De la Chasse (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
De la ChasseHachetteTome 1 (p. 380-384).


CHAPITRE V.


Des traces du lièvre, de son gîte, de ses habitudes, de sa complexion, et de quelques préceptes relatifs aux lois de chasse.


Les traces du lièvre sont longues en hiver, à cause de la longueur des nuits, courtes en été par la raison contraire. En hiver, ils ne donnent pas de senteur le matin, quand il y a du givre ou de la glace ; le givre par sa propre force attire à lui et absorbe la chaleur de la trace, et la glace la condense. Cela étant, les chiens ont le sentiment émoussé et ne peuvent éventer, jusqu’à ce que le soleil ou le progrès du jour agisse comme dissolvant. Alors les chiens sentent, et les vapeurs font monter avec elles les fumées de la bête. Une grande rosée, répandue sur ces fumées, les fait disparaître. Il en est de même des longues pluies qui, dégageant les émanations du sol, nuisent au flair jusqu’à ce que la terre soit séchée. Les vents du midi sont pis encore ; ils humectent les traces et les dissipent ; tandis que ceux du nord, si ces traces sont intactes, les fixent et les conservent. Les pluies et les rosées les noient, et la lune, surtout dans son plein, les affaiblit par sa chaleur. Aussi sont-elles alors très-rares, parce que les lièvres, égayés par la clarté, bondissent et s’élancent en se jouant à de grands intervalles. Elles deviennent troubles, quand les renards y ont passé.

Le printemps, vu la douceur de la température, donne des traces nettes, à moins que la terre en floraison ne trompe les chiens, et ne confonde la senteur des plantes avec celle de l’animal.

Elle est légère et peu marquée en été, la chaleur de la terre neutralisant celle de la trace, prompte à se volatiliser ; et de plus les chiens ont moins de nez, parce que leurs corps sont rendus. En automne, la trace est nette : tout ce que produit la terre, en récolte d’une part, a été rentré ; de l’autre, les plantes sauvages sont mortes de vieillesse ; de sorte que les senteurs des fruits ne nuisent plus en se portant sur les traces.

En hiver, en été et en automne, les passées sont généralement droites, mais embrouillées au printemps : car la bête s’accouple toujours, mais particulièrement dans cette saison, ce qui la fait errer çà et là et produire ces espèces de traces. Le pied du lièvre au gîte sent plus que celui du lièvre de passage ; au gîte, le lièvre foule ; au passage, il glisse : la terre est donc battue par les premiers, effleurée seulement par les seconds. L’odeur est plus sensible dans les endroits boisés que dans les cantons découverts : le lièvre, en les traversant à la course, s’y assied et touche à mille choses ; il se couche auprès des cultures ou de tout ce que la terre produit d’elle-même, dessous, dessus, dedans, à côté, très-loin plus près, entre les objets ; parfois même il s’élance du plus grand élan dans la mer ou dans l’eau, pour saisir quelque chose qui surnage, ou une plante aquatique.

Le lièvre qui gîte choisit d’ordinaire, durant le froid, des lieux abrités, et des bocages pendant les chaleurs ; au printemps et en automne, les cantons exposés au soleil ; il n’en est pas de même du lièvre de passage, que la crainte du chien rend perplexe.

Quand il se couche, le lièvre place ses cuisses de derrière sous ses flancs, joint presque toujours les jambes de devant en les étendant, pose sa mâchoire sur les extrémités des pieds, laisse tomber sous ses omoplates ses oreilles, qui servent en même temps à garantir les parties molles du cou : son poil lui sert de couverture, vu qu’il est épais et moelleux.

Lorsqu’il veille, il cligne les paupières ; durant le sommeil, il les tient ouvertes et immobiles : ses yeux demeurent fixes en dormant il agite souvent ses narines, mais moins quand il veille. Au temps où la terre travaille, il se tient dans les guérets plutôt que dans les montagnes. Il s’arrête partout dès qu’on le poursuit ; seulement la nuit il devient excessivement peureux ; alors il ne reste plus en place. C’est un animal si fécond qu’à peine la femelle a-t-elle mis bas, elle conçoit et produit. Les petits levrauts ont plus de vent que les grands. Comme leurs membres sont encore mous, ils rasent totalement la terre. Les amateurs de chasse laissent aller ces petits en l’honneur de la déesse. Les levrauts d’un an courent très-vite leur première course, mais non les autres ; ils sont légers mais ils n’ont pas de corps. Pour prendre la piste du lièvre, on conduira les chiens au plus haut point des terres labourées : les lièvres qui ne viennent pas dans les cultures se tiennent dans les prairies les bocages, près des cours d’eau, dans les endroits pierreux, boisés. Quand le lièvre part, il ne faut pas crier, de peur que les chiens troublés ne reconnaissent difficilement la trace. Découvert et poursuivi, il traverse parfois les ruisseaux[1], fait des crochets, et se blottit dans des fentes de roche, des terriers. C’est qu’il a peur non-seulement des chiens, mais même de l’aigle, qui enlève les levrauts d’un an, lorsqu’ils traversent les cultures et les endroits découverts : plus grands, ils sont pris par les chiens courants.

Les lièvres de montagne sont très-vites, ceux de plaine le sont moins ; ceux de marais très-lents : ceux qui errent de tous côtés sont très-difficiles à prendre à la course ; ils savent les chemins courts, et ils ont plus de jambe dans les montées et dans les lieux plats ; sur les terrains inégaux, leur course est inégale ; mais ils courent mal en descendant.

Ceux qu’on poursuit sur une terre fraîchement remuée, l’œil peut les suivre, surtout s’ils ont le poil roux ; et même dans les chaumes, à cause du reflet : on les aperçoit également dans les sillons et sur les routes, quand elles sont droites : là le brillant de leur poil luit à la vue ; on les perd dans les roches, les montagnes, les endroits pierreux et les fourrés, à cause de la ressemblance de couleur.

Quand le lièvre a le devant sur les chiens, il s’arrête, s’assied, se dresse, et écoute si la voix et le bruit des chiens se rapprochent ; puis il s’éloigne du point où ils arrivent : quelquefois, n’entendant rien, mais croyant ou se persuadant qu’il a entendu, il fait mille bonds, croise ses traces et gagne au pied. Ceux-là sont de longue haleine que l’on surprend dans les endroits nus, parce que tout y est en vue, tandis que les lièvres qu’on fait lever dans les fourrés courent très-peu ; l’obscurité les arrête.

Il y a deux espèces de lièvres : les uns, grands, noirâtres, ont une grande tache blanche au front ; les autres, plus petits, un peu jaunes, ont cette tache moins grande[2] : la queue des uns est tachetée en cercle, celle des autres peu voyante : ceux-ci ont les yeux tirant sur le noir ; ceux-là sur le gris : ils ont le bout des oreilles noir en partie, et les autres peu[3].

On trouve les levrauts dans la plupart des îles, désertes ou habitées, où ils abondent plus que sur le continent, parce qu’il n’y a là presque nulle part de renards qui fondent sur eux ou sur leurs petits : on n’y rencontre pas non plus d’aigles, attendu que les aigles habitent les plus hautes montagnes de préférence aux petites ; or, il n’y a que de petites montagnes dans les îles. D’ailleurs les chasseurs visitent peu ces îles désertes, et dans celles qui sont habitées, il n’y a pas de chasseurs. Quant aux îles sacrées, il est défendu d’y introduire des chiens. Il suit de là qu’un très-petit nombre des lièvres qui s’y trouvent sont pris à la chasse, et que le reste venant à multiplier, il y en a en surabondance.

Le lièvre, pour plusieurs raisons, n’a pas la vue perçante ; il a les yeux saillants, et ses paupières courtes ne peuvent se joindre pour se fermer, ce qui rend sa vision vague et confuse. En outre, quoique cet animal dorme souvent, il n’en a pas la vue plus soulagée. Sa vitesse contribue même à la lui troubler ; il est déjà bien loin d’un objet avant d’avoir distingué ce que c’est. D’ailleurs, la crainte des chiens attachés à sa poursuite lui ôte toute prévoyance. Cela fait que, se heurtant partout sans rien voir, il va tomber dans les rets. S’il fuyait droit, il y donnerait rarement ; mais, après de grandes courses, comme il aime le pays où il est né et où il a été élevé, il s’y fait prendre. Il est rare, en effet, que les chiens le gagnent de vitesse : quand il est pris, c’est plutôt l’effet du hasard que de sa conformation ; car il n’y a pas un animal de même grandeur qu’on puisse lui comparer pour la vitesse[4].

Voici quelle en est la complexion : il a la tête légère, petite, inclinée, étroite par devant ; le cou mince, rond, souple, de longueur raisonnable, les omoplates droites, détachées par le haut ; les jambes de devant légères, rapprochées ; la poitrine dégagée, les côtes minces, proportionnées ; les reins arqués ; les parties voisines charnues ; les flancs mous, suffisamment lâches ; les hanches rondes, pleines en tout point, bien espacées par en haut ; les cuisses longues, épaisses, tendues à l’extérieur, sans être gonflées en dedans ; l’os de la cuisse allongé et ferme ; les pieds de devant souples à l’extrémité, étroits et droits ; ceux de derrière durs et larges, ne craignant rien de rude ; l’arrière-train beaucoup plus haut que celui de devant, et formant une légère courbure en dehors ; le poil court, léger. Il n’est pas possible qu’un être de cette complexion ne soit pas fort, souple, très-léger. Une preuve de sa légèreté, c’est que, même à un départ tranquille, il bondit ; jamais personne n’a vu et ne verra un lièvre au pas ; il porte les pieds de derrière en dehors et au delà des pieds de devant, et voilà comme il court. On voit cela distinctement sur la neige. Sa queue n’aide en rien à sa course : elle ne peut, étant si courte, servir à diriger le corps ; mais il y supplée de l’une et l’autre oreille, lorsqu’il est sur le point d’être saisi par les chiens : il baisse alors l’une des deux oreilles, et, obliquant l’autre du côté où il se sent serré, il y appuie, fait un crochet rapide, et se trouve vite loin de l’ennemi qui le pressait. C’est un animal si agréable, qu’il n’est personne qui, le voyant éventé, trouvé, poursuivi, atteint, n’oublie tout autre objet qui lui plaise.

Il faut s’abstenir de chasser dans les cultures, en quelque saison que ce soit, et laisser de côté les mares d’eau et les fontaines. Il est mal et honteux d’y tomber et d’exposer ceux qui vous voient à violer la loi. Quand on tombe sur des terrains où l’on ne doit pas chasser, il faut laisser là tout son appareil de chasse.



  1. Voici, sous ce rapport, une curieuse observation de du Fouillons sur ces habitudes du lièvre : « l’en ay veu d’autres qui nageoient vne riuiere qui pouuoit auoir huict pas de large, et la passoient et repassoient, en la longueur de deux cens pas, plus de vingt fois deuant moy. »
  2. Ce passage, qui avait embarrassé les commentateurs, a été éclairci de la manière suivante par Weiske : « Cette tache blanche, dit-il, me donnait de l’embarras… Mais un savant ami m’apprit qu’elle existe chez les jeunes levrauts, et qu’elle disparaît graduellement, à mesure qu’ils grossissent. »
  3. « On cognoist le masle en le voyant partir du giste, parce qu’il a le derriere blanchastre, comme s’il auoit esté plumé. Ou bien le cognoistrez par les espaules, lesquelles sont communément rouges, ayant parmy quelques poils longs. Semblablement le cognoistrez en la teste, laquelle il a plus courte et plus toffue que la femelle, le poil et barbe des iouës long, et volontiers les oreilles courtes, larges et blanchastres, qui est au contraire de la femelle, car elle a la teste longue et estroite, et les oreilles grandes, le poil de dessus l’eschine d’un gris tirant sur le noir. » Du Fouillloux.
  4. Lievre ie suis de petite stature,
    Donnant plaisir aux nobles et gentils :
    D’estre leger et viste de nature
    Sur toute beste on me donne le prix. Du Fouilloux.