De l’intérêt des comités, de la Convention nationale, et de la nation, dans l’affaire des soixante-onze députés détenus/01

PREMIÈRE QUESTION.

Y a-t-il lieu à accusation contre les détenus ?

Le crime qu’on leur impute est d’avoir rédigé la déclaration du 6 juin 1793, dont la Convention a ordonné l’impression, premier brumaire dernier ; et l’on donne à cet écrit, le titre de Protestation criminelle contre les loix.

Il suffirait d’observer d’abord que quelques fussent la nature, la forme, l’objet de cet écrit, du fait seul qu’il n’en a pas été fait usage, qu’il n’a même pas vu le jour ; il ne peut former un motif d’accusation. Il n’y a que les délits qui puissent tomber sous la loi ; il n’y a que les actions qui puissent former des délits. L’intention ne suffit pas pour constituer le crime ; il faut encore le fait. Or un écrit secret n’est qu’une opinion, un projet, une pensée. Il n’y a pas de différence entre un écrit renfermé dans le porte-feuille et une pensée dans l’esprit. Une pensée tracée en encre sur du papier, n’intéresse pas plus l’ordre public quand le papier ne voit pas le jour, que la même pensée tracée dans les fibres du cerveau. Une protestation écrite mais secrette, ne pourrait devenir coupable que par les actes qui tendraient à la faire valoir, et la traduire en opposition de fait. La loi ne récompense pas les bons projets inconnus, ni les bonnes intentions secrettes, elle ne peut donc punir les mauvaises intentions sans effet, les mauvais projets sans publicité. Allons plus loin et disons : La loi ne peut fouiller ni dans les intentions, ni dans les papiers discrets confidens des intentions. Si la police publique dans des tems difficiles, se permet des recherches inquisitives, au moins faut-il quelle discerne dans ses découvertes, celle qui se rapportent à quelqu’action criminelle et celles qui ne se rapportent à rien. Concluons donc que quand l’acte du 6 juin serait une protestation, le secret dans lequel a été enseveli, le placerait dans la classe des simples projets non exécutés, et des intentions qui ne peuvent être réputées pour le fait.

Il serait d’autant plus injuste de regarder l’écrit dont il s’agit, comme un délit, que le tems où il aurait pu produire quelqu’effet, était écoulé depuis long-tems, lorsqu’il a été découvert ; puisqu’alors l’insurrection des départemens était déjà étouffée, que la révolution du 31 mai était consommée et consolidée ; et qu’ainsi l’acte était devenu absolument caduque et suranné, sans avoir contribué aux mouvemens départementaires. Il est évident que les signataires s’étaient désisté du projet de publier leur déclaration, puisqu’ils ont laissé passer, sans la publier, le seul moment où elle pouvait être utile aux desseins qu’on leur suppose.

Mais quand ils auraient publié leur déclaration, pourrait on leur en crime ? Est-il bien vrai que ce soit une protestation criminelle contre les lois ? qu’est-ce qu’une protestation contre les lois, qu’est-ce que contient l’acte du 6 juin ?

Ce qui caractérise une protestation contre les lois, c’est la réserve de les attaquer, ou au moins de s’y soustraire dès que les circonstances le permettront. Pourquoi une pareille protestation pourrait-elle être regardée comme criminelle de la part d’un membre de Représentation Nationale ? c’est qu’elle est une menace de rébellion contre les lois, et d’hostilités contre leurs auteurs.

Que contient l’acte du 6 juin ? Il se réduit à déclarer au Peuple français, (notez cette expression qui repousse toute accusation de fédéralisme, puisqu’elle comprend aussi le Peuple de Paris et n’excepte que la faction) que depuis plusieurs mois le Pouvoir exécutif et les Autorités constituées de Paris sont dominées par une faction ; que le 31 mai, la Représentation Nationale a été violentée, et qu’elle n’est plus entière.

Il n’y a point là de réserve contre les lois ; donc il n’y a point de protestation. Il y a une dénonciation, ou si l’on veut, un appel au Peuple des violences qui autorisent à douter que les actes de la Convention, depuis le 31 mai, soient des lois. Or, qu’est-ce qu’un pareil appel, sinon l’engagement de se soumettre à ces actes, si le Peuple prononce, soit par son silence, soit d’une manière positive que la Convention a conservé tous les caractères d’un corps législatif et constituant, ou qu’il approuve ses décrets de quelque manière qu’ils ayent été faits.

J’entends qu’on se récrie. Un Appel au Peuple, me dit-on, est-il moins coupable de la part d’un représentant que ne serait une protestation ou réserve d’appel au Peuple ? Non, s’il s’agissait de loix faites par un corps représentatif dont la liberté et l’intégralité ne seraient pas douteuses. Mais un semblable appel est légitime, il est de droit, il est conforme aux principes les plus révolutionnaires, quand il y a la moindre atteinte portée à la liberté et à l’indivisibilité de la Représentation Nationale. N’est-il pas reconnu que les insurrections d’une commune, ne peuvent être considérées que comme des initiatives d’insurrections nationales ? N’est-il pas évident que l’insurrection nationale peut seule constituer une révolution nationale ? qu’ainsi avant la manifestation du vœu national, tout Français est libre de penser et de dire ce qu’il lui plait des insurrections partielles ; et que tout fonctionnaire ou représentant contre qui est tournée une insurrection partielle, est tout-à-la-fois dans le droit et dans l’obligation d’instruire le souverain à qui seul appartient le pouvoir révolutionnaire, et des atteintes données à la liberté de ses fonctions et à l’indivisibilité du corps dont il fait partie, et de ce qu’il a à dire pour sa justification ou sa défense individuelle contre les initiateurs de l’insurrection nationale ? Comme particuliers, des représentans n’ont-ils pas le même droit que tout citoyen accusé devant un tribunal, celui de s’y faire entendre avant le jugement ? Comme dépositaires de la puissance nationale, ne doivent-ils pas compte à la nation de la manière dont une section de la nation dispose de leur dépôt ?

Mais, s’écrie-t-on, les faits exposés dans l’acte du 6 juin sont-ils exacts ! Est-il vrai qu’il ait été exercé des violences sur la Convention ! est-il vrai qu’une force armée l’ait assiégée ? est-il vrai que le décret qu’elle a rendu contre trente-deux députés lui ait été arraché ? est-il vrai… c’est comme si vous demandiez : est-il vrai qu’il y ait eu une insurrection le 31 mai, y a-t-il une révolution du 31 mai ? En quoi consiste la révolution du 31 mai, si ce n’est dans l’arrestation forcée de trente-deux députés ? une arrestation faite en vertu d’un décret libre, ne serait pas une révolution. Où cette arrestation a-t-elle été forcée, si ce n’est dans la Convention ? Par quoi, comment l’a-t-elle été, si ce n’est par le déployement d’une force armée ? Pourquoi l’insurrection du 31 mai, si la majorité de la Convention avait été disposée à faire ce que l’insurrection a exigé.

Mais, continue-t-on, l’objet de cette insurrection étoit utile, et les soixante et onze l’ont représenté comme désastreux !

C’était leur opinion, ils la soumettaient au Peuple, à qui ils en devaient compte ; c’était, leur plaidoyer contre une attaque qu’ils croyaient injuste, et ils le mettaient sous les yeux de leur juge commun.

Publier sa défense après une attaque, est de droit naturel ; rendre compte de son dépôt, est le devoir rigoureux. Manifester sa pensée, est l’exercice d’une liberté inaliénable. On ne prétend pas sans doute contester la liberté de la presse à un député plus qu’à un autre citoyen ; et comment l’en priveroit-on ? n’a-t-il pas le droit de tout dire à la tribune, et les journaux celui de recueillir tout ce qu’il dit ? et si les journaux peuvent publier tout ce qu’il dit, et s’il peut dire tout ce qu’il pense, comment n’auroit il pas la faculté d’imprimer lui-même tout ce qu’il pense, quand il ne peut pas ou ne veut pas le dire ?

Contesterait-on aujourd’hui à un citoyen, la liberté d’écrire et de publier au sujet du 31 mai, l’équivallent de l’acte du 6 juin ? Non sans doute quoi qu’on affecte de dire aujourd’hui que les événemens de cette journée ont reçu la sanction du peuple français. Comment donc pourrait-on faire un crime de cet acte à des députés, qui l’ont souscrit avant la sanction du peuple ?

Les détenus seront-ils coupables pour avoir écrit le 6 juin, que l’assemblée avait été violentée par une faction ; et Cambon ne méritera-t-il que des applaudissemens, quand il dira, comme il y a 12 jours, non-seulement que l’assemblée a été violentée le 31 mai par une faction ; mais encore que le 1 juin, cent membres de l’Assemblée se réunirent pour forcer le comité de salut public à signer l’arrêt de mort de vingt-sept de leurs collègues ?

Au fond que doit-on penser aujourd’hui de l’événement du 31 mai, et qu’en pensent tous les hommes honnêtes et raisonnables ? il a produit du bien, il a produit du mal ; il serait absurde d’y tout confondre.

L’Assemblée était divisée ; les partis étaient exaspérés ; les haînes étaient irréconciliables. Les généraux, les armées même flottaient entre les hommes qui se partageaient l’attention publique ; la défense de l’état en était et moins énergique et moins assurée. L’insurrection a abattu l’un des deux partis ; elle a rétabli l’unité de la Convention ; les troupes, les généraux n’ont plus eu qu’un même esprit ; et l’armée a volé sans distraction à la victoire : voilà le bien.

Mais c’est la force et la violence qui ont rétabli l’unité dans la Convention ; mais dans le parti victorieux il y avait un grand nombre de scélérats, et dans le parti vaincu un grand nombre d’honnêtes hommes éclairés ; mais la tyrannie la plus sanguinaire a été le prix de la victoire ; mais la contre-révolution s’est faite au-dedans, tandis que douze cents mille guerriers défendaient la révolution au-dehors ; mais la propriété a été par-tout violée ; par-tout le sang a coulé ; des déserts ont été fondés là où il y avait des habitans, des cendres ont couvert des contrées où il croissait du bled ; mais les habitudes du peuple et sa morale ont été corrompues.... Voilà le mal qui nous est venu du 31 mai.

Si quelqu’un contestait ces vérités, je demanderais ce que c’est donc que la révolution du 9 thermidor, ce qu’elle a fait, ce qu’elle a défait, ce qu’il est permis d’en louer et d’en bénir ? Qu’a-t-elle détruit, si ce n’est la tyrannie, et d’où venait cette tyrannie, sinon de la révolution du 31 mai ? Qu’a-t-elle produit, si ce n’est le rétablissement de la révolution du 10 août, dont il ne nous restait plus rien ? Traiter de contre-révolutionnaire le langage que nous tenons au sujet du 31 mai, ce serait donc parler en contre-révolutionnaire du 10 août et du 9 thermidor. Si du 31 mai il n’a pas résulté une véritable contre-révolution, c’est le 9 thermidor qui en est une ; si Robespierre n’a pas été un tyran, c’est la Convention nationale qui exercerait aujourd’hui la tyrannie ! Rien ne peut obscurcir cette vérité si sensible : que les principaux effets du 31 mai et ceux du 9 thermidor sont le contraire les uns des autres. On ne peut donc exiger pour les premiers un respcet absolu et sans restriction, sans se déclarer contre les seconds.

Cela posé, revenons sur l’acte du 6 juin. Si dans les événemens du 31 mai, les détenus, tourmentés du pressentiment des maux qui devaient en être la suite, ont mal connu la nécessité de l’insurrection ; s’ils ont cédé à la crainte de ses funestes conséquences, sans goûter l’espérance de ses avantages ; s’ils se sont faiblement occupés du besoin de l’unité dans la Convention, quand ils ont considéré à quel prix il fallait l’acheter ; ou s’ils n’ont pas voulu qu’elle s’établit par le triomphe de tant de scélérats et par le sacrifice de tant de gens de bien, leur méprise n’était-elle pas bien pardonnable ? était-ce un si grand écart de logique ? était-ce sur-tout une absence de patriotisme ?

Il est bien remarquable sans doute que Robespierre, l’homme de la France entière, à qui il importait d’avantage qu’on ne vit que du bien dans l’insurrection du 31 mai, dont il avait tiré tant de pouvoir, n’osa faire envisager comme coupables envers la loi les signataires de l’acte du 6 juin, lesquels étaient si coupables envers lui et son parti.

Il est bien remarquable aussi que les compagnons de Robespierre, dans les anciens comités, n’ont pas osé faire de rapport contre les détenus, dont pourtant ils voulaient la perte. Telle était leur impuissance de motiver une accusation que, suivant le dernier discours des Robespierres, ils avaient résolu d’envoyer les 71 au tribunal révolutionnaire sans faire de rapport, scandale qui a manqué seul à tous ceux qu’ils ont donnés. Ce n’est pas parce que Robespierre a avancé ce fait, que nous l’offrons à l’attention de nos lecteurs ; c’est parce que ceux à qui il en a fait le reproche en pleine Assemblée, n’ont osé le démentir ni y répondre.

Si les principaux auteurs du 31 mai, ceux qui en ont retiré le plus d’avantages, ont reconnu l’impossibilité d’accuser les détenus, comment ceux qui en ont été les victimes, comment la majorité de l’Assemblée pourrait-elle les accuser aujourd’hui ? Si les oppresseurs les ont respectés, à quel titre les opprimés pourraient-ils les poursuivre ? Comment la justice ferait elle contre ses défenseurs, ce que n’a osé la tyrannie ? Comment enfin les hommes întègres qui contiennent et répriment les continuateurs de Robespierre, entreprendraient-ils de le surpasser ?