De l’intérêt des comités, de la Convention nationale, et de la nation, dans l’affaire des soixante-onze députés détenus/02

DEUXIÉME QUESTION.

Est-il utile de prolonger la détention des 71, et de les tenir séparés de la Convention ?

Après avoir prouvé que la justice ne permet pas de les accuser, il est humiliant d’avoir à examiner s’il peut être utile de violer leur liberté et leur caractère. Rien ne sépare cette question de celle-ci : quoique la justice ne permette pas de les accuser, la politique n’autorise-t-elle pas à leur faire perdre la vie. En effet, si la politique, au mépris de la justice, tient un citoyen dans les fers, ou prive un député de son caractère, où est la limite qui l’empêche d’aller plus loin ? Qu’est-ce donc que cette utilité, cette raison d’état, cette politique différente de la justice, opposée à la justice dont on nous reparle encore dans le langage, ou plutôt sur le même ton, mais avec moins d’adresse que Robespierre ? De quelle utilité s’agit il ? Est-ce de l’utilité publique ou de quelqu’utilité subalterne et privée ? S’agit-il de quelque raison d’état dans le genre de celles de César Borgia, ou dans le genre de celles d’Aristide et des Athéniens ? parle-t-on d’une politique royale, ou d’une politique nationale et républicaine ? Il faudra donc répéter sans cesse que les idées de justice et d’utilité sont inséparables, que le suprême intérêt national est dans la suprême équité des représentans de la nation ; qu’en aucun tems, en aucune circonstance, la justice ne peut être en opposition avec le salut public ; qu’une injustice ne sauve d’un petit accident facile à éviter autrement, qu’en précipitant dans mille malheurs où elle seule pouvait conduire ; qu’au besoin la justice trouve toujours dans la raison une providence plus féconde que ne l’est le génie de l’immortalité ; qu’elle n’est accusée d’impuissance que par les gens qui méconnaissent ses ressources, où ont besoin de prétexte pour la fouler aux pieds… O honte ! qu’il faille encore redire et remettre sur le papier, des vérités qui devraient déborder de tous les cœurs ! À quoi donc aura servi l’expérience d’une année d’attentats commis, au nom du salut public, sur tous les droits de l’homme, si ces mots de salut public ne sont pas encore entendus comme ils doivent l’être !

Cependant examinons avec attention les effets que produisait une plus longue détention des 71, ou une plus longue interdiction de leur caractère.

Quels seraient ces effets relativement aux comités de la Convention ? Osons le dire, ou plutôt craignons de le taire : si les comités ne se tiennent pas retranchés invariablement dans les principes purs de la justice, il ne reste point de barrière entre eux et les partisans de la tyrannie, et ils rompent les liens qui attachaient à leurs succès les partisans de la justice ; ils aliénent leurs amis et se livrent sans défense à leurs ennemis les plus dangereux ; ils quittent un terrein ferme pour se jetter dans une marre fangeuse sur de véritables bateaux à souspape ; ils se mettent entre deux feux, sous deux batteries croisées ; on les foudroyera d’un côté avec ce qu’ils ont dit pour la justice depuis le 9 thermidor, de l’autre avec ce qu’ils seront obligés de dire pour l’arbitraire ; les écrivains de tous les partis, les pétitionnaires de toute la France se partageront entre les orateurs de la Convention, pour les aider à la ruine d’un parti nouveau qui n’ose se fixer ni dans le bien ni dans le mal.

Les dangers seraient les mêmes pour la majorité de la Convention, si elle s’écartait de la justice rigoureuse ; les deux partis extrêmes et opposés de la minorité l’auraient bientôt tiraillée, écartelée, à l’aide des partis qui se formeraient aussi-tôt dans la Nation.

Et c’est-là, c’est dans la Nation que les effets de l’inconsistance des principes seraient terribles ! La fluctuation des comités ou de la Convention, entre la justice et l’arbitraire, serait une cause infaillible de troubles désolans : nous n’osons que soulever le voile qui en cache le tableau. Mais qui ne voit qu’éteindre en ce moment le fanal sacré de la justice, pour y substituer la lumière équivoque et vacillante d’une politique sans règle et sans appui, ce serait remonter les espérances des hommes que la tyrannie a employés à ses forfaits, et affaiblir la confiance à peine renaissante, et le courage encore défaillant des gens honnêtes opprimés. Qui ne voit que professer dans la Convention une doctrine douteuse en morale et en politique, ce serait ouvrir un arsenal aux deux partis, leur donner à chacun une bannière. Qui ne voit que mettre leur puissance en équilibre, ce serait les appeler à une mutuelle aggression. Tant de persécutions autorisent d’un côté à la vengeance ; tant d’habitudes dépravées et tant d’appréhensions poussent de l’autre à reprendre les voies du crime, qu’il n’y a qu’une très-inégale distribution de puissance entre les partis qui puisse les préserver du choc le plus violent. Comment donc des hommes éclairés pourraient-ils balancer à laisser la force du côté où est la grande majorité de la Nation, où sont les vertus, les lumières, les talens, la justice ? Laissez la force à ceux qui ont le droit de se venger, c’est le seul moyen de faire qu’il ne se vengent pas !

Qu’oppose-t-on aux dangers des discordes civiles ? Des craintes vagues ou puériles.

Qu’appréhendez-vous du retour des soixante-onze dans la Convention ? qu’ils n’y rapportent l’esprit dont ils étaient animés au 31 mai ? Mais quel était donc cet esprit ? l’horreur de la tyrannie dont ils avaient la perspective, l’amour de la justice. Eh bien ! n’est-ce pas la tyrannie que vous avez détruite le 9 thermidor ? N’est-ce pas le règne de la justice que vous avez rappelé à cette époque au milieu de vous ? Les soixante-onze n’ont-ils pas été vengés en même tems que justifiés par vous ? Quels sentimens peuvent-ils donc apporter au milieu de vous, si ce n’est de l’estime, de la reconnaissance, et la noble émulation de vous seconder dans vos honorables travaux ?

Craindriez-vous leurs ressentimens contre le petit nombre d’ennemis qui ont mis un odieux acharnement à les poursuivre ? Mais ces ennemis ne sont-ils pas aussi les vôtres ? N’avez-vous rien à en craindre vous-mêmes ? N’est-il pas bon de vous fortifier contre eux ? N’est-ce pas vous affaiblir que de montrer de l’hésitation à vous fortifier quand vous le pouvez et le devez ? N’est-ce pas les enhardir que de laisser voir la crainte de les allarmer ? D’ailleurs, le décret du 8 brumaire ne met-il pas tous les députés assez à couvert des animosités personnelles ? La sagesse de la majorité ne contiendrait-elle pas aussi des passions farouches et turbulentes ? D’autre part la vengeance est-elle un besoin si pressant, au sein d’une Assemblée équitable, en présence de tant de grands intérêts qui attirent l’attention de ses membres, et sous les yeux d’un peuple las de la discorde ; enfin les éclats de la haîne sont-ils si probables contre des hommes ensevelis dans le mépris public, et a-t-on jamais vu de si grandes fureurs contre des cadavres infects ? Mais, après tout, quand on voudrait douter que les soixante-onze députés ne fussent dans des dispositions paisibles de ce qui serait une nouvelle injure à leur patriotisme, la question ne se réduirait-elle pas à savoir s’il serait bien utile de sacrifier soixante-onze patriotes a la sécurité de quelques restes des tyrans, de paralyser d’utiles collaborateurs de la chose publique pour la sûreté de quelques ennemis de la Patrie ?

Quelques personnes ont semblé craindre que le rappel des soixante-onze dans la Convention, ne parût être la condamnation du 31 mai. Il est difficile de regarder cette crainte comme sérieuse.

Ce n’est pas l’insurrection du 31 mai qui a demandé ni provoqué l’arrestation des soixante-onze ; ce sont les anciens comités, dans la séance du 3 octobre suivant. Donc on peut les réintégrer sans contredire le vœu de l’insurrection. À la vérité, ils ont blâmé les événemens du 31 mai ; mais l’autorité publique fait-elle donc le procès à ces événemens, en laissant en liberté tous les citoyens qui n’en n’ont pas une idée favorable, tous les écrivains qui s’en permettent la censure ? Respecter la liberté des détracteurs du 31 mai, ce n’est que respecter la liberté des opinions et celle de la presse. Restituer la liberté à ceux qui en ont été privés pour l’honneur de cette journée, c’est uniquement faire le procès la tyrannie, à la contre-révolution qui a violé en eux et le secret et la liberté des pensées, et le caractère de député.

Mais, d’un autre côté, jusqu’où prétend-on étendre le respect qu’on exige pour le 31 mai ? veut-on que toutes ses circonstances et tous ses agens soient également consacrés à la reconnoissance publique, que toutes ses conséquences soient également chéries et honorées ? a-t-on un intérêt réel à y tout confondre ? peut-on raisonnablement craindre d’en détacher les honnêtes gens qui y ont contribué dans de bonnes vues ? ou bien appréhende-t-on qu’ils ne soient en trop petit nombre, pour ne pas redouter des persécutions ? Est-il permis de croire que tous les esprits sages, qu’elle qu’ait été leur opinion sur les victimes du 31 mai, ne se fassent un devoir d’en oublier le sacrifice ? compte-t-on pour rien la lassitude de toutes les passions violentes, et le besoin du repos ? Il ne faut pas, dit-on, regarder derrière soi en révolution. Qu’est-ce à dire ? entend-on qu’il ne faut pas regarder aux malheurs irréparables, aux fautes commises par égarement, aux crimes inévitables qui ont été mêlés aux actes de l’insurrection ? entend-on qu’il ne faut pas regarder aux insensés, aux imbéciles, aux méchans ni même aux scélérats subalternes qui ont aidé de leur force ou de leur audace les citoyens qui se sont dévoués pour l’intérêt public ? En ce sens nous souscrivons à la maxime ; elle se réduit à ces paroles : Qu’une amnistie générale soit accordée à la suite d’une révolution, pour tous les délits auxquels elle a donné lieu. Rien de plus juste que d’accorder ce prix aux hommes douteux, pour leur concours aux succès d’une révolution, et pour l’indemnité des risques qu’ils y ont courus, n’étant pas dignes d’en trouver la récompense en elle-même. Rien de plus nécessaire que cette grace à tous les partis, pour ramener tous les esprits à un même intérêt, et par conséquent pour assurer la stabilité de la révolution même.

Mais il est deux intérêts qu’on ne peut laisser en arrière, qu’on ne peut abandonner dans les décombres d’une révolution, sans compromettre ce qu’elle a de plus utile et de plus auguste : ce sont les Principes qui ont été renversés dans le feu de l’action, et les Citoyens vertueux qui y ont été frappés injustement. Laisser périr un principe, c’est mettre en péril tous les autres : grace, nous le voulons bien, grace pour les gens qui ont foulé les principes aux pieds dans les mouvemens révolutionnaires, mais avant tout, grace pour les principes mêmes. Laisser un bon citoyen s’épuiser en de vaines réclamations de ses droits, lui refuser, ne pas lui offrir la réparation de ses souffrances, c’est menacer tous les citoyens ; c’est pis, c’est leur imposer la souffrance du plus déplorable spectacle.

Voulez-vous consacrer le 31 mai ? ne louez que ce qu’il a produit de bon, et déclarez sans ménagement ce qu’il a produit de mauvais. Proclamez qu’il a favorisé la gloire de nos armes, mais aussi qu’il nous a courbés, pendant une année, dans la plus honteuse servitude. C’est quand vous aurez imprimé le sceau de votre improbation sur ce qu’il a enfanté de désastreux, que tout le monde s’accordera à louer ce qu’il a eu de salutaire.

Terminons cette partie par une réflexion qui paraît mériter une sérieuse attention. Si la Convention proroge l’exclusion des 71, elle ne peut se dispenser d’appeller leurs suppléans ; car si elle se croit autorisée à écarter des représentans par mesure de sureté, du moins elle ne peut, sous aucun prétexte, mutiler la Représentation Nationale, ou la laisser plus long-tems mutilée. Or, si elle appèle des suppléans, elle est sûre de ne pas introduire dans son sein des hommes moins convenables a ses vues, que ceux auxquels elle aura donné l’exclusion ?