De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leur rapports avec la civilisation européenne/Préface

Chapitre I  ►

PRÉFACE


Les sceptiques se réclament de Benjamin Constant et citent volontiers son mot : « aucun but n’est digne d’aucun effort », pour se dispenser de rien entreprendre et vivre à la remorque des braves gens.

La vérité est que Benjamin a passionnément voulu le bien, passionnément servi la France, servi la justice, servi la liberté, servi la paix ; il a bravé l’exil pendant dix ans pour combattre l’esprit de conquête, pour combattre Napoléon Ier ; il a tout sacrifié, à commencer par son amour-propre, en acceptant de rédiger l’acte additionnel aux constitutions de l’Empire, assez peu sceptique pour croire que le conquérant malheureux pouvait « s’amender, assez généreux, en tous cas, pour consentir à l’y aider. Animé d’une foi enthousiaste, dédaigneux de toute prudence personnelle, il a fortement exprimé ses déceptions, sans cesser de continuer ses luttes ; sa clairvoyance aigüe, son indomptable esprit, son indignation n’épargnaient pas plus l’oppression, d’où qu’elle vînt, que ses complices, l’hypocrisie et la sottise ; il se fit ainsi trop d’ennemis. Ses contradicteurs, réduits au silence et à la rancune, se vengèrent en le calomniant de son vivant, en le discréditant après sa mort ; doublement isolé par sa supériorité et par la crainte qu’il inspirait, il fut pour eux au premier rang des morts qu’il faut qu’on tue.[1] Son œuvre n’en a pas moins survécu à toutes ces haines ; elle ressuscite ; enfin sonne pour lui, non pas l’heure d’une revanche dont il avait l’âme trop haute pour se soucier, mais l’heure d’être compris et, par là, pleinement utile et bienfaisant.

Benjamin Constant est plus actuel que jamais. Je suis confus d’avouer que, dans mon existence errante, je n’avais pas lu, avant cette année, parmi les papiers dont j’ai hérité et que j’ai confiés à mon éminent ami G. Rudler[2], son réquisitoire contre l’esprit de conquête. Je l’ignorais même complètement. Mes amis et moi nous avons décidé de le publier comme s’il était inédit, puisqu’il est inconnu. Nous y avons, en effet, constaté que Benjamin a dit tout, — et dans quelle admirable langue ! — tout ce que nous nous efforçons de faire accepter comme des nouveautés hardies. Nouveauté hardie, — bien hardie en effet sous le règne de Napoléon Ier, — en 1813, — sa théorie sur l’incompatibilité du commerce et de la guerre ; « la guerre, dit-il, devient un anachronisme » ; « la tendance générale est vers la paix » ; « le monde de nos jours est précisément, sous ce rapport, l’opposé du monde ancien ». « Tandis que chaque peuple autrefois formait une famille isolée… » « Carthage aurait aujourd’hui tout le monde pour elle » ; « nous sommes arrivés à l’époque du commerce » ; « la gloire militaire n’est plus le but d’une Nation » ; « la guerre n’a plus ni charme ni utilité. » Nouveauté hardie, sa théorie sur le véritable dévouement à la patrie dans la paix, sur la mise en valeur du pays, sur la vertu d’une guerre défensive et sur la honte d’une guerre de conquête ; nouveauté hardie, son anathème contre le vainqueur : « la force, dit-il, est un privilège éphémère » ; « la nation qui prétendrait à un empire universel deviendrait l’objet d’une horreur universelle ; ..... un cri de délivrance, un cri d’union retentirait d’un bout du globe à l’autre. L’agresseur universellement haï n’aurait aucun recours. Ses sujets même seraient des ennemis. Le conquérant verrait alors qu’il a trop présumé de la dégradation du monde.... » Nouveauté hardie cette belle parole : « La vertu prendra sa revanche » ; et celle-ci : « il faut apprendre la civilisation pour régner à une époque civilisée ».

Nous qui aimons la France, nous qui voulons qu’elle soit aimée et non haïe, respectée et non mutilée, libre et non asservie, riche et non ruinée, nous sommes humiliés qu’un Français, dix fois Français, — car il a souffert dans ses ancêtres, exilés comme lui pour avoir vaillamment servi la vérité, — ait pu plaider en pure perte une telle cause, il y a cent ans, et qu’avant lui, comme après lui, tant d’autres grands esprits, soit Montesquieu, soit Kant, soit Cobden, soit Michelet, n’aient pas beaucoup plus réussi ; et qu’elle ait, en tous cas, besoin encore d’être plaidée dans notre pays, dans tous les pays. Mais patience ; en dépit des difficultés à vaincre, rien ne se perd ; les convictions de nos devanciers se transmettent par une loi mystérieuse d’atavisme ; nous leur obéissons d’instinct, sans même avoir reçu le mot d’ordre ; elles répondent trop bien aux aspirations générales de notre temps pour ne pas triompher de la routine et pour ne pas gagner des partisans chaque jour plus nombreux et plus puissants dans l’ensemble de l’opinion.


d’Estournelles de Constant.



  1. Ses détracteurs ont si bien pris leur revanche après sa mort qu’ils ont enterré jusqu’à son monument. Ceci n’est pas assez connu : la reconnaissance populaire avait rendu justice à Benjamin Constant ; le jour de ses obsèques, les gravures du temps représentent la foule dételant les chevaux de son char funèbre pour le conduire elle-même au cimetière. À la chaleur de cet enthousiasme la malveillance parut battre en retraite ; une commission fut constituée pour honorer la mémoire du grand libéral et pour lui consacrer un monument dont le sculpteur Bra exécuta la maquette en plâtre inscrite au catalogue du Salon de 1833. Ce monument aurait été élevé sur une large place choisie à Paris, à Strasbourg ou au Mans, dans un des trois départements d’élection de Benjamin Constant. Mais ces généreux mouvements furent paralysés par la persistance des rancunes et la crainte de l’influence posthume de Benjamin. L’indifférence des uns, la mauvaise volonté des autres, empêchèrent le monument d’être érigé ; aucune place ne reçut le nom de Constant, à peine un bout de rue, ces temps derniers, près du Père Lachaise, où le minimum de sépulture lui avait été accordé. Seuls de rares esprits reconnurent ce qu’il avait fait pour l’éducation de la France et du monde ; c’est en Amérique, en Russie, qu’il laissa des disciples ; il fallut, à vrai dire, l’acharnement des attaques qui poursuivirent son œuvre pour empêcher l’oubli de la prescrire. Le même effort qui travailla, de 1830 à 1852, à préparer en France le retour des cendres de Sainte-Hélène et, finalement, le coup d’État de Napoléon III, s’appliquait naturellement à détruire jusqu’à la mémoire de l’auteur de « l’Esprit de Conquête ». Il aura fallu Sedan, après Waterloo, près d’un siècle, pour que Benjamin Constant puisse obtenir de l’opinion française la révision des calomnies accréditées comme le Jugement de l’Histoire contre lui.
  2. Voir La jeunesse de Benjamin Constant par G. Rudler, Docteur ès-lettres. 1 vol. in-8o, A. Colin, Paris 1909.