De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leur rapports avec la civilisation européenne/1

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CHAPITRE PREMIER

Des vertus compatibles avec la guerre, à
certaines époques de l’état social


Plusieurs écrivains, entraînés par l’amour de l’humanité dans de louables exagérations, n’ont envisagé la guerre que sous ses côtés funestes. Je reconnois volontiers ses avantages.

Il n’est pas vrai que la guerre soit toujours un mal. À de certaines époques de l’espèce humaine, elle est dans la nature de l’homme. Elle favorise alors le développement de ses plus belles et de ses plus grandes facultés. Elle lui ouvre un trésor de précieuses jouissances. Elle le forme à la grandeur d’âme, à l’adresse, au sang-froid, au courage, au mépris de la mort, sans lequel il ne peut jamais se répondre qu’il ne commettra pas toutes les lâchetés et bientôt tous les crimes. La guerre lui enseigne des dévouemens héroïques, et lui fait contracter des amitiés sublimes. Elle l’unit de liens plus étroits, d’une part, à sa patrie, et de l’autre, à ses compagnons d’armes. Elle fait succéder à de nobles entreprises de nobles loisirs. Mais tous ces avantages de la guerre tiennent à une condition indispensable, c’est qu’elle soit le résultat naturel de la situation et de l’esprit national des peuples.

Car je ne parle point ici d’une nation attaquée, et qui défend son indépendance. Nul doute que cette nation ne puisse réunir à l’ardeur guerrière les plus hautes vertus : ou plutôt cette ardeur guerrière est elle-même de toutes les vertus la plus haute. Mais il ne s’agit pas alors de la guerre proprement dite, il s’agit de la défense légitime, c’est-à-dire du patriotisme, de l’amour de la justice, de toutes les affections nobles et sacrées.

Un peuple qui, sans être appelé à la défense de ses foyers, est porté par sa situation ou son caractère national à des expéditions belliqueuses et à des conquêtes, peut encore allier à l’esprit guerrier la simplicité des moeurs, le dédain pour le luxe, la générosité, la loyauté, la fidélité aux engagemens, le respect pour l’ennemi courageux, la pitié même, et les ménagemens pour l’ennemi subjugué. Nous voyons, dans l’histoire ancienne et dans les annales du moyen âge, ces qualités briller chez plusieurs nations, dont la guerre faisoit l’occupation presqu’habituelle.

Mais la situation présente des peuples européens permet-elle d’espérer cet amalgame ? L’amour de la guerre est-il dans leur caractère national ? Résulte-t-il de leurs circonstances ?

Si ces deux questions doivent se résoudre négativement, il s’ensuivra que, pour porter de nos jours les nations à la guerre et aux conquêtes, il faudra bouleverser leur situation, ce qui ne se fait jamais sans leur infliger beaucoup de malheurs, et dénaturer leur caractère, ce qui ne se fait jamais sans leur donner beaucoup de vices.