De l’influence de la connaissance du sanskrit sur l’étude des langues européennes

De l’influence de la connaissance du Sanscrit sur l’étude des langues européennes, par M. F. G. Eichhoff[1].

Au milieu de toutes les révolutions dont l’Europe a été le théâtre, parmi cette foule de guerres, de migrations, d’établissemens et de dispersions de peuples qui se sont succédés sur son territoire depuis la plus haute antiquité jusqu’à nos jours, on ne peut s’empêcher d’être frappé de la ressemblance générale, de la physionomie de famille qu’offrent entre elles toutes les populations dont les historiens nous ont transmis la mémoire. Les Thraces et les Pélasges de la Grèce, les Étrusques et les colonies hespériennes, les Germains, les Gaulois, les Romains et les destructeurs de leur puissance au moyen âge, tous, à l’exception des seules hordes d’Attila, présentent dans leurs mœurs, leur croyance, leur configuration, un type commun qui les unit malgré la grande diversité de culture, et qui les distingue, sous tous les rapports, des habitans du nord et de l’orient de l’Asie, ainsi que de ceux de l’Arabie et de l’Afrique. Si de ces ressemblances extérieures et mobiles nous passons à l’analogie du langage, transmis de siècle en siècle dans chaque peuplade et invariable dans son essence malgré ses modifications accidentelles, nous acquerrons une preuve irrécusable de l’identité des langues européennes. Cette identité si claire, si manifeste, a cependant été long-temps contestée, ou, pour mieux dire, méconnue complètement ; et s’il était impossible de nier l’étroite affinité des tribus romanes qui occupèrent le midi et l’occident de l’Europe et chez qui la langue latine a prévalu, on repoussait loin de cette famille les nombreuses peuplades germaniques, et, quant aux tribus slaves, on n’en parlait pas même. Le mot connu de Charles-Quint à ce sujet n’était que l’expression de l’idée de son siècle, idée que semblait d’ailleurs justifier la marche progressive du génie littéraire, qui, ranimé de bonne heure sous le beau ciel de l’Italie, ne s’étendit qu’insensiblement et avec lenteur vers le nord. Si même sous le règne de Louis XIV, dans cette brillante réunion des supériorités de tous les genres, au milieu des glorieux trophées des sciences, des lettres et des arts, une voix s’était élevée et eut dit : « II n’existe qu’une seule langue en Europe dont tous les idiomes parlés ne sont que des nuances, et les formes innombrables de ces idiomes, que l’on chercherait en vain à recueillir, se trouvent presque toutes reproduites, avec les mêmes combinaisons et le même sens, dans une langue parlée loin de l’Europe, » une pareille assertion n’aurait-elle point paru une fable, et se serait-on donné la peine de la vérifier ?

Toutefois ce phénomène existe ; et grâce à l’étendue et à l’exactitude des découvertes de notre siècle, qui, dégagé de préventions, s’attache scrupuleusement à l’examen des faits, les trésors de l’Inde nous sont ouverts, et la langue sanscrite n’est plus un mystère. Rendons hommage au savant et spirituel investigateur qui, lui consacrant ses veilles laborieuses, l’a fait le premier connaître en France, et l’a revêtue des formes aimables de son esprit. Tandis que d’éloquens interprètes déroulent à nos yeux les fastes de l’Asie orientale et les traditions vénérables des tribus sémitiques, l’Inde commence à se manifester à l’Europe comme la mère commune de tous ses habitans.

Quoique tout concoure à assigner une source unique au genre humain, et au langage, ce don immédiat du Créateur, une perfection et une identité primitives, nous sommes toutefois fondés à admettre, avant l’existence d’aucune histoire, des divisions de races et de tribus distinctes qui, se détachant et s’éloignant successivement du point central de la population humaine, éprouvèrent des modifications de mœurs, de figure, de langage, qui se sont perpétués à travers les siècles. Parmi ces races, la famille indo-germanique ou plutôt indo-européenne est sans contredit la plus remarquable et celle qui nous intéresse de plus près. Placée entre deux antiques civilisations, celles de la Chine et de l’Arabie, elle les a promptement égalées et surpassées sous plusieurs rapports. Soit qu’on fixe son centre au Caucase, ou qu’on le rapproche de l’Himalaya, on la voit se diviser de bonne heure en deux branches principales, dont l’une couvre les champs de l’Inde et de la Perse et s’étend jusqu’en Arménie, tandis que l’autre, se dirigeant vers l’occident, occupe toute l’étendue de l’Europe. Quelque fût l’état primitif du continent privilégié que nous habitons, et sur lequel nous ne pouvons avoir aucune donnée certaine, tout nous prouve que sa civilisation et sa population actuelle lui viennent de l’est.

Les Celtes eux-mêmes, long-temps regardés comme les Européens autochthones, attestent, par ce qui nous reste de leur langage, une origine indo-germanique. On peut les regarder en quelque sorte comme les avant-coureurs de cette grande migration, comme la tribu qui, se détachant la première de la souche commune fixée en Asie, pénétra à l’extrémité la plus occidentale de l’Europe, où elle se trouva en contact avec la race cantabre, dont l’origine sémitique paraît prouvée par la langue basque, et qui était sans doute venue d’Afrique. La seconde migration, à en juger par l’analogie du sanscrit, dont le développement successif peut nous servir ici d’échelle de proportion, paraît avoir été celle des Scandinaves et des Germains. Leurs mots sont presque tous semblables à ceux des Indiens et sur-tout des Persans ; mais leurs terminaisons ont une rudesse et une originalité qui les distinguent et qui prouvent une scission antérieure au perfectionnement complet de la langue.

Cette différence est encore plus marquée, moins pour les formes que pour les racines mêmes, chez les peuples slaves et sarmates, qui ont cependant dû se détacher plus tard, et qui se placent naturellement en troisième ligne. Mais peut-être doit-on l’attribuer en grande partie au mélange qu’éprouvèrent leurs idiomes avec ceux des Finnois et des Tatares leurs voisins. Enfin la tribu pélasgique, pénétrant la dernière en Europe, dont elle occupa les plus riches contrées, apporta en Italie et en Grèce non-seulement les mots et les formes, mais encore les détails les plus délicats, les nuances les plus fugitives de la langue surprenante de l’Inde. Mâle et concis chez les peuples de l’Étrurie et du Latium, abondant et mélodieux en Grèce, cet idiome seconda les plus belles inspirations du génie, et servit de véhicule à la civilisation européenne.

Si ces suppositions ne paraissent pas dénuées de fondement, la même gradation pourrait s’observer en Asie, où les Ossètes, les Courdes, les Arméniens, les Persans et les vingt peuples de l’Inde en deçà du Gange, présentent, dans leurs dialectes, des modifications caractéristiques dont toutes les nuances viennent se fondre dans le sanscrit. Ce riche idiome qui, dans sa forme actuelle, c’est-à-dire, depuis le temps où il a été fixé par l’écriture, remonte au moins à deux mille ans avant l’ère vulgaire, indique par son nom même, qui signifie concret, perfectionné, les phases nombreuses qu’il a dû subir antérieurement à sa fixation. En possession d’un alphabet de cinquante signes qui représentent presque tous les sons de la voix humaine et qui sont classés d’après les organes, il joint à l’harmonie et à la variété des modulations la plus admirable régularité. L’arrangement même de ses lettres, dont la symétrie contraste d’une manière frappante avec la confusion de nos alphabets, prouve, dans les peuples qui en ont fait usage, un antique degré de culture. Des lois positives, fondées sur l’euphonie naturelle, déterminent leurs mutations réciproques, et établissent un parfait accord entre l’orthographe et la prononciation. Si aux articulations exprimées en sanscrit nous comparons, lettre pour lettre et valeur pour valeur, les principaux alphabets européens, nous trouverons dix sons de moins dans la langue russe, douze dans la langue grecque, quinze dans la langue allemande, et dix-huit dans la langue latine ; par-tout nous croirons apercevoir les débris d’un grand édifice dont l’ensemble ne subsiste qu’aux bords du Gange.

Le mécanisme de la formation des mots, si complexe, si embarrassé dans presque toutes les langues, excepté l’allemand, se montre, en sanscrit, à découvert, et comme dans sa simplicité primitive. Les grammairiens indiens, en analysant tous leurs mots, en ont extrait les racines fondamentales, au nombre d’environ quinze cents, et en ont formé un vocabulaire étymologique qui, quoique fort imparfait comme tous les ouvrages humains, est cependant un document de la plus haute importance, puisque, sur ces quinze cents monosyllabes, près de mille se retrouvent dans les langues européennes, dont ils constituent les élémens avec des significations exactement semblables. Les verbes, formés immédiatement des radicaux, sont modifiés par des préfixes ou prépositions qu’on y adjoint, et ces prépositions, au nombre de vingt, se reconnaissent, mot pour mot et presque lettre pour lettre, dans les prépositions grecques, latines, allemandes et même russes, destinées à spécifier les verbes de ces diverses langues. Les terminaisons employées en sanscrit pour former les classes nombreuses des substantifs et des adjectifs, offrent aussi une analogie frappante de sens et de son avec les terminaisons européennes.

La déclinaison n’est pas moins remarquable : composée de trois genres, de trois nombres et de huit cas qui déterminent toutes les espèces de rapports, elle offre encore dans ses inflexions le type exact et irrécusable des déclinaisons ou plutôt de l’unique déclinaison grecque et latine ; car il ne serait pas difficile de prouver qu’abstraction faite des voyelles épenthétiques, elles se réduisent primitivement à une seule.

Il en est de même de la conjugaison, qui, outre son inconcevable analogie avec le grec, offre encore des ressemblances frappantes avec le latin et l’allemand. Elle se compose de trois voix, consistant chacune en six modes et en six temps, et nous révèle, dans ses finales conservées intactes, le mécanisme primitif de toutes les conjugaisons européennes, les radicaux prenant pour terminaison les pronoms personnels qu’ils modifient, et dont la plupart des langues modernes n’offrent plus guère qu’une lettre mutilée. Du reste, les pronoms eux-mêmes, le verbe substantif, les particules, les noms de nombre, les principaux substantifs et adjectifs, tels que les noms de couleur, de qualité, d’agent, de parenté, d’animaux, sont exactement, et intrinsèquement les mêmes en sanscrit que dans les langues romane, tudesque et slave ; et si, dans ces trois grandes branches de la famille européenne, trois expressions diverses se rencontrent pour le même objet, on est presque certain de les retrouver toutes les trois, et avec le même sens, dans la langue indienne.

Si de cette esquisse rapide de la partie mécanique du sanscrit nous passions à sa littérature, si nous essayions de soulever le voile qui couvre encore tant de monumens précieux, tant de traditions des premiers âges, tant d’œuvres poétiques, morales et religieuses, toutes importantes pour l’histoire du genre humain, et dont d’habiles philologues enrichissent chaque année nos archives, nous ne douterions pas d’entraîner vos suffrages en faveur d’une étude si riche en résultats. Mais nous bornant à la langue elle-même considérée isolément et dépouillée de toute sa gloire littéraire, nous pensons que sa propagation, nous dirions presque son admission dans les études classiques, accélérerait à un point extrême la connaissance des langues européennes. Cette étude, pour la généralité des élèves, ne devrait être qu’élémentaire ; mais le plus simple aperçu serait suffisant pour leur faire entrevoir de loin la chaîne immense qui unit toutes les langues, et pour leur donner le désir et leur faciliter les moyens d’en parcourir au moins quelques anneaux. En exerçant de bonne heure leur esprit de comparaison sur les rapports palpables de la langue indienne, qu’on pourrait très-bien peindre en lettres françaises, avec le grec et le latin, on les exciterait à s’appliquer d’eux-mêmes à l’allemand, l’anglais, et chacune des langues d’Europe soumises à leur curiosité. Passant ensuite du vocabulaire à la grammaire, de la partie matérielle des langues à leur génie, vivifiant et spécial, ils en étudieraient les différences avec d’autant plus d’intérêt, qu’une analogie commune leur servirait de base. Ils poursuivraient celles des ramifications qui leur offriraient le plus de charmes ; mais ils ne pourraient jamais fixer leur attention sur un seul point, sans qu’une foule de rapports ne se réveillassent en même temps dans leur pensée, et ne leur montrassent des routes ouvertes devant eux vers toutes les langues et toutes les littératures. Tel serait l’avantage d’une méthode synglossique substituée à l’étude, pour ainsi dire exceptionnelle, de notre temps ; et si nous osons hasarder ici cette opinion, à laquelle notre inexpérience ne nous donne que peu de droits, nous ne le faisons que sous l’égide d’autorités imposantes qui ont émis ce vœu avant nous, et sur-tout sous celle d’un homme dont les sciences, les lettres et l’humanité déplorent vivement la perte récente, et qui, sous le voile modeste de l’anonyme, a su donner depuis dix années un élan prodigieux à l’étude de la linguistique dans toute l’Europe. La propagation de la connaissance des langues, qui se rattachait dans son esprit au but si bienfaisant de la paix générale des nations, était une des théories favorites de cet homme de bien, qui joignait à un génie supérieur la plus noble et la plus active philanthropie : c’est assez désigner à ses nombreux amis le savant et respectable M. de Merian.

Il nous resterait peut-être à examiner pourquoi, avec ces éminens avantages que personne ne conteste au sanscrit, l’étude d’un idiome aussi essentiellement européen est encore si peu popularisée. Nous attribuerions ce retard, d’un côté, à la disette des livres élémentaires, qui toutefois diminue tous les jours, et qui bientôt, nous osons l’espérer, aura disparu entièrement ; de l’autre, à l’opinion erronée où l’on est de l’extrême difficulté du sanscrit : il n’offre cependant aucun obstacle que tout le monde ne franchisse habituellement dans l’étude du grec, du latin, de l’allemand, à l’exception peut-être de la seule écriture, dont l’enchaînement continuel et sans repos peut effrayer au premier coup d’œil. Mais les plus célèbres indianistes ont déjà commencé à trancher le nœud gordien en séparant la plupart des mots ; et s’il reste encore quelques solutions difficiles, nous pensons qu’elles ne résisteraient pas à une analyse sévère et impartiale. Nous aurions même hasardé de soumettre ici à ceux qui nous ont devancés de si loin dans la carrière et qui y marchent avec tant d’honneur, quelques considérations particulières sur l’entière séparation des mots sanscrits ; mais nous craindrions d’abuser de l’indulgence d’un auditoire qui a daigné écouter si long-temps cette faible défense d’une bonne cause.


  1. Lu à la séance annuelle de la Société asiatique le 29 avril 1828.