De l’esclavage aux États-Unis/01
I. The Barbarism of Slavery, by Charles Summer, Boston 1860. — II. Maryland Slavery and Marylan Chivalry, by R. G.S. Lame, Philadelphia 1860. — III. Slavery doomed, by Frederick Milner Edge, London 1860 - IV.The Impending Crisis, by Hinton Rowan Helper, New York 1858. — V. Sociology of the South, by George Fitzhugh, richmond 1854. — VI. The Negro-law of South-Carolina, collected and digested by John Belton O’Neall, Columbia, 1848. — VII. Code Noir de la Louisiane, etc.
Il y a vingt-cinq ans, le parti abolitionniste n’existait pas en Amérique. Les whigs et les démocrates recrutaient également leurs partisans dans les états libres et dans les états à esclaves. Lors des élections générales, ce n’était point la question du travail libre qui passionnait les masses ; des intérêts d’un ordre secondaire, tels que le tarif douanier, les banques, le droit de visite, avaient seuls le privilège d’entraîner les esprits. Çà et là s’élevaient quelques discussions théoriques sur la légitimité de l’esclavage, les citoyens éclairés envisageaient l’avenir avec un certain effroi ; mais nul ne protestait au nom des droits de l’homme, au nom de la conscience outragée, contre l’asservissement des noirs. Sans comprendre que les meilleures causes ne peuvent triompher seules, et qu’il leur faut aussi d’héroïques défenseurs, les meilleurs esprits se contentaient d’attendre des progrès du siècle une heureuse solution du formidable problème.
Les commencements du parti qui vient de l’emporter dans l’élection présidentielle de 1860 furent plus que modestes. Un imprimeur pauvre et sans instruction, mais doué d’une indomptable énergie, William Lloyd Garrison, eut le courage d’entreprendre seul la croisade contre l’esclavage. Réfugié dans un bouge de Boston, il fonda en 1835 le journal le Liberator, il réclama la liberté des noirs ; il osa dire que les descendants de Cham et ceux de Japhet étaient frères et pouvaient prétendre aux mêmes droits. Le scandale fut immense. Garrison fut saisi, traîné, la corde au cou, dans les rues de Boston, poursuivi par les huées de la populace, et jeté en prison comme un vil malfaiteur. Il en sortit plus résolu que jamais, et bientôt se groupèrent autour de lui quelques sociétés d’abolitionistes. Dispersées par la force, ces sociétés se reformèrent plus nombreuses. Le parti commençait à poindre çà et là dans les grandes villes ; il osa présenter ses candidats aux élections locales, il réussit à faire nommer un représentant au congrès, puis un sénateur. En 1850, quinze ans après la fondation du Liberator, la question de l’esclavage dominait déjà toutes les autres, et le congrès était transformé en un club où on la discutait sans cesse. En 1856 enfin, les anciens partis se brisaient pour laisser le champ libre à la grande lutte des abolitionistes et des républicains unis contre les esclavagistes ; les états du nord adoptaient solennellement une politique différente de celle des états du sud. Vaincus dans l’élection présidentielle de 1856, ils ont été vainqueurs dans celle de 1860. Ce que Washington, à son lit de mort, prévoyait avec un instinct divinatoire semble près d’arriver. Déjà la république est scindée en deux grandes fractions séparées par une frontière géographique ; pour maintenir l’union entre ces deux moitiés hostiles, il ne reste plus que les traditions d’une gloire et d’une prospérité communes, des intérêts commerciaux, et les conseils presque oubliés du père de la patrie.
Les événements qui se préparent en Amérique, et qui ouvriront une nouvelle période, la dernière peut-être, du débat sur l’esclavage, sont de la plus haute importance. Les faits les plus considérables de l’histoire contemporaine de l’ancien monde sont d’un intérêt presque secondaire, comparés à la lutte qui doit précéder sur la terre américaine la réconciliation finale des blancs et des noirs. Là sont deux races d’hommes, deux humanités, dirai-je, qui se trouvent enfermées dans la même arène pour résoudre pacifiquement ou les armes à la main la plus grande question qui ait jamais été posée devant les siècles. D’un côté, ce sont les propriétaires du sol, les fils des conquérants, fiers de leur intelligence, de leur âpre volonté, de leurs richesses, issus de cette noble race blanche qui, par la force des armes, du commerce et de l’industrie, s’empare graduellement du monde entier ; de l’autre, ce sont de pauvres esclaves livrés sans défense à leurs maîtres, ne possédant rien, ni le champ qu’ils labourent, ni le vêtement qu’ils portent, réputés infâmes à cause de la couleur de la peau, condamnés au fouet, à la corde ou au bûcher s’ils osent penser à la liberté. Et cependant, si ces êtres ne parviennent pas à conquérir cette liberté sans laquelle on n’a pas même titre au nom d’homme, l’histoire du progrès s’arrête fatalement, les peuples restent voués aux luttes et aux discordes ; les enfans de la même terre continuent à se dévorer les uns les autres, et cette union des hommes entre eux, qui est l’idéal où tend l’humanité, trompera toujours nos espérances.
Le continent de l’Amérique septentrionale forme un imposant théâtre pour ce grand combat. Au centre s’étale le bassin fluvial du Mississipi, le plus beau sans doute du monde entier par la fertilité de son territoire, la douceur de son climat, le vaste développement de ses voies navigables, la rapidité sans exemple de son peuplement et de sa mise en culture. C’est dans ce beau pays, dont une moitié est cultivée par des esclaves, l’autre par des hommes libres, qu’aura lieu, selon toute apparence, la grande mêlée entre les fils de l’Europe et ceux de l’Afrique ; mais les rivages du Pacifique et de l’Atlantique, les deux Canadas, les plateaux et les montagnes des Rocheuses, le Mexique et cette belle traînée d’îles merveilleuses, Cuba, Haïti, la Jamaïque, Porto-Rico, les Antilles du vent et les Antilles sous le vent, sont aussi comme autant de laboratoires sociaux où la question brûlante de l’union des races et de la liberté se représente sous diverses formes. Semblable à un vaste cratère environné de nombreux cônes volcaniques, la république américaine, où peut monter comme une lave le flot de l’insurrection servile, est entourée de diverses régions, les unes où des scories brûlantes sont déjà sorties du sein de la terre, les autres où des tremblements précurseurs annoncent une éruption prochaine. L’histoire contemporaine du continent tout entier se confond avec celle de l’esclavage, et tous les peuples de la terre qui regardent par-delà les océans sont également intéressés à l’issue de la grande lutte, car les hommes sont solidaires les uns des autres ; l’avilissement des esclaves noirs est celui de tous les prolétaires, et leur affranchissement sera la plus belle des victoires pour tous les opprimés des deux mondes. Ainsi le problème de l’esclavage offre en lui-même un intérêt bien plus général que ne semble le révéler au premier abord la récente élection présidentielle.
La condition vraie de l’esclave américain se révèle clairement dans le texte même des codes noirs tels qu’ils ont été promulgués, avec diverses variantes peu essentielles, par les législatures de la Louisiane, des deux Carolines et des autres états du sud. « L’esclave, disent tous ces codes, est la propriété absolue de son maître. » C’est un immeuble que celui-ci peut échanger, vendre, louer, hypothéquer, emmagasiner, inventorier, jouer sur le tapis vert, transmettre en pur don ou par héritage… « La condition de l’esclave étant simplement celle d’un être passif, il doit à son possesseur et à tous les membres de la famille du maître un respect sans limites et une obéissance sans bornes[1]. » Il ne peut rien posséder en son propre nom, rien vendre ou acheter sans l’aveu de son maître ; il ne peut travailler pour son propre compte ; il n’a pas d’existence légale ; il ne saurait plaider en justice ni servir de témoin, si ce n’est contre ses frères accusés de conspiration, et, dans quelques états, contre les économes ou gardiens blancs, toujours soupçonnés par les maîtres et presque rangés avec mépris dans la catégorie des esclaves[2]. Le droit de défense personnelle, qui appartient à tout être humain, n’appartient pas au nègre asservi[3]. Il ne peut monter à cheval ou porter des armes sans une permission expresse. Il n’a pas le droit d’aller et de venir, et ne peut sortir de la plantation ou du quartier qu’il habite sans être muni d’un permis en règle ; même ce permis devient inutile si plus de sept noirs se trouvent ensemble sur la voie publique : ceux-ci sont alors en contravention, et le premier blanc qui les rencontre peut les faire saisir et leur infliger vingt coups de fouet. L’esclave est une chose et non pas un homme, et ceux qui le transportent d’un endroit à un autre sont responsables de sa perte ou des accidens qui peuvent lui arriver, comme ils le seraient de la perte ou des avaries d’un colis ou de toute autre marchandise[4]. La loi a décrété que les esclaves n’ont pas d’âme ; elle a condamné à mort leur intelligence et leur volonté, elle ne laisse vivre que leurs bras. Les esclaves n’ont pas d’âme ! Tel est le principe qui donne naissance à tant de crimes ; c’est la source impure de laquelle un torrent d’iniquités déborde à grands flots sur l’Amérique.
Les droits des esclaves, si cet auguste mot peut être profané pour des hommes qui n’ont pas la liberté, se rapportent exclusivement à leur vie animale. Tout planteur est tenu de donner chaque mois à son esclave une pinte de sel et un baril de maïs, ou bien l’équivalent en riz, haricots ou autres grains ; au commencement de l’été, il doit en outre faire cadeau à chaque nègre de la plantation d’une chemise de toile et d’une paire de pantalons ; au commencement de l’hiver, il donne des vêtements de rechange et une couverture de laine. Il lui est interdit de faire travailler les esclaves plus de quinze heures par jour en été, de quatorze en hiver[5]. Le repos du dimanche ne peut être ravi aux nègres, à moins que les planteurs ne leur donnent 50 cents pour le travail de cette journée. Il va sans dire que les maîtres n’ont à rendre aucun compte des coups de fouet qu’ils distribuent ; cependant un article du code noir de la Caroline du sud renferme la clause suivante : « Toute personne qui, de propos délibéré, coupera la langue à un esclave ou lui arrachera l’œil, le châtrera, l’échaudera cruellement, lui brûlera un membre, le privera de l’usage d’une partie de son corps, ou lui infligera quelque punition féroce autre que la peine du fouet, du nerf de bœuf, du bâton, des fers, de la prison et du cachot, sera passible d’une amende pour chacun de ces délits. » Dans la Caroline du sud, cette amende est fixée à 61 dollars 25 cents[6] ; en Louisiane, elle peut s’élever à 200 et même 500 dollars. Cet article offrirait au moins une garantie à l’esclave, si le blanc pouvait être accusé par ses victimes ; mais les noirs n’existent pas devant la loi, et si, par impossible, un autre propriétaire de nègres accusait le planteur criminel, celui-ci pourrait toujours se disculper en affirmant par serment son innocence ; une prime est ainsi offerte à son parjure. Outre la pinte de sel, le baril de maïs, les vêtements d’hiver et d’été, la somme de 50 cents pour le travail du dimanche, la loi ne garantit rien à la personne de l’esclave. Dans l’esprit des législateurs, ces avantages suffisent pour assurer son bonheur matériel. Quant au reste, intelligence, cœur, volonté, tout appartient au maître : qu’il en fasse ce que bon lui semble, la loi n’admet pas ces choses dans l’Africain.
Si la liberté du nègre asservi est nulle, en revanche, par un monstrueux manque de logique, sa responsabilité est grande ; pour les droits il est une chose, mais pour les devoirs il redevient homme ; il est censé moralement libre lorsque sa liberté peut le faire condamner au fouet ou à la mort. La loi et la volonté du maître lui imposent un grand nombre d’obligations et le punissent sévèrement en cas de désobéissance. Ce qui est un crime chez le blanc l’est également chez le nègre ; celui-ci même peut commettre, d’après la loi, toute une série de crimes et de délits au-dessus desquels le blanc se trouve placé par le privilège de sa couleur ; il s’ensuit que les punitions diffèrent complètement, selon qu’elles s’appliquent à un condamné de l’une ou de l’autre race. Les blancs sont en général punis de l’amende ou de la prison ; les nègres ne sauraient payer l’amende, puisqu’ils ne possèdent rien en propre, et leurs maîtres, dont ils sont la chose, le capital vivant, se refusent à les faire incarcérer, à laisser ainsi dormir leur capital sans en recueillir les intérêts. Il ne reste donc plus pour les esclaves, ces gens réputés infâmes, que deux peines infamantes : le fouet et la pendaison. Cette dernière est rarement appliquée, excepté dans les époques d’insurrection, où le danger des blancs exige de rigoureuses mesures de salut public ; d’ordinaire les propriétaires d’esclaves font tous leurs efforts pour empêcher la condamnation de leurs nègres à la peine capitale, car le gouvernement ne leur paie que 300 dollars par tête de condamné, c’est-à-dire au plus le cinquième de ce que cet esclave leur a coûté. Le fouet, cet instrument si commode, les dispense le plus souvent de la triste nécessité de se ruiner en laissant pendre leur propre nègre. On bat, on fouette, on enlève des lanières de chair sans que pour cela l’esclave soit en danger de mort, et après quelques jours de souffrances et de gémissements le torturé recommence son travail dans le champ de cannes ou de cotonniers. Il est vrai que pendant les jours de surexcitation populaire les nègres insurgés ou coupables de meurtre ne peuvent compter sur l’avidité de leurs maîtres ; réclamés à grands cris par la populace ou par les planteurs ameutés, ils sont livrés à la foule et aussitôt pendus à un arbre, déchirés en morceaux ou même brûlés vifs. Dans les derniers temps, ces scènes d’épouvante se sont renouvelées fréquemment au sud des États-Unis, et la terrible loi de Lynch menace de remplacer toutes les autres.
Le texte de la loi ordinaire condamne à mort le nègre qui frappe et blesse son maître, sa maîtresse, leurs enfans ou l’économe blanc qui le dirige, à mort celui qui mutile volontairement un blanc, à mort celui qui pour la troisième fois frappe un blanc, à mort celui qui poignarde ou tire un coup de fusil avec intention de tuer, à mort l’empoisonneur, l’incendiaire, le voleur, le rebelle, au fouet celui qui se promène sans permis, celui qui ose monter à cheval sans autorisation spéciale, celui qui travaille peu au gré de l’économe, celui qui pour une cause ou pour une autre a le tort de déplaire à son maître. L’esclave doit toujours, sans exception, exécuter les ordres du blanc, et pourtant s’il obéit à la parole du maître qui lui ordonne d’incendier le gerbier ou de détruire la maison d’un planteur, il sera fouetté ou souffrira toute autre punition corporelle ; quant au maître il est condamné seulement à payer des dommages-intérêts. Ainsi l’esclave est également coupable dans les deux cas, qu’il obéisse ou qu’il se permette de désobéir ; l’instrument est toujours puni, qu’il soit rebelle ou docile. Quand un esclave a été condamné à une punition quelconque, il ne peut être mis en liberté avant que son maître n’ait payé les frais de poursuite ; si le propriétaire se refuse à payer, le nègre reste indéfiniment prisonnier, coupable de l’insolvabilité du planteur. Tous les jugements portés contre les noirs sont rendus par des tribunaux qui se composent, selon les états, de trois, six ou neuf propriétaires d’esclaves, présidés par un juge de paix et choisis dans la localité même où le crime vrai ou prétendu a été commis ; c’est dire que les accusés sont livrés à la merci de la haine et de la vengeance. Afin de compléter cet aperçu des dispositions du code pénal, ajoutons que, d’après le texte de la loi, le blanc meurtrier d’un nègre est passible de la peine capitale ; mais on comprend que les circonstances atténuantes ne manquent pas pour amoindrir le crime du planteur, accusé et jugé par ses pairs dans une cause qui est en même temps la leur. D’ailleurs cette loi, véritable réclame à l’adresse des abolitionistes du nord, se hâte d’ajouter que le blanc coupable seulement d’avoir assassiné un nègre dans un mouvement de colère est passible d’une amende de 500 dollars au plus, et d’un emprisonnement n’excédant pas six mois. Quoiqu’il n’ait jamais été exécuté, cet article du code a soulevé bien des récriminations parmi les hommes du sud, et nombre de jurisconsultes se demandent si le meurtre d’un nègre est vraiment un meurtre.
Dans les états du sud où les prétendus nègres libres n’ont pas été déjà frappés d’un décret de proscription en masse, les affranchis, n’étant protégés par aucun propriétaire, ont encore bien plus que les esclaves à redouter la terrible action des lois qui pèsent sur eux. Ils sont censés libres, mais ils n’ont pas les privilèges des hommes libres ; ils ne peuvent voter dans les comices ni s’occuper aucunement des intérêts politiques ou sociaux de la république ; ils ne siègent pas comme jurés dans les tribunaux, ils ne peuvent même servir de témoins, si ce n’est contre des esclaves ou des hommes de leur caste, et encore sans la formalité d’un serment, trop noble pour être souillé en passant par leurs lèvres[7] ; il leur est défendu de porter des armes sous peine du fouet. D’après le texte de la loi, ils ne peuvent même se couvrir que de vêtements d’étoffes grossières, et, comme des galériens, doivent ainsi se signaler de loin par leur costume ; on s’occupe aujourd’hui de remettre en vigueur ce règlement du code noir, qui était tombé en désuétude. Le nègre libre qui insulte ou frappe un blanc est puni d’emprisonnement ou d’amende, à la discrétion de la cour, suivant l’énormité du crime. S’il est d’abord frappé par un blanc, et qu’il ait l’audace de se défendre et de tuer l’agresseur pour protéger sa propre vie, il est coupable de meurtre et jugé en conséquence[8]. Il ne peut épouser qu’une femme de sa caste ; il lui est défendu de se marier même avec une esclave ; toute union ainsi contractée est qualifiée par la loi de vil concubinage, les enfans qui en proviennent sont illégitimes et ne peuvent hériter de leurs parens. Pas plus que les esclaves, les nègres et les hommes de couleur libres n’ont l’autorisation d’assister en grand nombre à une réunion de prières avant le lever ou après le coucher du soleil. Passé neuf heures du soir, même lorsqu’ils ne forment qu’une faible partie de l’assemblée, ils n’ont plus le droit d’adorer leur Dieu, et les hommes de patrouille, pénétrant violemment dans leur chapelle, peuvent infliger à chacun d’eux vingt coups de fouet pour avoir osé prier à l’heure où les étoiles brillent au ciel[9].
Ce n’est pas tout : la liberté de circulation, cette liberté si précieuse, surtout en Amérique, est virtuellement interdite aux affranchis. Ils n’ont pas le droit de réclamer de passe-ports, car ils ne sont pas citoyens des États-Unis, et tout récemment encore une dame de sang-mêlé à laquelle on avait par méprise accordé un passe-port américain ne put le faire viser à Londres par le ministre de sa patrie. Suspects à cause de leur couleur, qui les fait prendre pour des esclaves, les affranchis ne peuvent voyager hors de leur commune sans s’exposer à la prison, ou bien aux insolences des blancs qu’ils rencontrent. Dans le Tennessee, on ne leur permet pas de voyager en wagons de chemin de fer à moins qu’un planteur ne fournisse pour eux une caution de 1,000 dollars. S’ils ne consentent à s’exiler complètement du territoire de la république américaine, ils sont de fait internés dans le lieu de leur résidence, et ne peuvent élire domicile dans un autre état à esclaves, sous peine d’être fouettés une première fois et d’être vendus aux enchères en cas de récidive. Hors du lieu de leur résidence, le premier venu peut les voler ou les vendre, car, en vertu d’une décision récente de la cour suprême des États-Unis dans l’affaire de l’esclave Dred Scott[10], « les nègres libres n’ont aucune espèce de droits que les blancs soient tenus de respecter. Ils peuvent justement et légalement être réduits en esclavage pour le profit du blanc. » Tout homme de couleur ou nègre libre, arrivant dans un port du sud à bord d’un navire quelconque, en qualité de cuisinier, de maître d’hôtel ou de matelot, est immédiatement transféré dans la prison de la ville, et le capitaine doit promettre de le reprendre à son bord en fournissant une caution de 1,000 dollars pour répondre du paiement des frais occasionnés par l’emprisonnement. S’il ne remplit pas toutes ces obligations, il peut être condamné à 1,000 dollars d’amende et à six mois de prison[11]. Telles sont les lois sévères que les législateurs des états du sud ont décrétées depuis quarante ans déjà, afin d’éviter les dangers dont la liberté des affranchis menace la sécurité des blancs.
Récemment encore, plusieurs sociétés composées d’esclavagistes bienveillans, désirant arriver au même but en se débarrassant des esclaves libres, proposaient de leur faire un pont d’or pour les attirer hors du territoire de la république ; elles frétaient des navires afin de les envoyer à Saint-Domingue, à Libéria, au cap Palmas ; elles ne cessaient de proclamer avec emphase la prospérité des républiques nègres de la côte de Guinée ; elles prêchaient les avantages de la liberté sur la terre d’Afrique avec autant de ferveur que ceux de l’esclavage sur la terre d’Amérique. Toutefois les nègres libres qui ont prêté l’oreille à ces conseils doucereux sont au nombre de quelques milliers à peine, et, sous le souffle de ce vent de haine qui passe sur la république, les aristocraties de ces états à esclaves se croient obligés de prendre des mesures effrayantes de salut public afin d’exterminer le crime irrémissible de la liberté. Le mal s’aggrave nécessairement par le mal : chaque crime des blancs contre les noirs ne peut être pallié que par un autre crime. Il n’est pas dans la langue humaine de mots pour exprimer l’atrocité des nouveaux décrets portés contre les nègres libres. D’atroces mesures que des énergumènes seuls osaient proposer il y a quelques années sont maintenant votées avec un formidable ensemble par la caste entière des planteurs : exil, esclavage et mort sont les seuls mots qu’on prononce aujourd’hui dans ces terribles assemblées législatives. Laissons parler le texte même des décrets dans sa hideuse éloquence.
Dans le courant de l’année 1859, la législature de l’Arkansas a voté une loi bannissant tous les nègres libres du territoire de l’état. Tous les proscrits qui n’avaient pu se résoudre à quitter leurs foyers avant le 1er janvier 1860 ont été mis aux enchères et vendus comme esclaves. Les deux chambres de la législature du Missouri ont adopté une loi de même nature, condamnant à la servitude tous les nègres libres trouvés sur le territoire de l’état à partir du 1erseptembre 1861. En outre, tout nègre libre d’un autre état qui s’introduira dans le Missouri et y séjournera plus de douze heures sera immédiatement vendu comme esclave. La législature de la Louisiane a tenu à honneur de voter une loi semblable. Les planteurs du Mississipi, beaucoup plus pressés que ceux de la Louisiane et du Missouri, n’ont donné aux nègres libres que six mois de répit, du 1er janvier au 1er juillet 1860 ; mais, se souvenant à temps de leurs devoirs de républicains, ils ont décidé que le produit de la vente des hommes libres serait employé à fonder des écoles pour les enfants pauvres. Les législateurs de la Georgie se sont hypocritement contentés de condamner tous les nègres libres convaincus de paresse ou d’immoralité à un an d’esclavage, et, en cas de récidive, à la servitude pour la vie. Ils ont en outre décidé que les affranchis condamnés, pour un délit vrai ou prétendu, à payer une amende qu’ils ne pourraient acquitter seraient vendus aux enchères pour le compte du trésor. Les chambres législatives d’autres états ont eu également à délibérer sur des projets de loi de cette nature, et tout fait présager qu’avant peu de temps le droit public aura consacré l’esclavage de tout homme ayant la peau noire ou foncée. Encore plus francs dans leur férocité que les planteurs de l’Arkansas et du Missouri, les habitans du Maryland ont couvert de signatures une pétition demandant que les soixante-quinze mille nègres libres de l’état soient immédiatement réduits en esclavage et distribués entre les citoyens blancs. Cette proposition est fondée « sur les intérêts sociaux et industriels de l’état, la destinée manifeste de la race nègre et les droits inaliénables des blancs. » Quant aux raisons invoquées, elles se réduisent aux deux affirmations suivantes qui semblent contradictoires, mais que la haine et l’avarice cherchent à mettre habilement d’accord : « 1° le nègre libre ne travaille pas, se corromp dans l’oisiveté, et notre devoir est de le moraliser par l’esclavage ; 2° par son travail, le nègre fait concurrence au travailleur blanc. La conservation de nos justes prérogatives exige que cette concurrence immorale cesse au plus tôt. » La législature du Maryland n’a pas accédé aux vœux des pétitionnaires ; mais elle a autorisé les blancs à faire travailler les enfans noirs, sans demander le consentement de leurs parens ; en outre, elle a voté une loi qui permet aux personnes de couleur de renoncer à leur liberté. Cette effrayante permission ressemble à un ordre.
Par suite de la haine inflexible des esclavagistes contre les affranchis, l’émancipation d’un noir est présentement à peu près impossible. Autrefois la volonté du propriétaire suffisait, et le plus souvent les planteurs, en mourant, donnaient la liberté à un ou plusieurs nègres favoris ; mais depuis que l’agitation abolitioniste a fait tant de progrès, on a pris des mesures dans tous les états à esclaves pour empêcher les affranchissemens. Bien longtemps avant qu’on eût proposé les lois récemment votées contre les nègres libres, la législature de la Louisiane avait défendu à tout propriétaire d’émanciper un nègre âgé de moins de trente ans ; dans le cas où il accordait la liberté à l’un de ses noirs, le propriétaire devait obtenir l’assentiment de tous les planteurs ses voisins et s’engager à nourrir l’affranchi. Dès 1820, les chambres de la Caroline du sud décidèrent qu’aucun nègre ne serait émancipé sans un acte spécial de la législature. En 1841, ces mêmes chambres déclarèrent nuls et sans effet tous actes ou testamens par lesquels un planteur enverrait un ou plusieurs esclaves dans un autre état, afin de les y faire émanciper. Des mesures semblables ont été décrétées par les autres législatures du sud, et aujourd’hui, dans la plupart des états, un blanc ne peut affranchir son esclave, à moins d’exiler en même temps du territoire de la république le nègre qu’il affectionne. Washington mourant ne pourrait plus donner la liberté à ses esclaves. Seuls entre tous, le noir qui révèle une conspiration est émancipé par ordre des chambres ; le traître à sa cause est le seul qui mérite la liberté.
Si les lois déjà promulguées et celles que l’on discute sont d’une rigueur sans exemple contre les nègres libres, elles ne sont pas moins sévères contre ceux des blancs qui fraient d’ordinaire avec les nègres. Celui qui joue à n’importe quel jeu de hasard avec un homme de couleur, esclave ou libre, ou bien seulement celui qui assiste sans rien dire à un jeu de cette espèce entre des personnes de couleur perd pour ainsi dire sa qualité de blanc devant la loi, et, comme un vil nègre, est condamné à recevoir trente-neuf coups de fouet ; en outre, il est puni de la prison et paie une amende, dont la moitié est destinées au dénonciateur[12]. Quant aux abolitionistes, ils sont l’objet de la haine toute spéciale des codes noirs. Sont condamnés à mort tous ceux qui, en paroles, en actes, par écrit ou de toute autre manière, ont conseillé à un ou plusieurs esclaves de s’insurger, à mort ou aux travaux forcés pour la vie tous ceux qui, par lettres, brochures ou imprimés quelconques, publient quoi que ce soit pouvant produire un certain mécontentement parmi les noirs libérés ou pousser les esclaves à l’insubordination, à mort ou aux travaux forcés de cinq à vingt et un ans tous ceux dont le langage, les signes ou les actions pourraient exciter une certaine irritation parmi les nègres libres ou les esclaves, tous ceux qui sciemment introduisent dans l’état des journaux, brochures ou livres contraires à l’institution de l’esclavage. Celui qui enlève un esclave ou le cache pour le faire échapper est passible de trois à sept ans de travaux forcés ; celui qui enseigne ou permet d’enseigner à n’importe quel esclave à lire ou à écrire doit subir, d’après la loi, de un à douze mois de prison ; celui qui donne asile à des esclaves en fuite est plus coupable : il est condamné à un emprisonnement de six mois à deux ans, et à une amende de 200 à 1,000 dollars[13].
Telles sont aujourd’hui les dispositions principales des codes noirs ; elles montrent d’une manière irrécusable de quel esprit les législateurs élus qui devaient représenter la conscience de la nation sont animés envers la race asservie. Mais à quoi sert de discuter les articles de ces codes ? Il n’est plus de code ni de loi ; les passions furieuses règnent seules dans les états du sud. À chaque nouvelle session, les législatures esclavagistes rétractent comme trop douces les lois déjà terribles de l’année précédente et votent des mesures féroces contre les nègres libres, les abolitionistes, les suspects de toute couleur et de toute origine. Lorsqu’une écluse est rompue, l’eau se précipite furieuse, emportant les pierres, les langues de sable, les îles déposées dans le courant ; de même la haine et la rage des planteurs débordent maintenant comme une cataracte, entraînant tout dans l’immense débâcle, les droits, les devoirs, la moralité, la pudeur ; des lois impitoyables sont adoptées sans débat, l’exil ou la mort sont votés sans délai ; par mesure de salut public, la justice et le bon sens sont mis à l’écart. C’est l’esprit de vertige qui domine aujourd’hui, poussant ceux qu’il veut perdre sur la pente des abîmes.
Les lois sont en réalité une lettre morte ; le maître ne rend compte à personne de ce qu’il fait, il est dans sa plantation comme un capitaine à bord de son navire, et il fait à sa guise le trafic de ses travailleurs mâles et femelles. Qui viendra l’accuser, lorsqu’en violation flagrante de la loi, il aura séparé de sa mère un enfant de sept ans ou refusé au père infirme le droit de choisir l’enfant qui doit l’accompagner sur une plantation éloignée ? Aucun de ses confrères n’oserait élever la voix contre lui, car ils sont tous ses complices, et d’ailleurs l’accusé peut à son aise se disculper en niant le délit par serment. Quant aux nègres, ils ne sauraient se plaindre, puisqu’ils n’ont pas d’âme, puisque leurs plaintes et leurs murmures sont emportés par le vent qui passe. Dans les états du nord, où la loi n’est pas représentée comme en Europe par des légions de magistrats, de gendarmes, d’officiers de police, d’innombrables employés, et au besoin par des milliers de soldats, artilleurs, cavaliers et fantassins, elle n’a pour se défense que sa propre majesté et le respect des citoyens. Là tout homme est magistrat, et pour empêcher la société de s’écrouler par son propre poids, il doit prêter main-forte à l’exécution des décrets rendus au nom du peuple souverain. Tous sont également dominés par cette volonté suprême avec laquelle se confondent les idées même de patrie et de liberté ; mais dans les états à esclaves les planteurs sont placés au-dessus de la loi, qui n’a été faite que pour eux et par eux ; chacun la modifie au gré de sa passion ou de son intérêt. Souvent, par avarice, le propriétaire viole en faveur de son nègre la loi qui condamne celui-ci à mort ; mais dans un moment de colère il viole également la loi morale, bien autrement impérieuse, qui lui recommande envers son esclave la douceur et l’équité. Il n’est pas de garanties pour les nègres, livrés pieds et poings liés à leurs maîtres : que ceux-ci observent la loi ou bien qu’ils la négligent, ils agissent toujours de leur plein gré, ils n’en sont pas moins des souverains absolus. Aussi le texte même du code n’a-t-il guère qu’une signification relative en montrant combien peu la morale publique concède au nègre les droits de l’homme. Abandonnés par la loi, par les mœurs, par la tradition, à la volonté absolue d’un seul, s’abandonnant eux-mêmes à tous les ignobles vices de l’esclave, les nègres asservis ne peuvent mettre leur espoir qu’en la générosité ou le mépris de leurs maîtres. À force de se faire petits et bas, peut-être échapperont-ils aux caprices et aux fantaisies de cette volonté qui les tient enchaînés.
L’intérêt, disent les esclavagistes et serait-on tenté de le dire avec eux, l’intérêt le plus évident, commande aux planteurs de bien traiter leurs nègres, de leur donner une nourriture suffisante, des vêtements convenables, de les soigner dans leurs maladies. Les nègres sont un capital pour le propriétaire, et celui-ci doit les préserver de tout mal, afin d’en retirer un bénéfice considérable. En effet, nous croyons que d’ordinaire les planteurs ont assez l’intelligence de leurs intérêts pour ne pas écraser leurs nègres de travail et leur procurer, au point de vue matériel, une vie aussi comfortable que celle de nos manœuvres et journaliers d’Europe. Il est rare que les possesseurs d’esclaves les fassent travailler quatorze et quinze heures, ainsi que le permet la loi ; le plus souvent ils ajoutent un peu de poisson salé à la fade nourriture que les règlements stipulent pour les nègres ; ils varient selon les saisons l’hygiène des esclaves afin de les préserver de la géophagie, cette maladie fatale si commune chez les Africains asservis, et qui se révèle par un besoin irrésistible de manger de la terre, de l’argile, de la brique pilée. Quelques planteurs prêtent aussi de petits lopins de terre où les noirs peuvent, le dimanche, cultiver du maïs et des pommes de terre ; ils leur permettent d’élever des poules, des cochons et d’autres animaux domestiques ; ils achètent les produits des jardinets, prennent soin de la propreté des cases, paient à la tâche et non à la journée les nègres qui travaillent le dimanche sur la plantation. Si des soins de cette espèce sont les seuls qu’un maître doive à ses subordonnés, nul doute que bien des planteurs puissent revendiquer le titre de pères de leurs esclaves ; mais les créoles ne sont-ils pas des hommes comme les autres et n’ont-ils pas aussi leurs passions ? Ne peuvent-ils pas se laisser emporter par l’orgueil, un désir tyrannique, la colère, la férocité ?
Les esclaves n’ont pas seulement à redouter le maître, mais bien plus encore ses agents. L’économe, blanc humilié de sa position subordonnée, est d’autant plus sévère est despotique ; il se sent relevé à ses propres yeux par les souffrances qu’il fait endurer à sa chiourme d’esclaves. Le commandeur, nègre comme les autres, mais armé du fouet souverain, aime à le brandir sur le dos de ses rivaux ou de ses ennemis personnels, et souvent il descend jusqu’à des rapports mensongers pour satisfaire ses vengeances ; en outre, pour plaire à l’économe et au maître, il aggrave sans pitié le travail des nègres qu’il commande[14]. Les membres de la famille du maître sont également redoutables pour les pauvres nègres. Ainsi le petit créole bat le négrillon qui le sert sans penser qu’il endommage son capital ; la jeune dame élégante et vaporeuse fait fustiger sa femme de chambre sans voir dans ce traitement une grande perte pour la fortune de son père ou de son mari. Avec la perversité que les femmes méchantes apportent dans le crime, on ne doit pas s’étonner que les plus grandes atrocités de ce genre aient été commises par des femmes hystériques ou jalouses poussant la haine jusqu’aux dernières limites de la cruauté. On m’en citait une qui gardait toujours son fouet dans la main, et même à l’heure des repas l’attachait au poignet, afin de pouvoir frapper en mangeant. Une autre, torturée sans cesse par des ressentiments d’amour, faisait enchaîner chaque nuit une mulâtresse au pied de son lit, et son premier acte, au moment du réveil, était de saisir un fouet et d’en cingler les chairs de l’esclave. Une troisième dame, charmante et d’une amabilité suprême, avait à demi enterré des négresses au fond d’une cave et leur brûlait périodiquement les entrailles avec un fer rouge. Il est vrai que la populace insurgée de la Nouvelle-Orléans assaillit la demeure de cette furie ; malgré la résistance de quelques créoles, la foule mit en liberté les corps à demi putréfiés, mais encore vivans, qui s’agitaient dans leurs chaînes, et livra aux flammes cette maison d’infamie. Si la loi de Lynch ne fût pas intervenue pour mettre un terme à de pareilles atrocités, il est probable que la loi officielle n’eût rien fait ; tout au plus se fût-elle hasardée à infliger une légère amende.
Souffrances physiques ou maladies ne sont rien cependant en comparaison de l’avilissement moral, car elles n’atteignent que l’individu, tandis que la dégradation de l’âme corrompt toute la population esclave, pourrit jusqu’au cœur non-seulement la génération présente, mais encore celles qui sont à venir, corrode la race tout entière jusque dans ses germes de renouvellement, et justifie les oppresseurs à leurs propres yeux en pétrissant de plus en plus les esclaves pour la servitude. Le nègre frappé est atteint dans son âme bien plus que dans son corps ; il a honte de lui-même, il n’ose plus lever les yeux sur celui qui l’a battu, sur ceux qui ont entendu ses hurlements, sur ses enfans, qui assistaient immobiles au supplice. S’il se relève désormais, ce ne sera plus par la dignité ou par un noble orgueil, ce sera par l’insolence et l’impudeur. Se méprisant lui-même, méprisant les autres, il n’aura plus de respect que pour le fouet sous lequel il se courbe ; s’il ose haïr son maître, ce sera d’une haine brutale, envieuse et rampante ; il n’aura d’autres armes que la ruse et le mensonge, d’autres joies que de grossières voluptés physiques. Le résultat sera presque le même si les nègres sont traités avec douceur ; que le maître leur donne abondamment la nourriture quotidienne, qu’il les fasse danser tous les dimanches au son des castagnettes et du tambourin, qu’il leur mesure largement des rations d’eau-de-vie, là s’arrête sa générosité, et l’esclave reste toujours esclave, c’est-à-dire un être inférieur. Bien rares sont ceux qui, se voyant opprimés, regardent leurs maîtres avec un mépris tranquille et se sentent au-dessus d’eux, parce qu’ils n’ont pas commis le crime d’acheter et de vendre leurs semblables. Si les nègres ne sont pas encore arrivés au dernier degré de la bassesse et de l’infamie, s’ils sont encore presque tous, malgré leurs vices, naïfs, aimans, sensibles, c’est que la nature a des ressources infinies, et que les éléments de régénération existent toujours tant que la vie elle-même n’a pas disparu.
L’avilissement le plus complet, la suppression de tout amour-propre, l’anéantissement de l’existence intellectuelle et morale, telle est la suprême ressource, le moyen sûr de trouver dans les hontes de l’esclavage une sorte de volupté bestiale. Les fakirs hindous cherchent à se perdre dans le grand néant divin en gardant leurs regards constamment fixés sur un même point lumineux. C’est au contraire en fermant leurs yeux à la lumière que les nègres arrivent à cet état bienheureux de l’oubli de toutes choses. L’esclavage est le vrai fleuve du Léthé : celui qui en a bu l’eau noire s’oublie lui-même ; ses bras travaillent sans être dirigés par une âme ; ses membres saignent sous les coups de fouet, mais il ne s’en plaint pas ; la nature souriante et libre le convie à ses fêtes, mais il ne voit rien, courbé sur son sillon. Il n’a point d’amour-propre parce qu’il ne s’appartient pas à lui-même, point d’ambition, puisqu’il n’a pas d’avenir, point d’énergie, puisqu’il n’a pas de but, point de volonté, puisqu’un autre veut pour lui. Il n’a aucune des qualités qui distinguent l’homme, puisqu’il n’est pas un homme ; il se change en chose. Il ne comprend d’autre société qu’une société de maîtres et d’esclaves, d’autres rapports entre eux que le fouet, et l’esclavage cessât-il soudain, son premier soin serait de se choisir un maître ou de le devenir à son tour. Si la tyrannie disparaissait de la terre, on la retrouverait dans l’âme d’un esclave.
C’est parmi les nègres abrutis, hideux produits de l’esclavage, qu’on rencontre souvent ce type popularisé par les récits américains du noir sale, paresseux et satisfait, que le fouet engraisse, qu’un colifichet amuse, qui s’étale au soleil comme un lézard, se roule dans la poussière comme une bête de somme, méprise sa race et vante son maître à l’égal d’un dieu. Son seul amour-propre consiste dans l’ornement de sa beauté extérieure, l’une des choses pour lesquelles on le prise et on l’achète ; sa seule ambition est d’être vendu cher ; il s’estime lui-même en dollars et en cents. Quand arrive le jour de la vente, ses yeux brillent, sa poitrine est oppressée ; l’attente et la joie l’empêchent de parler. Les enchères qui vont l’enlever à sa famille et à sa patrie fixent enfin sa vraie valeur, et lui permettent de se vanter en proportion. Un jour, dans un marché d’esclaves de la Virginie, un nègre monté sur l’estrade s’offrait lui-même aux acheteurs : « Je suis un bon nègre, je suis charpentier, charron, mécanicien, jardinier, cordonnier ; je sais tout faire ! J’aime mes maîtres et je leur obéis toujours ! Jamais on n’a besoin de me donner un coup de fouet ! » Influencés par les vantardes exclamations de l’esclave, les planteurs offrent à l’envi des prix de plus en plus élevés ; enfin il est adjugé pour une somme d’argent très considérable. Aussitôt après, un nègre fort, bien bâti, mais nonchalant et peut-être triste, gravit les degrés de l’estrade et promène ses regards vitreux sur la foule des acheteurs. Cet homme d’apparence endormie ne plaît que médiocrement, l’encanteur fait de vains efforts pour le vendre à un prix élevé, et son compagnon triomphant s’écrie : « Ah ! mauvais nigger ! je suis un bon nègre, et tu n’es qu’un fainéant ! » Tel est le genre d’amour-propre que les planteurs aiment à voir chez ceux qu’ils appellent de bons sujets. Quelques-uns de ces esclaves modèles épousent complètement les préjugés des blancs sur leur propre race. « Il faut pendre tous les nègres, moi tout le premier », entendais-je souvent répéter très sérieusement à un vieux noir créole qui avait servi son maître pendant soixante années, et pour ce sacrifice de toute sa vie ne croyait mériter que la corde.
De même que pendant longtemps il a été de mode en France d’envier le sort du pauvre, qui dans son humble cabane vit loin des grandeurs et du tumulte des villes, et voit couler ses jours tranquilles comme l’onde d’un ruisseau, de même les planteurs ont l’habitude d’envisager le sort de leurs esclaves comme vraiment délicieux. Écoutons l’un des principaux orateurs du parti esclavagiste, M. Hammond, ancien gouverneur de la Caroline du sud, aujourd’hui sénateur au congrès :
« Bien que fondé sur la force, l’esclavage peut développer et cultiver les sentiments les plus tendres et les plus aimables du cœur humain. Notre système patriarcal de servitude domestique est bien fait pour réveiller les plus hautes et les plus délicates aspirations de notre nature. Lui aussi a ses enthousiasmes et sa poésie. Les liens qui rattachent le chef le plus aimé et le plus honoré à ses sujets les plus fidèles et les plus obéissants, ces liens qui depuis l’époque d’Homère ont toujours été le sujet des épopées ne sont que des relations froides et sans poésie, comparées à celles qui existent entre le maître et ses esclaves. Ceux-ci ont servi son père, ont agité son berceau, ou bien ils sont nés dans sa maison, et rêvent au bonheur de servir ses enfants ; ils sont pendant toute leur vie les soutiens de sa fortune et les objets de ses soins ; ils partagent ses tristesses et attendent de lui leurs consolations ; dans leurs maladies, ils lui doivent les remèdes et la guérison ; pendant leurs jours de repos, ils sont réjouis par ses dons et par sa présence ; jamais la sollicitude du maître ne les abandonne, même lorsqu’il est éloigné d’eux, et quand il revient au milieu des siens, il est toujours accueilli par des cris d’amour. Dans ce monde égoïste, ambitieux, calculateur, il est peu de relations plus cordiales et plus douces que celles du maître et de l’esclave réunis entre eux par un lien d’affection attaché depuis l’origine des temps par l’Éternel lui-même. Puisque le bonheur est l’absence de peines et de soucis, — définition vraie pour la grande majorité des hommes, — je crois que nos esclaves sont les quatre millions d’hommes les plus heureux qu’éclaire le soleil. Satan s’introduit dans leur Éden sous la forme d’un abolitioniste. »
Ainsi le paradis terrestre existe, il existe pour les nègres esclaves et bien naïfs sont ceux qui le cherchent dans l’antiquité des âges ou dans un futur millénium. Il est certain, — la nature humaine le dit assez, — que des milliers et des milliers d’esclaves sont heureux de leur servitude, et, comme autant de chiens, lécheraient avec joie les pieds de leurs maîtres. Habitués dès l’enfance à considérer comme un dieu le blanc superbe et riche qui leur donne le pain et le vêtement, se méprisant eux-mêmes à cause de leur couleur, de leurs gros traits, de leur pauvreté, de leurs sales habits, ils adorent avec un enthousiasme mêlé d’effroi cet homme qui est le maître de tous, qui distribue à son gré les punitions et les récompenses, habite un palais fastueux, donne à ses amis des fêtes élégantes, et peut, s’il le désire, se dispenser complètement de toute occupation. Placé dans une sphère plus haute et comme en pleine lumière, le maître auquel viennent s’offrir toutes les jouissances de cette terre apparaît comme le distributeur de toutes les grâces, et les nègres naïfs ne cessent d’être plongés, à la pensée de ce souverain, dans un état d’admiration profonde. Et si, par une condescendance rare, le maître daigne témoigner quelque bonté envers le pauvre nègre, s’il laisse tomber un rayon de son regard sur le déshérité, s’il met une certaine douceur dans sa voix, alors l’admiration se change souvent en fanatisme, et l’esclave donne sans arrière-pensée son âme et son corps.
C’est parmi les femmes attachées particulièrement au service de la maison qu’on rencontre le plus d’esclaves absolument dévouées à la personne du maître et aux membres de sa famille. On sait que pendant l’insurrection de Saint-Domingue presque tous les créoles qui purent échapper au massacre durent leur salut à l’affection de quelque vieille négresse. Il en serait de même dans les États-Unis du sud, si jamais une guerre servile devait y éclater. Alors les belles créoles et les superbes planteurs, menacés par le fer et le feu, auraient recours à leurs anciennes esclaves, et celles-ci risqueraient cent fois leur vie pour sauver celles de leurs maîtres. Elevées dans la maison avec les jeunes demoiselles et les jeunes garçons, elles ont grandi en même temps qu’eux, elles ont assisté à leur mariage, elles ont pris une part subordonnée à toutes les joies et à toutes les tristesses domestiques, elles sont devenues comme une partie de la famille, dont elles prennent le nom. Ne fût-ce que par vanité, — cette passion si puissante sur les nègres, — elles seraient heureuses de leur esclavage ; mais ces pauvres femmes obéissent aussi à de plus nobles mobiles ; gardant au fond du cœur, malgré leur servitude, toutes les vertus féminines de tendresse et de bonté, elles se dévouent sans arrière-pensée. Elles reportent leurs sentimens d’amour filial sur ces maîtres qui les ont nourris, leurs instincts d’amour maternel sur les enfans qu’elles ont allaités ou soignés dans leur bas âge. Même quand elles ont des enfans de leurs maris esclaves, il est rare qu’elles n’aient pas un amour plus impérieux pour les enfans blancs de la famille du planteur que pour leur noire progéniture. Dans les momens de danger, leur plus grande sollicitude est toujours excitée en faveur de leur petit maître. Le dévouement de ces négresses est souvent reconnu ; par la force même des choses, elles deviennent graduellement indispensables à la famille ; parfois elles sont même considérées comme des amies, et dans le cercle intime peuvent s’asseoir à la table de leurs maîtresses. Mais aussi quel large mépris ces Africaines montées en grade déversent-elles sur la race maudite condamnée à l’esclavage ! Les nègres de champ ou travailleurs leur font lever le cœur de dégoût, et bien qu’elles soient noires elles-mêmes, elles se consolent en pensant qu’au fond leur âme est blanche. Les abolitionistes, dont on leur a raconté des histoires terribles, les effraient autant que les loups-garous effrayaient nos trisaïeules, et l’on en cite plusieurs qui, voyageant avec leurs maîtresses dans les états du nord, n’osaient faire un pas hors de leur chambre d’hôtel de peur d’être enlevées par ces brigands farouches qui veulent absolument imposer la liberté aux esclaves. Quelle serait l’insondable tristesse de la pauvre négresse, si on lui donnait l’indépendance, si on l’enlevait au foyer qui l’a vue naître, si on l’éloignait de cette famille qui la possédait et à laquelle elle avait donné son âme ! Comme l’animal domestique, elle s’est attachée aux murailles elles-mêmes, aux arbres du jardin, aux barrières qui entourent la maison et la séparent du camp des nègres. Si on la libérait de force, elle mourrait peut-être de désespoir après avoir rôdé longtemps autour des murs chéris qui l’ont enfermée. Elle mourrait en maudissant ses frères les nègres, et son dernier souffle d’amour s’envolerait vers ses maîtres adorés ; son vœu le plus cher serait de revivre esclave comme elle a vécu.
Ces grands dévouemens, dont il s’offre plus d’un exemple parmi les négresses créoles blanchies au service d’une famille de génération en génération, sont bien rares parmi les négresses et surtout parmi les nègres employés aux champs ; cependant, même pour la plupart de ceux-ci, l’amour servile se mélange de la manière la plus étrange à la haine. Ils haïssent leur maître parce que sans son ordre ils ne seraient pas obligés de travailler, et cependant ils l’aiment parce qu’il est riche et puissant, parce que leur gloriole enfantine est flattée de voir ses beaux chevaux et ses équipages, parce qu’ils ne peuvent s’empêcher d’éprouver un vague mouvement de sympathie pour celui qui leur distribue le maïs, la viande et le brandy.Un planteur, parlant de ce mélange de haine et d’amour que ses esclaves éprouvaient pour lui, me disait : « Vous voyez ces noirs, ils me détestent tous ; si je tombais à l’eau, les deux tiers d’entre eux s’y jetteraient après moi pour me sauver ! » Il faut bien se garder ainsi de prendre au sérieux les acclamations et les hourrahs sans fin que les esclaves poussent en l’honneur de leurs maîtres les jours de fête, lorsque des flots d’eau-de-vie ont coulé. Les nègres sont comme les enfans, tout entiers à l’impression du moment ; aujourd’hui ivres d’enthousiasme pour leurs maîtres, demain fous de rage contre ces mêmes blancs qu’ils aimaient tant la veille. On a vu récemment par l’insurrection des cipayes[15] ce que sont les peuples enfans ; il a fallu peu de chose, une simple fièvre, dirait-on, pour transformer en tigres altérés de sang des hommes bons et doux qui d’ordinaire n’osent pas même attenter à la vie de l’animal.
Cependant on donne comme un argument en faveur de l’esclavage cet amour servile qui est en réalité l’un des griefs les plus forts que l’on puisse élever contre ce déplorable système. Il est vrai, souvent les nègres américains préfèrent la servitude à l’affranchissement ; mais cela prouve simplement que la prétendue liberté des affranchis est une chose terrible en Amérique, puisque les nègres demandent un refuge contre elle dans un éternel esclavage. Un sénateur américain annonçait un jour à ses dix esclaves qu’il allait leur donner la liberté. Épouvante soudaine parmi ces malheureux, larmes, supplications, désespoir ! « Que pourrons-nous faire désormais ? Nous allons abandonner cette maison où nous avons du maïs, de la viande et des fruits, et nous allons être jetés sans ressources dans le monde, surveillés par les yeux jaloux des blancs, traqués dans tous les métiers que nous voudrons exercer, emprisonnés à la moindre infraction, en butte au mépris des passans. O maître, sauvez-nous de la liberté. Nous voulons être esclaves ! » Le planteur trop charitable eut grand’peine à libérer ses dix nègres, et probablement ceux-ci, pourchassés par les blancs, leurs nouveaux concitoyens, lui en gardèrent une impérissable rancune. En effet, la liberté ne consiste pas dans le privilège de travailler ou de mourir de faim chez soi, sans avoir à craindre le bâton d’un commandeur ; pour être libre, il faut oser regarder en face tout homme qui passe, pouvoir sans crainte rendre au blanc amour pour amour, mépris pour mépris, haine pour haine. Et puis les lâches dépravés par une longue vie de servitude trouvent l’esclavage si commode ! Ils ont leur destinée toute faite et n’ont pas à lutter dans le grand combat de la vie. Celui qui a le bonheur d’appartenir à autrui n’a pas besoin de s’occuper de sa vie de chaque jour, on lui donne du maïs et du poisson. Les peines de l’amour doivent peu le chagriner, on lui fait présent d’une femme. Il n’a point les soucis de la paternité, un maître se charge d’acheter ses enfans et de les nourrir. La pensée n’obsède pas son cerveau, on lui commande, et il n’a qu’à obéir sans réflexion ; il est gras et content, et méprise l’homme libre que la misère amaigrit. Ainsi chagrin, soucis, pensées, volontés, tout peut sommeiller chez lui. Pourvu que ses bras travaillent, tout son être moral ou intelligent peut reposer dans la plus complète inaction : un dieu veille sur lui. Des esclaves libérés sont revenus des colonies d’Afrique pour mendier de leurs anciens maîtres la faveur d’un nouvel esclavage. Les fièvres, les insectes, les difficultés d’un nouvel établissement les avaient rebutés ; comme des chiens fidèles, ils venaient reprendre le doux collier qu’ils avaient porté pendant leur enfance ; ils aimaient leurs chaînes, ils adoraient leurs menottes. Et c’est là cet ignoble bonheur, semblable à la volupté de l’animal qui se traîne dans le fumier, qu’on ose invoquer en faveur de l’esclavage ! Mieux valent cent fois les nègres dont le sang bouillonne de rage, au moins ceux-là ont-ils conservé l’amour de la liberté ; ils sont vaincus, mais non pas avilis.
La population de couleur des États-Unis augmente dans une proportion plus forte que la population blanche, déjà si rapidement progressive[16]. Si les nègres d’Amérique étaient libres, cet énorme surplus des naissances sur les morts prouveraient sans doute qu’ils jouissent d’un certain bien-être, mais ils ne doivent être considérés que comme autant de chevaux ou de têtes de bétail, et le nombre de bras qui se trouvent dans toutes les plantations des états du sud témoigne seulement de la richesse des maîtres. Les nègres multiplient rapidement, parce que les planteurs s’intéressent à la production de cette partie de leur fortune ; des croisements heureux, une nourriture appropriée, l’esclavage abrutissant, valent mieux que la liberté et les durs combats de la vie pour faire pulluler de nombreux enfans. Chaque bon nègre valant de 7,000 à 15,000 fr., comment le maître soigneux de ses intérêts ne donnerait-il pas toute son attention à l’élève des esclaves ? Dans la Virginie, ce grand haras de l’Amérique, d’où l’on exporte chaque année de dix mille à vingt-cinq mille travailleurs vers les marchés du sud, les planteurs exemptent les négresses enceintes ou nourrices de presque tout travail, afin d’assurer la progéniture d’esclaves contre les chances d’accident. Autrefois on n’agissait pas ainsi ; dans toutes les colonies d’Amérique, les planteurs trouvaient moins coûteux d’acheter la pacotille des négriers que d’élever les négrillons jusqu’à l’âge du travail ; aussi la mortalité était formidable, et pendant les trente premières années du siècle, la population nègre a pour cette raison considérablement diminué dans les Indes occidentales. À Cuba, où les esclaves sont en général traités avec une certaine humanité, leur nombre déclina de quatre mille ou cinq mille de l’année 1804 à l’année 1817. Maintenant encore l’activité de la traite permet aux planteurs cubanais de négliger l’élève des nègres, parce que les importations d’Africains dans la force de l’âge comblent sans cesse les vides ; les négriers ne capturent que des hommes, ils laissent les femmes dans leur patrie comme des êtres de rebut. « Avant l’annexion de la Louisiane aux États-Unis, lisons-nous dans un discours du célèbre Clay, prononcé en 1830, cet état importait d’Afrique une multitude d’esclaves. Le prix d’un bon nègre de travail était inférieur à 100 dollars environ au total des déboursés nécessaires pour élever un négrillon. Alors on croyait que le climat de ce pays était tout à fait défavorable à la santé des enfans nègres, et un bien petit nombre d’entre eux arrivait à l’âge mûr. Lorsque le gouvernement des États-Unis eut aboli la traite, le prix des nègres adultes augmenta considérablement, on donna plus de soins à l’élève des nègres, et maintenant nulle part l’Africain n’a plus d’enfans qu’en Louisiane, nulle part le climat n’est plus favorable à la santé de sa progéniture. » On pourrait observer facilement une hausse et une baisse de la mortalité parmi les négrillons, alternant en raison inverse de leur valeur marchande. Une dépréciation générale des esclaves en tuerait un bien plus grand nombre que la plus effroyable des épidémies : c’est dans les prix courans qu’il faut chercher la raison des oscillations de la mortalité chez les enfans nègres.
Ainsi on ne peut arguer de l’augmentation rapide de la population noire pour prouver que le sort des esclaves est enviable. On ne pourrait davantage invoquer en faveur de cette assertion l’existence d’un grand nombre d’Africains centenaires, la rareté des attaques de folie et des suicides parmi les nègres des plantations. L’homme asservi n’est pas un homme ; s’il accepte avec calme son avilissement, il n’a plus de passions, mais à peine des appétits, des besoins grossiers, grossièrement satisfaits. L’âme ne travaille pas chez lui, le corps seul fonctionne, et, n’étant pas usé par l’âme, cette infatigable ouvrière, il peut fonctionner longtemps, et sans qu’un seul rouage se disloque. On compte aux États-Unis cinq ou six fois plus de centenaires noirs que de centenaires blancs. En exceptant ces cas nombreux de géophagie qui proviennent plutôt d’une dépravation du goût que du désir d’en finir avec l’existence, je n’ai jamais entendu parler que d’un seul suicide bien constaté parmi les nègres des états du sud. Un esclave avait reconquis sa liberté, et pendant deux années il avait erré dans les savanes et les cyprières, aspirant le grand air de l’indépendance. Enfin, traqué dans un bois, il fut fait prisonnier et ramené à son maître. Impassible, il reçut les flagellations sans pousser un cri, endura tous les mauvais traitemens sans se plaindre, présenta lui-même son cou au collier de force, mais il refusa stoïquement de travailler. Mené au champ de cannes avec ses compagnons de servitude, il regarda longtemps d’un œil plein de mépris la chiourme des nègres, puis, sautant dans un fossé la tête la première, il se brisa la colonne vertébrale. L’histoire de la Louisiane rapporte aussi un cas de mutilation volontaire bien plus beau d’héroïsme que Mucius Scévola : en 1753, dans une paroisse riveraine du Mississipi, on avait chargé un nègre du service de bourreau ; pour ne pas tuer son semblable, il se fit sauter la main droite d’un coup de hache.
La famille est le fondement de toute société. Sans famille, pas d’existence sociale, mais seulement des êtres réunis par le hasard. Or on ne peut pas dire que le nègre ait une famille, puisque père, mère, enfans, peuvent être vendus au gré du maître et dispersés aux quatre vents cardinaux sur diverses plantations. De même que l’intelligence, le courage et la fidélité du nègre ne représentent pour le maître qu’une valeur pécuniaire, de même aussi la tendresse du noir pour ses enfans ou de la négresse pour son époux n’a d’importance aux yeux du planteur que s’il y voit une occasion d’en tirer un bénéfice quelconque. Souvent nègres et négresses sont accouplés par le propriétaire lui-même, et, de peur du fouet, accèdent à l’union qui leur est commandée. Quand le jeune esclave est libre de prendre une femme selon ses goûts, il va presque invariablement, par un vague désir de changement et de liberté, la choisir dans une plantation voisine. Il ne peut la voir que les jours de fête, ou bien pendant les rares momens de répit que lui offre son travail journalier ; encore faut-il qu’il soit muni de l’inévitable passe-port, car, sans cette feuille de papier, tout amour lui est interdit au-delà des bornes de la plantation. Si l’un des deux propriétaires voisins vient à changer de résidence, à vendre une partie de ses nègres pour payer ses dettes, ou bien à léguer par testament sa fortune à un parent éloigné, le mariage furtif conclu sur la borne des deux propriétés est tout à fait rompu, l’amant est vendu à un marchand d’esclaves, ou, s’il reste, il a la douleur de voir sa femme et ses enfans monter dans la charrette fatale qui les emporte vers un marché lointain. Le sort des familles abritées sous un même toit dans chaque plantation n’est pas toujours plus heureux. Le propriétaire peut distribuer les femmes et les maris à sa guise ; il peut vendre la négresse stérile ou hors d’âge, se défaire des négrillons qui lui sont à charge, des vieillards que la force abandonne. Aucune loi n’empêche le maître de briser ainsi les familles et d’en distribuer les membres au hasard ; il est vrai qu’une ancienne loi lui interdit de séparer un enfant de sa mère avant l’âge de dix ans, sous peine de six mois à un an de prison et de 1,000 à 2,000 dollars d’amende ; mais cette loi est constamment éludée, et j’ai vu frapper un enfant de sept ans qui se lamentait de ne plus voir sa mère. Le planteur règle même comme il l’entend les relations de l’époux et de l’épouse. Il en est parmi eux qui, pour mettre un terme aux déportemens des négresses de leur camp, ont pris l’habitude de les mettre aux ceps pendant toute la durée de la nuit. Devenues plus sages par l’impossibilité de marcher, elles donnent au maître un plus grand nombre de négrillons. C’est là une des pratiques légitimes de l’esclavage, cette institution qui, si nous en croyons les orateurs esclavagistes, « moralise le nègre, et l’élève dans l’échelle des êtres ! » Aussi les parens nègres qui sont restés bons malgré l’influence délétère du milieu dans lequel ils vivent désirent avec ardeur la mort de leurs enfans, afin de les voir échapper aux terreurs qui les attendent. « Êtes-vous marié ? demandait-on à un nègre émancipé que des héritiers avides avaient réussi à faire condamner à une nouvelle servitude. — Non, répondit le nègre avec un triste sourire, ma femme a été délivrée par la mort. — Avez-vous des enfans ? — Non, Dieu merci, ils ont eu également le bonheur de mourir ! » Et cependant ce qui s’est passé à la Martinique et à la Guadeloupe depuis l’émancipation des esclaves[17] prouve que les nègres libres sont aussi bien que les blancs nés pour la vie de famille, et savent en apprécier les joies.
L’exemple que les blancs des états du sud donnent eux-mêmes à leurs noirs ne doit guère inspirer à ceux-ci le respect de la famille et de la paternité. Les mulâtres, qui forment environ la septième partie de la population de couleur, doivent presque tous leur origine aux amours des planteurs et de leurs belles esclaves ; cependant leurs pères et maîtres ne leur ont point accordé la liberté. D’habitude on accuse les immigrans étrangers d’être en partie responsables de l’augmentation graduelle de la population mulâtre ; mais les immigrans choisissent pour séjour les grandes villes commerciales ou les districts agricoles de l’ouest, tandis que les nègres habitent dans les campagnes des états du sud. Ce sont donc les planteurs eux-mêmes auxquels il faut faire remonter la responsabilité de la création de la race mélangée, et pourtant moins des deux cinquièmes des mulâtres sont affranchis. Ces chiffres indiquent dans quelle proportion le sentiment de la paternité influait sur l’émancipation des esclaves, lorsque cette émancipation était encore possible. Presque tous les affranchissements ont eu pour cause l’amour du maître pour son Agar ou son Ismaël ; cependant, on le voit, sur cinq mulâtres, il en est encore trois d’esclaves ; sur cinq pères, il en est encore trois de barbares, trois qui laissent leurs enfans croupir dans la servitude, les font monter sur la table de l’encanteur, et vendent ainsi leur propre chair à tant la livre. Une fille de Jefferson lui-même fut vendue aux enchères.
Nous savons combien il est difficile aux planteurs de se débarrasser de toute idée préconçue et d’envisager de sang-froid la question de l’esclavage. Ils subissent nécessairement l’influence de ce terrible milieu dans lequel ils sont nés, et qui ne cesse de les envelopper un instant. Dès sa plus tendre enfance, le créole reçoit un être vivant en guise de poupée ; il possède un petit négrillon qu’il a le droit de frapper, et qui présente la joue avec épouvante. À mesure qu’il grandit, son esclave grandit avec lui, semblable à une ombre fidèle ; à chaque instant, sa dignité de maître lui est rappelée par la présence du souffre-douleurs ; et sans danger il peut donner un libre cours à chacune de ses colères ; il apprend in anima vili le mépris et la haine. Autour de lui s’agite une foule de domestiques noirs, aussi abrutis que celui qu’il flagelle, et d’instinct il comprend qu’il faut se méfier de ces hommes asservis, au regard bas, à la bouche remplie de mensonges. Dans le lointain, près des cases, il voit d’autres nègres se diriger vers les champs, courbés sous le poids de leurs instrumens de travail, et suivis par le commandeur armé de son fouet ; le soir, la brise lui apporte souvent les hurlements des nègres ou des négresses dont le dos nu saigne sous les coups de nerf de bœuf. Dans son esprit, la comparaison ne s’établit même pas entre sa propre personne et les êtres tremblans auxquels leur couleur noire et leurs vêtemens sordides donnent quelque chose de diabolique. Puis il apprend que sa fortune tout entière repose sur les épaules de ces noirs, et que sans leur travail il serait réduit à la mendicité. Alors l’ambition et l’amour du gain élèvent encore une nouvelle barrière entre lui et le nègre ; chacun des esclaves n’a plus pour lui d’autre valeur que celle d’une pile d’écus. C’est ainsi que graduellement le planteur apprend à ne plus considérer comme des hommes les Africains qu’il possède.
Un jour, je caressais la tête blonde d’un charmant petit créole qui n’était que rire et tendresse, et je lui demandais, comme on le fait d’ordinaire aux enfans, s’il désirait grandir. — Oh ! oui, me dit-il. — Et pourquoi ? — Pour bat’ négresse. — L’enfant qui exprimait ce vœu cruel était d’une extrême douceur ; mais tout ce dont il était témoin lui prouvait que le privilège des grandes personnes est de battre et de fustiger. Le cœur des enfans, tout en restant bon pour ceux qu’ils savent devoir aimer, devient d’une férocité sans nom envers ceux que, par l’exemple et l’ordre des parens eux-mêmes, ils se croient tenus de mépriser. À la fin, ils ne sentent plus : toute possibilité de sympathie pour ces êtres inférieurs, abrutis par la servitude, disparaît complétement ; ils ne peuvent plus même comprendre les paroles prononcées par un homme de cœur sur l’état des esclaves. Presque tous les livres d’enseignement élémentaire mis entre les mains des petits créoles ont été imprimés dans les états de la Nouvelle-Angleterre, et sont en conséquence entachés d’abolitionisme ; mais les doctrines de la liberté n’ont aucune influence sur ces jeunes âmes, et les enfans des planteurs apprennent avec un imperturbable aplomb la belle élégie du poète Whittier : Gone, gone, sold and gone, racontant les adieux d’une négresse de Virginie à sa fille, vendue à un traitant du sud. Ils apprécient la beauté des vers, ils les récitent avec sentiment, mais ils ne comprennent pas que cette pöesie touchante raconte les souffrances de leurs propres nègres. Les dames créoles ont autant pleuré que les jeunes filles anglaises sur les souffrances de l’oncle Tom. Lors de la publication du livre de Mme Beecher Stowe, il y eut dans certaines familles de planteurs une explosion de sensibilité sans doute plus vraie que dans les salons de la duchesse de Sutherland ; mais ce tribut de larmes fut payé aux malheurs imaginaires d’un être imaginaire : on n’eut point l’idée de faire aucune application de ce qu’on avait lu aux êtres dégradés qu’on s’était habitué à mépriser, et les souffrances réelles des vrais nègres continuèrent à passer inaperçues. C’est ainsi que le bien et le mal se mêlent d’une manière étrange dans l’âme humaine. Ce sont les hommes de cœur et d’intelligence qu’on rencontre parmi les propriétaires d’esclaves qui, sans le savoir, corrompent le plus la morale publique. On se demande, en prononçant leur nom vénéré, en serrant leur main loyale, si la cause qu’ils défendent est vraiment injuste, si l’esclavage, auquel ils prêtent l’autorité de leur voix, est vraiment une infamie. En les écoutant, on n’ose plus distinguer entre le crime et la vertu. Ce ne sont pas les Legree, mais bien les Saint-Clare qui assurent la durée de l’asservissement d’une race par une autre race.
Chose fatale : dès qu’un homme, même bon, s’arroge le droit de posséder son semblable, il contracte malgré lui tous les vices d’un tyran, et, fût-il parfait envers ses égaux, il ne peut éviter d’être criminel envers ceux qu’il domine. Sans avoir besoin de réduire le mal en théorie, sans avoir même conscience de ses actes, il emploie tous les moyens qui peuvent abrutir son esclave. Ses yeux sont obscurcis : il ne voit plus de la même manière que les autres mortels ; tous les objets lui apparaissent, comme à travers un prisme inégal, déjetés, renversés, irisés de couleurs tremblotantes. Son intérêt lui voile les plus simples vérités ; il se croit tout permis pour défendre son prétendu bon droit, et le crime même lui semble une de ses inaliénables prérogatives. Surtout quand il a hérité de ses pères le pouvoir absolu sur des esclaves, il est lui-même asservi aux préjugés de cette autorité corruptrice qu’on lui a léguée par héritage : ses opinions et ses actes lui sont comme imposés par la position dans laquelle il se trouve ; il est à peine un être moral et responsable dans ses rapports envers les noirs qui lui appartiennent. Aussi malheureux que ses esclaves, il cesse, comme eux, d’avoir la conscience pour mobile de ses actions. Ce serait donc une injustice réelle d’accuser personnellement les planteurs de tout le mal qu’ils aident à commettre ; c’est le système de l’esclavage qu’il faut incriminer. Dès qu’un homme cesse de comprendre la valeur morale de ses actes, il n’a plus qu’une responsabilité d’un ordre inférieur ; or la plupart des planteurs en sont arrivés à ne plus éprouver le moindre remords lorsqu’ils s’occupent d’abrutir l’esclave et de le transformer en simple moteur mécanique. Eux-mêmes agissent comme des machines mues par un levier qui n’a pas son point d’appui dans leur for intérieur.
Les moyens que procure l’art perfide de diviser pour régner sont ceux que les maîtres emploient de préférence pour réduire complétement leurs nègres. Semblables aux chasseurs des savanes qui, pour empêcher les progrès des flammes, lancent un incendie contre un autre incendie, les planteurs du sud entretiennent la discorde entre les esclaves, afin de se rassurer sur la possibilité d’une insurrection. Ils utilisent surtout la haine qui divise les nègres américains et les nègres créoles. Ceux-ci, originaires de l’état où ils servent comme esclaves, sont en général tranquilles, attachés à la glèbe, fiers de la gloire de leurs maîtres, superstitieux ; leur âme est pétrie à souhait pour la servitude ; aussi est-ce surtout parmi eux que se recrutent les valets de chambre et les confidens. Les nègres connus sous le nom de nègres américains sont ceux que les planteurs du sud ont achetés sur les marchés du Kentucky, de la Virginie, du Maryland. Ils sont en général plus grands, plus forts, plus intelligents et relativement plus instruits que les nègres créoles. Leur séjour dans les villes industrielles ou commerçantes des états du centre, leur contact forcé avec le grand nombre de Yankeessagaces qui parcourent la virginie et les états limitrophes, les prédications des missionnaires itinérans, le voyage que, sous la conduite de leur acheteur, ils ont fait à travers une grande partie de l’Amérique, peut-être aussi le climat généreux et vivifiant du nord, ont développé leur perspicacité naturelle, et quand ils arrivent sur les marchés du midi, ils montrent fort bien par leurs dédains qu’ils ont conscience de leur supériorité sur les nègres du pays. À la grande joie des planteurs, les occasions de disputes ne manquent pas entre ces deux classes de nègres, différentes même par l’apparence extérieure et la nuance de la peau. Les maîtres ont soin d’entretenir également des dissensions entre les nègres des champs et les domestiques de maison, entre les sambos et les noirs, les mulâtres et les sambos ; ils introduisent une certaine hiérarchie au sein même de l’esclavage. Les opprimés n’ont pas encore su se réconcilier contre l’ennemi commun ; le mulâtre, fier de sa peau jaune, se laisse aller à dédaigner les griffes et les noirs ; le quarteron dédaigne le mulâtre. C’est ainsi que le mépris tombé du regard du maître rejaillit d’esclave en esclave. Quant au nègre prétendu libre, il est à la fois méprisé par les blancs, haï par les esclaves[18] ; mais il rend la haine à celui qui le méprise, le mépris à celui qui le hait, et se console de son isolement par le privilège de ne rien faire, car dans les états du sud le travail est le signe de l’esclavage. Le planteur voit sa sécurité dans les antipathies de tous ceux qui, réunis contre lui, pourraient se libérer sans peine : les instincts et les pratiques de la domination sont les mêmes dans tous les pays du monde, et n’ont jamais changé depuis que le premier conquérant a réduit d’autres hommes en servitude.
Cependant les mesures féroces prises récemment contre les nègres libres sous le coup d’une folle panique sont en contradiction formelle avec la savante devise des oppresseurs intelligens. Jusqu’à nos jours, l’affranchi, fier de sa liberté, de sa supériorité intellectuelle sur l’esclave, de son droit de propriété, se laissait entraîner à la haine ou au mépris pour ses frères moins heureux que lui ; plusieurs même n’avaient pas reculé devant le crime d’acheter des noirs et d’entrer par la porte bâtarde dans la caste des planteurs. De leur côté, les esclaves n’éprouvaient qu’une basse envie pour les nègres libres, et se réjouissaient de toutes les avanies que les blancs leur faisaient souffrir. Par leur sauvage violence, les planteurs viennent de réconcilier ces fractions ennemies de la race opprimée : esclaves et ci-devant affranchis gîtent dans les mêmes cases, travaillent dans le même sillon, et sans aucun doute jurent la même haine aux maîtres qui les oppriment. Tous ces nègres qui ont connu l’aisance, une liberté relative, les joies de la famille et celles de l’instruction, renonceront-ils comme des agneaux à tout ce qui rend la vie supportable en ce monde, ou bien rouleront-ils dans leur esprit des pensées de vengeance ? Les plantations où on les distribue ne deviendront-elles pas bientôt des foyers d’insurrection ?
Avant même que les événemens récens n’eussent rendu nécessaire la plus extrême vigilance, le maître faisait surveiller avec anxiété les quelques instans qui séparent les heures du travail de celles du repos, car le nègre, naturellement intelligent, pourrait les mettre à profit en songeant à l’indépendance ; il pourrait se demander si un esprit n’est pas emprisonné sous ses muscles d’athlète, si un cœur, semblable à celui du blanc, ne bat pas dans sa forte poitrine. Pour le préserver de ces pensées fatales, on le condamne à l’ignorance la plus complète, on lui défend d’apprendre à lire sous les peines les plus sévères, on le parque comme un animal dans son camp ; on ne lui permet point de sortir de la plantation sans passe-port, de travailler dans sa cabane sans autorisation ; il faut qu’entre lui-même et chacun de ses désirs il sente s’interposer la volonté toujours présente du maître. Surveillé sans cesse par l’économe, le commandeur, les domestiques de la maison, ses propres camarades, il faut qu’il en arrive à se surveiller lui-même, à faire la police de ses propres actions. Il est soupçonné, haï, maltraité, tant qu’il lui reste un peu de cœur, mais il rentre en grâce dès qu’il s’est complètement avili ; sa première délation est écoutée avec bienveillance, ses flatteries reçoivent un accueil favorable, ses vices sont regardés avec mépris, mais d’un œil complaisant : il a perdu la conscience de ses droits, et n’ose, pas plus que le reste de la chiourme, songer à la révolte et à la liberté. Lorsque, par son intelligence, son audace ou sa force morale, un esclave sait acquérir une certaine influence sur ses compagnons de chaîne et devient le chef incontesté du camp, il est considéré comme un ennemi public par les blancs, et peut se préparer à toutes les amertumes. Tel planteur habile tâche de s’attacher le nègre intelligent qui le gêne, et on le nomme commandeur afin de lui faire trahir ses frères ; tel autre cherche à le dompter et l’humilie constamment devant tous les noirs du camp, afin d’anéantir son influence ; tel autre encore lui suscite un rival, et protège l’histrion contre celui qui a su conquérir sur ses frères une autorité légitime. Enfin les planteurs peu diplomates se défont au plus vite du nègre dangereux et le vendent à un propriétaire éloigné.
La religion, habilement exploitée, est un puissant moyen de tyrannie pour que les maîtres aient négligé de s’en servir : « L’instruction religieuse, lisons-nous dans une circulaire d’une société d’évangélisation, rend les nègres doux et tranquilles et favorise les intérêts pécuniaires des maîtres. » Les esclaves pieux et bons chrétiens inspirent plus de confiance aux acheteurs que les autres ; aussi ne manque-t-on pas, dans l’inventaire des propriétés à vendre, de signaler cette qualité de certains esclaves. Ceux auxquels l’instruction religieuse a fait aimer la servitude ne songent jamais à se libérer ; ils se contentent de prier pour leurs maîtres ; aussi évalue-t-on parfois leur piété à une somme de plusieurs centaines de dollars ; leur titre de fidèle chrétien les fait rechercher par tous les marchands d’âmes humaines. En effet ces nègres pieux, endoctrinés par les ministres de l’Évangile intéressés au maintien de l’esclavage, ne cessent de prêcher à leurs frères en servitude que leur sort est doux et enviable, que leur nourriture de chaque jour est un bienfait divin dequel ils ne sauraient être trop reconnaissans envers le généreux planteur, que la félicité éternelle est réservée aux esclaves exempts de rancune. Les pasteurs blancs qui les raffermissent dans la foi chrétienne exposent la même doctrine avec plus d’autorité. Ils recommandent aux nègres d’obéir sans murmurer, de recevoir les coups de fouet sans éprouver le moindre sentiment de vengeance, de bénir ceux qui les frappent, de révérer leurs maîtres comme des représentans du père universel. C’est à cette œuvre de lâcheté et de corruption que s’emploient sans cesse des milliers de prédicateurs de la bonne nouvelle : loin d’employer leur éloquence à faire des hommes, ils rendent l’esclave encore plus esclave, le lâche encore plus lâche, et dans l’âme du nègre rebelle ajoutent la peur de l’enfer à la peur du fouet. Ainsi gagnent leur salaire des ministres de Dieu en vendant les âmes qui leur sont confiées.
On peut dire qu’avant la dernière élection présidentielle, l’église en corps, même celle des états libres, donnait l’appui de sa parole et de son influence à l’esclavage, et réprouvait avec ensemble les utopistes qui affirment l’égalité de droits pour les noirs et pour les blancs. En 1850, les églises réunies des états du nord et des états du sud comptaient de vingt-trois à vingt-quatre mille ministres de l’Évangile pour lesquels l’esclavage était la pierre angulaire de la société. Les pasteurs qui avaient fondé des églises séparées, afin de ne pas justifier par leur adhésion le crime de la possession de l’homme par l’homme, étaient au nombre de trois mille cinq cents seulement, six ou sept fois moins que leurs adversaires esclavagistes. Autrefois l’église presbytérienne d’Amérique avait inséré dans sa confession de foi un article qui condamnait formellement la vente et l’achat des noirs ; mais, grâce à la corruption de l’exemple et à l’action démoralisante exercée par l’intérêt privé, cet article a été rayé de la confession de foi, et maintenant tout presbytérien peut trafiquer d’hommes et de femmes avec la même liberté de conscience que s’il vendait ou achetait des troupeaux de bêtes. De même les anciens méthodistes, suivant la voie que leur avait frayée Wesley le célèbre fondateur de leur église, proclamaient hautement que l’esclavage était « l’ensemble de tous les crimes. » De concessions en concessions, la majorité des fidèles en est arrivée jusqu’à permettre aux évêques de se faire éleveurs d’esclaves pour les marchés du sud. À cette occasion, un schisme s’opéra, et l’église méthodiste se partagea en deux fractions, celle du sud et celle du nord ; mais en dépit de cette rupture avec leurs coreligionnaires du sud, les méthodistes du nord n’en comptent pas moins parmi leurs membres zélés quinze mille propriétaires possédant plus de cent mille esclaves, dans le Delaware, le Maryland, la Virginie, le Kentucky, le Missouri et l’Arkansas. Les épiscopaux, moins nombreux, n’avaient en 1850 que quatre-vingt-huit mille esclaves. Les baptistes en possédaient deux cent vingt-six mille, et, pour leur plaire, un éloquent orateur anglais de leur confession, M. Spurgeon, n’a-t-il pas retranché de ses sermons toutes les phrases suspectes de tendances abolitionistes ? Des sociétés religieuses qui ont leur siège dans les grandes villes du nord, telle la Société américaine des traités évangéliques et le Comité américain des missions étrangères, répandent des brochures et des opuscules pour établir, au nom de Jésus-Christ, la légitimité de l’esclavage. De son côté, la Société biblique se refuse à distribuer des bibles aux noirs. Les humbles frères moraves eux-mêmes, qui en Europe ont cherché à réaliser l’idéal d’une république fraternelle, font travailler des nègres esclaves et leur prêchent l’abdication de la volonté[19]. À l’exception des quakers, seuls protestans auxquels la grande association évangélique refuse le titre de frères, il n’est pas une communion chrétienne qui ne se soit rendue coupable de la même iniquité contre la race nègre. J’ai vu un prêtre catholique qui, après avoir recueilli sou à sou pendant quinze ans les économies qu’une vieille négresse lui apportait afin d’obtenir son rachat, employa cette somme, lentement amassée, à l’acquisition de la pauvre femme pour son propre compte. Ainsi la plus touchante unanimité règne dans toutes les sectes, deux mille ans après la venue de leur Christ, lorsqu’il s’agit de renouveler la malédiction qui pèse encore sur Cham. Les pasteurs de toutes les confessions s’accordent pour trouver bon l’esclavage de leurs frères. Et puis on peut vendre des nègres pour bâtir des églises, pour envoyer des missionnaires aux peuples non-chrétiens ; on peut consacrer à des objets charitables l’argent gagné à la sueur du front des esclaves, on peut faire le bien avec le produit du crime ! On cite des ministres de l’Évangile qui se targuent d’une haute moralité, et ne craignent pas de louer leurs négresses à des propriétaires de maisons de débauche ; d’autres, au sortir du prêche, chaussent les bottes et l’éperon, sifflent leurs bouledogues, et, suivis de leurs amis, pourchassent un nègre fugitif à travers les forêts et les marécages[20]. Ce sont là les conséquences logiques de l’approbation donnée par les sectes chrétiennes au trafic des âmes humaines. À une époque où le christianisme subit de si nombreux assauts de la part de la science, les ministres de cette religion se rendent coupables d’un acte au moins impolitique en patronant ainsi l’abomination de l’esclavage, réprouvée par la conscience universelle.
Dans les états du centre, déjà relativement populeux et civilisés, les nègres des plantations, appartenant en majorité aux sectes méthodiste et baptiste, assistent régulièrement aux services religieux du dimanche. En outre ils se réunissent parfois en assemblées particulières avec la permission de leurs maîtres, mais loin de leur œil gênant, et passent des heures à chanter des cantiques, à réciter des prières, à écouter les prédicateurs blancs, qui ne manquent jamais de leur répéter et de leur commenter sur tous les tons le précepte de la Bible : « Obéissez à vos maîtres en toutes choses ! » Les districts comparativement déserts sont visités par des missionnaires itinérans qui, d’après l’expression consacrée, viennent réveiller les nègres des plantations éparses. Leur arrivée, annoncée longtemps à l’avance, répand la joie dans les camps des plantations. Aussitôt les esclaves, heureux du repos qui leur est promis pendant deux ou trois jours et des joies tumultueuses auxquelles ils vont se livrer, se dirigent vers quelque clairière des forêts où ils construisent à la hâte des baraques en planches ou en branchages. La première journée est tout entière consacrée aux préparatifs de la fête ; puis la nuit se passe, employée par les uns en chants et en prières, par les autres en divertissements, en libations ou en débauches. Quand l’aurore se lève, déjà tous les nègres, ces êtres si merveilleusement sensibles aux impressions extérieures, sont énivrés de leur liberté d’un jour, un démon les a saisis, et, pleins d’une joie délirante, ils chantent, ils hurlent, ils bondissent çà et là comme des chevreuils. Bientôt le prédicateur monte sur les troncs d’arbres mal équarris qui lui servent de chaire, il jette quelques paroles à la foule en désordre, et voilà que tous, comme sous l’influence d’un charme, interrompent leurs danses et leurs cris, et viennent se rassembler en une masse compacte autour du ministre. En un instant le silence règne sur cette mer d’hommes, et les cérémonies religieuses commencent. Longtemps les yeux de tous restent invariablement fixés sur le blanc, qui du haut de son échafaudage prie d’une voix uniforme et chantante : l’assemblée tout entière halète d’un même souffle et n’a plus qu’une seule âme ; elle contient son enthousiasme, chacun refoule le hurlement qui lui monte aux lèvres. Enfin à une apostrophe véhémente du prédicateur l’auditoire ne peut plus se contenir : un cri part de la foule, immédiatement suivi par d’autres cris : une femme tombe dans les convulsions de l’extase, puis une autre, puis d’autres encore : on les voit s’abattre çà et là comme des arbres renversés par le vent. Alors tous donnent un libre cours à leur émotion longtemps contenue : pendant que les uns se précipitent autour des femmes convulsionnaires pour les emporter hors du camp, les autres confessent à haute voix leurs péchés, se jettent à genoux en pleurant, chantent les hymnes religieux, se livrent à des danses désordonnées. Élevant la voix jusqu’au glapissement, le prédicateur essaie de dominer l’indicible tumulte ; il y réussit un instant, mais chaque nouvelle tirade soulève de nouveau la marée d’hommes qui ondule à ses pieds ; d’autres auditeurs se jettent sur l’herbe, tordus par les convulsions ; les hurlemens recommencent, la voix du prédicateur se perd dans le tumulte. Ainsi pendant plusieurs heures la foule est agitée par un délire indescriptible. Le lendemain, lorsque les esclaves sont retournés à leurs travaux, on ne voit plus sur l’emplacement du camp qu’une herbe foulée, des baraques en ruines et des débris de haillons épars. Telles sont les saturnales auxquelles on donne le nom de réveil. Il est douteux qu’elles donnent à l’esclave plus de noblesse morale et un plus grand amour de la liberté.
Dans les plantations du midi, les missionnaires itinérans sont plus rares, et d’ailleurs leur présence ne serait guère tolérée par les créoles, qui depuis longtemps se méfient de tous les voyageurs indistinctement. Les nègres ne peuvent assister au service religieux de la secte à laquelle ils appartiennent, à moins qu’ils n’habitent dans le voisinage d’une chapelle ou d’une église ; cependant ils ne sauraient se passer de rites religieux quelconques : les planteurs eux-mêmes savent que leurs nègres ont besoin d’une exaltation périodique pour s’étourdir sur les misères de l’esclavage. Tandis que les charmeurs de serpens et les adorateurs de gris-gris sont presque sans exception des nègres créoles, c’est toujours parmi les nègres américains qu’on choisit le prédicateur du camp. Aucune fête n’est complète si aux libations et aux danses ne succèdent des prières et un sermon déclamés du haut d’un tonneau par le pasteur en titre. Rien de plus lamentable que ces parodies religieuses auxquelles le maître invite parfois ses amis à assister. Un soir, j’étais présent à l’un de ces fêtes, et mon âme en est encore navrée. Les riches planteurs se promenaient sous le péristyle de la vérandah et respiraient voluptueusement l’air embaumé du soir ; les belles créoles, entourées de lucioles qui éclairaient leurs visages d’une lueur tremblotante, se balançaient nonchalamment dans leurs berceuses. Non loin de là, sous l’ombrage touffu des azédarachs, se pressaient les nègres de la plantation, honorés du regard souverain de leur maître, de leur maîtresse et des nobles amis. À quelques mètres de la vérandah, sur un tonneau renversé, était juché le prêcheur larmoyant, éclairé par une torche fixée à une colonne de la maison. Il n’avait point de Bible, car il ne savait pas lire, et d’ailleurs la Bible est proscrite ; mais, dans une espèce de pose extatique, les genoux demi fléchis, les mains jointes élevées à la hauteur de la poitrine, les yeux fermés, la tête rejetée en arrière, il récitait ou plutôt chantait d’une voix lente et plaintive des lambeaux de prières, des vers estropiés, des restes d’hymnes appris de quelque autre nègre dans une plantation du nord. À chaque instant s’élevait le rire cruel de ses maîtres, les plaisanteries se croisaient autour de lui ; mais il continuait impassible ; il fallait contenter le maître, et ne pas être sensible à l’injure. Chose fatidique cependant ! le pauvre esclave n’avait jamais appris et pendant plus de vingt ans n’avait récité qu’un seul sermon, et ce sermon, où les mêmes phrases revenaient constamment, avait pour texte la parabole du mauvais riche : « Oui, s’écriait l’esclave avec la plus étrange naïveté, vous êtes riches, vous êtes puissans, vous avez de l’or et de l’argent, et vous vous roulez sur les pierres précieuses, vous avez des voitures et des chevaux et toutes les joies de ce monde. Tous vous envient ; mais souvenez-vous que cette nuit même votre vie vous sera redemandée. Et vous serez damnés à tout jamais, vous irez dans l’étang de feu et de soufre, vous serez brûlés du feu qui ne s’éteint point, et rongés du ver qui ne meurt point, tandis que le pauvre nègre ira dans le sein d’Abraham, et sera consolé par le bon Dieu de ses misères et de ses souffrances ! » Ces paroles de l’esclave me faisaient frissonner ; elles me semblaient retentir comme un premier appel à la révolte et au massacre ; mais elles étaient tellement entrecoupées de hoquets et chantées sur un récitatif tellement étrange, que le sens en était presque complètement perdu pour les auditeurs. Et d’ailleurs les maîtres n’eussent jamais daigné comprendre les allusions naïves faites par le misérable esclave. Les rires ne cessèrent pas un seul instant, et quand le prêcheur descendit de son tonneau, la maîtresse de la maison lui fit donner une paire de pantalons et un verre de brandy. Il se confondit en remercimens devant celle qu’il venait de condamner au feu éternel.
Ainsi, même du fond de cet affreux avilissement, du sein de ces cérémonies religieuses dans lesquelles les esclavagistes voient une de leurs meilleures sauvegardes, surgit une voix prophétique de vengeance et de rétribution. Ces quatre millions d’hommes si doux et si paisibles aujourd’hui peuvent dans un avenir prochain se relever avides et farouches. Défendue par le frein du travail, la terreur organisée, les divisions intestines des nègres, les mœurs sociales, le gouvernement et les puissantes corporations religieuses, l’iniquité de l’esclavage peut avoir une fin, car elle porte en elle-même le germe de sa propre destruction. Quels sont les moyens de défense du parti esclavagiste ? quelles seront ses chances dans la lutte terrible qu’on peut aujourd’hui prévoir ? C’est ce qui mérite une étude à part.
ELISEE RECLUS.
- ↑ Code noir de la Louisiane.
- ↑ Negro-law of South-Carolina, page 41
- ↑ Ibid, pages 28 et suivantes.
- ↑ Ibid, pages 43 et suivantes.
- ↑ Negro-law of South-Carolina, page 21.
- ↑ Ibid, page 20.
- ↑ Negro-law of South-Carolina, pages 13 et suivantes
- ↑ Ibid, page 28.
- ↑ Negro-law of South-Carolina, page 24.
- ↑ Voyez à ce sujet l’étude de M. C. Clarigny sur l’Élection présidentielle aux États-Unis dans la Revue du 1er décembre 1860.
- ↑ Negro-law of South-Carolina, page 15.
- ↑ Negro-law of South-Carolina, pages 15 et 16
- ↑ Code noir de la Louisiane et Negro-law of South-Carolina, passim.
- ↑ Qu’on lise à la quatrième page des journaux américains la liste des esclaves mis à l’encan, et l’on sera frappé du nombre considérable de nègres et de négresses affligées de hernies. L’extraordinaire fréquence de ce genre de maladie indique évidemment l’excès de travail.
- ↑ Voyez les travaux de M. Forgues sur l’insurrection des cipayes et la guerre de l’Inde. — Revue du 15 juin, 1er et 15 décembre 1858, 15 avril, 15 mai 1860.
- ↑ En 1850, la population de couleur des états du sud s’élevait à 3,591,000 personnes, dont 3,204,000 esclaves ; en 1860, on compte approximativement 4,490,000 gens de couleur, c’est-à-dire que leur nombre a augmenté de 900,000 en dix ans. Ils seront près de 12 millions dans un siècle, en admettant que leur accroissement continue à être aussi rapide qu’il l’est aujourd’hui.
- ↑ Voyez la Revue du 1er septembre 1860.
- ↑ Worse than a free negro (pire qu’un nègre libre) : c’est une insulte qu’aiment à se prodiguer les noirs des plantations.
- ↑ Anti-Slavery-Reporter
- ↑ Maryland Slavery and Maryland Chivalry, page 56.