De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leur rapports avec la civilisation européenne/6

CHAPITRE VI

Influence de cet esprit militaire sur l’état intérieur des peuples.


Il ne suffit pas d’envisager l’influence du système du conquête, dans son action sur l’armée et dans les rapports qu’il établit entre elle et les étrangers. Il faut le considérer encore dans ceux qui en résultent, entre l’armée et les citoyens.

Un esprit de corps exclusif et hostile s’empare toujours des associations qui ont un autre but que le reste des hommes. Malgré la douceur et la pureté du christianisme, souvent les confédérations de ses prêtres ont formé dans l’État des États à part. Partout les hommes réunis en corps d’armée, se séparent de la nation. Ils contractent pour l’emploi de la force, dont ils sont dépositaires, une sorte de respect. Leurs moeurs et leurs idées deviennent subversives de ces principes d’ordre et de liberté pacifique et régulière, que tous les gouvernements ont l’intérêt, comme le devoir, de consacrer.

Il n’est donc pas indifférent de créer dans un pays, par un système de guerres prolongées ou renouvelées sans cesse, une masse nombreuse, imbue exclusivement de l’esprit militaire. Car cet inconvénient ne peut se restreindre dans de certaines limites, qui en rendent l’importance moins sensible. L’armée, distincte du peuple par son esprit, se confond avec lui dans l’administration des affaires.

Un gouvernement conquérant est plus intéressé qu’un autre à récompenser par du pouvoir et par des honneurs ses instruments immédiats. Il ne sauroit les tenir dans un camp retranché. Il faut qu’il les décore au contraire des pompes et des dignités civiles.

Mais ces guerriers déposeront-ils avec le fer qui les couvre l’esprit dont les a pénétrés dès leur enfance l’habitude des périls ? Revêtiront-ils avec la toge, la vénération pour les lois, les ménagements pour les formes protectrices, ces divinités des associations humaines ? La classe désarmée leur paroît un ignoble vulgaire, les lois des subtilités inutiles, les formes d’insupportables lenteurs. Ils estiment par dessus tout, dans les transactions comme dans les faits guerriers, la rapidité des évolutions. L’unanimité leur semble nécessaire dans les opinions, comme le même uniforme dans les troupes. L’opposition leur est un désordre, le raisonnement une révolte, les tribunaux des conseils de guerre, les juges des soldats qui ont leur consigne, les accusés des ennemis, les jugements dés batailles.

Ceci n’est point une exagération fantastique. N’avons-nous pas vu, durant ces vingt dernières années, s’introduire dans presque toute l’Europe une justice militaire, dont le premier principe étoit d’abréger les formes, comme si toute abréviation des formes n’étoit pas le plus révoltant sophisme : car si les formes sont inutiles, tous les tribunaux doivent les bannir ; si elles sont nécessaires, tous doivent les respecter ; et certes, plus l’accusation est grave, moins l’examen est superflu. N’avons-nous pas vu siéger sans cesse, parmi les juges, des hommes dont le vêtement seul annonçoit qu’ils étoient voués à l’obéissance, et ne pouvoient en conséquence être des juges indépendans ?

Nos neveux ne croiront pas, s’ils ont quelque sentiment de la dignité humaine, qu’il fut un temps où des hommes illustres sans doute par d’immortels exploits, mais nourris sous la tente, et ignorans de la vie civile, interrogeoient des prévenus qu’ils étoient incapables de comprendre, condamnoient sans appel des citoyens qu’ils n’avaient pas le droit de juger. Nos neveux ne croiront pas, s’ils ne sont le plus avili des peuples, qu’on ait fait comparoître devant des tribunaux militaires des législateurs, des écrivains, des accusés de délits politiques, donnant ainsi, par une dérision féroce, pour juge à l’opinion et à la pensée, le courage sans lumière et la soumission sans intelligence. Ils ne croiront pas non plus qu’on ait imposé à des guerriers revenant de la victoire, couvert de lauriers que rien n’avoit flétris, l’horrible tâche de se transformer en bourreaux, de poursuivre, de saisir, d’égorger des concitoyens, dont les noms, comme les crimes, leur étoient inconnus. Non, tel ne fut jamais, s’écrieront-ils, le prix des exploits, la pompe triomphale ! Non, ce n’est pas ainsi que les défenseurs de la France reparoissoient dans leur patrie, et saluoient le sol natal !

La faute, certes, n’en étoit pas à ces défenseurs. Mille fois je les ai vus gémir de leur triste obéissance. J’aime à le répéter, leurs vertus résistent, plus que la nature humaine ne permet de l’espérer, à l’influence du système guerrier et à l’action d’un gouvernement qui veut les corrompre. Ce gouvernement seul est coupable, et nos armées ont seules le mérite de tout le mal qu’elles ne font pas.