De la République, Texte établi par NisardDidot (p. 339-342).

LIVRE CINQUIÈME

I. Ce ne serait pas assez de dire qu’à cette époque la société romaine était pleine de désordres et de corruption, il faut convenir qu’il n’y avait plus de société à Rome. C’est ce que prouvent les principes établis alors dans un entretien sur la république, et soutenus par les plus grands citoyens de ce temps ; c’est ce dont Tullius lui-même fait l’aveu au commencement du cinquième livre de son ouvrage, parlant en son propre nom, et sans recourir au manteau de Scipion ou d’un autre. Il cite d’abord ce vers du poëte Ennius : « Ce sont les anciennes mœurs et les héros qui font la grandeur de Rome. » Ce vers, dit-il, par sa brièveté et son étonnante justesse, me semble comme un oracle des Dieux. Car nos grands hommes sans les mœurs antiques, et nos mœurs sans de tels hommes, n’auraient pu fonder et maintenir si longtemps avec tant de gloire et de justice un si prodigieux empire. Aussi, avant notre âge, voyait-on les sages traditions de nos pères former les hommes excellents, et ces grands hommes, à leur tour, consolider les anciennes mœurs et les institutions des aïeux. Notre siècle, au contraire, après avoir reçu la république comme un tableau admirable, mais à demi effacé par l’injure des temps, non-seulement a négligé de lui rendre son premier éclat, mais n’a pas même pris le soin d’en conserver les lignes qui paraissaient encore, et d’en sauver les derniers vestiges. Que reste-t-il de ces anciennes mœurs qui faisaient, suivant Ennius, la grandeur de Rome ? Elles sont tellement plongées dans l’oubli, que, bien loin de les pratiquer, personne ne les connaît plus parmi nous. Que dirai-je des hommes ? Mais si les mœurs ont péri, c’est que les hommes leur ont manqué. Nous assistons à une grande ruine, et ce n’est pas assez d’en montrer les causes, la patrie nous en demande compte à nous-mêmes, et nous devons répondre devant elle à cette accusation capitale. Ce sont nos fautes et non pas nos malheurs qui ont anéanti cette république dont le nom seul subsiste encore. » Voilà l’aveu qui échappe à Cicéron, longtemps, il est vrai, après la mort de l’Africain, dont il fait le principal personnage de ses dialogues sur la République. Saint Augustin, de Civil. D., ii, 2l.

II…… Rien de plus royal que d’expliquer la justice aux hommes, que de leur donner l’interprétation de leurs droits ; aussi les particuliers venaient-ils toujours se soumettre au jugement des rois. C’est pour cette raison que l’on réservait au milieu de l’État des champs, des bois, des pâturages étendus et fertiles qui composaient un domaine royal, et qui étaient cultivés aux frais de la nation, pour que les rois ne fussent distraits par aucun intérêt privé des soins qu’ils devaient à leurs peuples. Nul particulier n’était juge ni arbitre des contestations ; tout se décidait par le jugement des rois. Numa surtout me paraît avoir observé cet ancien usage des rois de la Grèce ; les autres, tout en s’acquittant de cette fonction royale, étaient le plus souvent occupés à combattre, et s’intéressaient d’abord au droit de la guerre. Cette longue paix de Numa fut pour Rome la mère de la justice et de la religion ; ce roi fut aussi un législateur, et vous savez que ses lois existent encore. Ce génie du législateur doit distinguer surtout le grand citoyen dont nous voulons tracer ici le modèle……

III. Un bon père de famille ne doit pas être étranger à l’agriculture, à l’art de bâtir, au calcul ; il faudra qu’il mette la main à l’œuvre…… Nonius, ix, 5…… Scipion : Trouveriez-vous mauvais qu’un fermier connût la nature des plantes et des semences ? Manilius. Nullement, pourvu que son ouvrage n’en souffrit point. — Scipion. Mais pensez-vous que ce soit là l’occupation naturelle d’un fermier ? — Mantlius : Il s’en faut de beaucoup ; car la culture des terres pourrait fort souvent languir. — Scipion. Eh bien ! de même que le fermier étudie le sol et ses propriétés, de même qu’un intendant est versé dans les lettres, et que l’un et l’autre descendent des douces spéculations de la science aux travaux effectifs de la pratique, ainsi notre grand politique connaîtra le droit et la loi écrite ; il remontera aux sources de l’un et de l’autre ; mais il ne s’embarrassera point dans un labyrinthe de consultations, de lectures, de mémoires, qui l’enlèveraient à l’administration de la république et l’empêcheraient d’en être en quelque sorte le fermier. Il approfondira ce droit suprême et naturel, hors duquel il n’y a plus de justice ; il abordera la science du droit civil, mais comme le pilote aborde l’astronomie et le médecin la physique : chacun d’eux emprunte à la science des lumières pour son art, mais il subordonne tout à la pratique. Le politique prendra garde……

IV. Dans ces États, les citoyens recherchent l’estime et la gloire, ils fuient la honte et l’opprobre. La crainte des châtiments, les menaces de la loi ont moins d’empire sur eux que ce sentiment d’honneur gravé par la nature dans le cœur de l’homme, et qui lui fait redouter tout blâme légitime. Le grand politique cherche à fortifier ce sentiment par l’opinion publique, à le rendre parfait par le secours des institutions et des mœurs ; dans l’État qu’il fonde l’honneur doit être un frein plus puissant que la crainte. Tout ce que nous disons ici se rapporte à la gloire, et c’est un sujet fort riche que nous sommes loin d’avoir épuisé.

V. Quant à la vie privée et au bonheur domestique, toutes les institutions, mariages, familles, culte des Lares et Pénates, sont réglées de telle sorte dans cette cité que chacun participe aux avantages publics et jouit de ses propres biens, et qu’il est évident que le vrai bonheur ne se rencontre que dans un État social parfaitement établi, et que rien n’est comparable à la félicité d’une république bien constituée. Je ne puis donc trop m’étonner……

VI. Je médite continuellement sur le caractère du grand homme d’État dont j’ai tracé dans la République un portrait assez fidèle, selon votre témoignage. Voyez-vous bien quel doit être l’objet constant de ses pensées et de ses soins ? Vous savez ce que dit Scipion dans le cinquième livre : Comme le pilote se propose d’arriver au port, le médecin de rendre la santé, le général de vaincre l’ennemi, ainsi le politique travaille sans cesse au bonheur de ses concitoyens ; il aspire à fixer parmi eux la richesse, la puissance, la gloire, la vertu. C’est là le plus noble et le plus magnifique emploi du génie de l’homme, et ce doit être son ouvrage. Cicéron, ad Attic. viii, 11. Et s’il en est ainsi, à quoi bon cet éloge accordé par vos philosophes au grand politique, qui consulte, à les entendre, beaucoup plutôt les intérêts du peuple que ses caprices ? Saint Augustin, Ep. 104.

VII. Tullius ne l’a point caché dans son traité de la République : en parlant du grand citoyen, il dit qu’on doit le nourrir de gloire ; et dans cet esprit, il rappelle que les anciens Romains ont fait bien des. merveilles par amour de la gloire. Id., De Civ. D., v, 13. Tullius dit dans sa République que le grand citoyen doit être nourri de gloire, et que la république est florissante tant qu’il est honoré de tous. Pierre de Poitiers, Epist. ad Calum. La vertu, le travail, la vie active, donnent à l’âme du grand homme toute sa perfection ; à moins qu’une humeur trop vive, un caractère bouillant et intraitable ne l’emportent…… Nonius, iv, 2. C’est cette vertu qu’on appelle la force ; elle comprend la grandeur d’âme, et le mépris de la douleur et de la mort. Id., iii, 70.

VIII. Marcellus était ardent et fougueux ; Fabius, retenu et réfléchi. Id., iv, 261. Celui qui a connu sa violence et ses emportements terribles… Id., iv, 55. Ce qui arrive souvent non-seulement aux individus, mais aux nations les plus puissantes…… Id.., iv, 60… S’étendant jusqu’aux limites du monde. Charisius, i, p. 112… parce qu’il pourrait communiquer à vos familles les chagrins de sa vieillesse. Nonius, i, 1170.

IX. Cicéron dans la République : Le Lacédémonien Ménélas avait une douce et séduisante éloquence. Et dans un autre endroit : Qu’il cherche la brièveté dans le discours. Sènèque dans Aulu-Gelle, xii, 2. Il ne faut pas, comme Cicéron le dit si bien, qu’une perfide éloquence puisse surprendre la religion des juges. Nous citons ici ses propres paroles : Puisqu’il n’est rien dans un État qui doive être plus à l’abri de la corruption que les suffrages et les arrêts de la justice, je ne comprends pas pourquoi l’on châtie ceux qui les corrompent à prix d’argent, et l’on tient en grande estime ceux qui les corrompent par l’éloquence. Pour moi, je trouve les derniers corrupteurs plus dangereux et plus coupables que les premiers, parce que l’argent n’a aucune prise sur un juge intègre, tandis que l’éloquence peut le séduire. Ammien, Marcellin, xxx, 4. Quand Scipion eut exprimé ce sentiment, Mummius l’approuva fort ; car il poussait peut-être à l’excès l’aversion pour les rhéteurs. Nonius, XII, 13.