De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leur rapports avec la civilisation européenne/5

CHAPITRE V

Autre cause de détérioration pour la classe militaire,
dans le système de conquête


On a remarqué souvent que les joueurs étoient les plus immoraux des hommes. C’est qu’ils risquent chaque jour tout ce qu’ils possèdent ; il n’y a pour eux nul avenir assuré ; ils vivent et s’agitent sous l’empire du hasard.

Dans le système de conquête, le soldat devient un joueur, avec cette différence que son enjeu, c’est sa vie. Mais cet enjeu ne peut être retiré. Il l’expose sans cesse et sans terme à une chance qui doit tôt ou tard être contraire. Il n’y a donc pas non plus d’avenir pour lui. Le hasard est aussi son maître aveugle et impitoyable.

Or, la morale a besoin du temps. C’est là qu’elle place ses dédommagemens et ses récompenses. Pour celui qui vit de minute en minute, ou de bataille en bataille, le temps n’existe pas. Les dédommagemens de l’avenir deviennent chimériques. Le plaisir du moment a seul quelque certitude : et pour me servir d’une expression qui devient ici doublement convenable, chaque jouissance est autant de gagné sur l’ennemi. Qui ne sent que l’habitude de cette loterie de plaisir et de mort est nécessairement corruptrice ?

Observez la différence qui existe toujours entre la défense légitime et le système des conquêtes. Cette différence se reproduira souvent encore. Le soldat qui combat pour sa patrie ne fait que traverser le danger. Il a pour perspective ultérieure le repos, la liberté, la gloire. Il a donc un avenir : et sa moralité, loin de se dépraver, s’ennoblit et s’exalte. Mais l’instrument d’un conquérant insatiable voit après une guerre une autre guerre, après un pays dévasté, un autre pays à dévaster de même, c’est-à-dire après le hasard, le hasard encore.