus d’outrages que celui de ses ancêtres n’a porté de couronnes, et qui va rejoindre un époux dans le ciel en laissant deux orphelins sur la terre : laquelle de ces deux femmes, dans le livre de M. de Lamartine, est la plus pure, la plus auguste, la plus respectée ?

En présence de ce déplorable monument de la confusion des idées et des dangereuses tentations de la popularité, je ne voyais pas sans inquiétude l’auteur de l’Histoire des Girondins aborder celle de la restauration ; mais les événemens ont porté coup, et la retraite paraît l’avoir rendu aux nobles instincts de sa nature. Dans son œuvre nouvelle, l’écrivain honore tout ce qui élève la société, depuis la liberté constitutionnelle jusqu’à la fidélité politique, sous quelque drapeau qu’elle se maintienne ; il flétrit tout ce qui la rabaisse, depuis le despotisme jusqu’à la trahison. La proclamation de la charte, la généreuse tentative du roi Louis XVIII, le système de fusion appliqué après le 5 septembre, tous ces grands traits sont dessinés avec chaleur et conviction. Malheureusement la fausse manière de l’auteur a survécu à cet heureux retour du sens moral et politique ; il se fait historien non pour prouver, non pour raconter, mais pour amuser : il procède par épisode dans l’histoire qui peut le moins se passer d’ensemble, s’inquiétant plus de surprendre et d’émouvoir ses lecteurs que de leur faire tenir le fil des événemens. Sous le prétexte, plus spirituel que spécieux, de dessiner les physionomies royales qu’il va mettre en scène, M. de Lamartine rajeunit par l’éclat d’un coloris incomparable tous les récits pittoresques de la révolution, depuis les campemens de Condé jusqu’aux douleurs du temple ; mais il est impossible de ne pas s’inquiéter, pour l’honneur et l’unité de l’œuvre, en voyant se dérouler les longs plis de cette ample préface, et en trouvant presque le duc d’Enghien classé au milieu des principaux personnages de la restauration. L’auteur ne consacre guère moins d’espace à Murat marchant héroïquement à travers les précipices et les torrens à la rescousse de son beau royaume. Il décrit, dans son style scintillant comme une couronne de lucioles, les grandes scènes militaires de la campagne de 1815, les hontes et les malheurs qui la suivirent. Si, après avoir lu ces cinq volumes, il reste beaucoup à apprendre touchant les transactions diplomatiques de cette année et la situation financière du royaume après l’invasion, on ne perdra pas un détail de la crise sanglante du midi et de cette catastrophe de Grenoble qui eut les Alpes pour témoins et un châlet des montagnes pour dernier théâtre.

Cette manière de traiter une époque dans laquelle les affaires tiennent plus de place que le roman se comprend à toute rigueur pour les jours qui suivirent immédiatement la restauration, car ces jours-là furent dramatiques et sombres ; mais je ne sais vraiment ce que deviendra l’auteur lorsqu’il sera conduit, par la suite de son récit, à discuter des lois, des budgets et la création du 3 pour 100 ; je ne devine pas par quel procédé il jettera un voile épique sur la prosaïque personne de M. de Villèle, sur la physionomie spirituellement railleuse de M. Pasquier, la figure froidement élégante de M. Molé ou la face administrative de M. de Chabrol. C’est son secret, et la suite nous l’apprendra.

Quoi qu’il en soit, ces nombreux essais historiques, émanés d’esprits si divers, constatent quel intérêt puissant se rattache à ces quinze années. Cet intérêt est celui que suscite toute pensée honnête et féconde, et j’ai cédé moi-même à cet attrait en essayant, après tant d’autres, de la présenter sous son vrai jour. Plus la France s’engagera dans l’indifférence politique, et plus il sera doux de se reporter, par ses études et ses souvenirs, vers ses jours d’ardentes croyances durant lesquels les esprits élevés aspiraient à l’action aussi passionnément qu’on les a vus depuis aspirer à la retraite et à l’oubli.


LOUIS DE CARNÉ.

  1. Los des camisados.
  2. M. de Maistre.
  3. M. de Barante, chambre des pairs.
  4. « In republica, Atticus ita est versatus ut semper optimarum partium et esset et existimaretur ; neque tamen se civilibus fluctibus committeret, quod non magis oes in sua potestate existimabat esse qui se iis dedissent, quam qui. maritimis jactarentur. »Ccorn. Nepos, in T. Pomp. Attico, c. VI.