De l’esclavage aux États-Unis
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 31 (p. 118-154).
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DE L'ESCLAVAGE
AUX ETATS-UNIS

II.
LES PLANTEURS ET LES ABOLITIONISTES.


I. The Barbarism of Slavery, by Charles Sumner, Boston 1860. — II. Maryland Slavery and Maryland Chivalry, by R. G. S. Lame, Philadelphia 1860. — III. Slavery doomed, by Frederick Milner Edge, London 1860. — IV. The Impending Crisis, by Hinton Rowan Helper, New-York 1858. — V. Sociology for the South, by George Fitzhugh, Richmond 1854. — VI. The Negro-law of South-Carolina, collected and digested by John Belton O’Neall, Columbia 1848. — VII. Code Noir de la Louisiane, etc.

Nous avons essayé de faire connaître la situation des nègres esclaves d’Amérique ; c’est au milieu des planteurs qu’il faut maintenant nous placer. Quelle est leur attitude vis-à-vis du parti abolitioniste de la grande république ? Il faut le dire, les propriétaires d’esclaves semblent renoncer à la pensée de convaincre leurs adversaires du nord autrement que par le droit de la force ; cependant, afin de se prouver à eux-mêmes la justice de leur cause et d’effacer dans leurs âmes jusqu’à l’ombre du remords, ils cherchent à étayer l'institution domestique de nombreux argumens tirés de l’histoire, de la morale, de la religion, et surtout du fait accompli. S’ils étaient complètement sincères, ils devraient se borner à prétendre que l’injustice est permise à tous ceux qui savent en profiter. Telle est la raison cachée qui inspire leur beau langage de vertu et de désintéressement. Il nous sera facile de résumer ici les argumens qu’ils emploient, car tous ces argumens se reproduisent avec une désespérante uniformité dans les discours qui se prononcent et les livres qui se publient au sud de la Chesapeake et de l’Ohio.


I

Jadis les hommes du sud admettaient que l’esclavage est un mal ; ils déploraient l’origine de leurs richesses, et formulaient le désir que cette funeste institution léguée par leurs ancêtres fût enfin abolie. Pendant les débats engagés au sujet de la constitution fédérale après l’heureuse issue de la guerre de l’indépendance, Mason, lui-même propriétaire de nègres, tonnait contre l’esclavage, aux applaudissemens des planteurs ses collègues, « Chaque maître d’esclaves est né tyran ! » s’écriait-il. Plus tard, Jefferson, autre planteur de la Virginie, ajoutait : « L’esclavage ne peut exister qu’à la condition d’un despotisme incessant de la part du maître, d’une soumission dégradante de la part de l’opprimé. L’homme qui ne se déprave pas sous l’influence funeste de l’esclavage est vraiment un prodige ! » En 1831 et 1832, la législature de la Virginie, qui depuis a montré, dans l’affaire de John Brown, à quelles violences les intérêts menacés peuvent recourir, proposa l’abolition graduelle de l’esclavage et discuta longuement les moyens d’obtenir ce résultat si désirable. À cette époque, sur trente-six sociétés abolitionistes qui existaient dans les États-Unis, vingt-huit étaient composées de propriétaires d’esclaves.

De nos jours, les planteurs, éclairés par la haine et par la peur, retirent leurs aveux d’autrefois. L’esclavage ne leur semble plus un mal nécessaire ; c’est un bien, un avantage inappréciable, un vrai bonheur pour l’esclave lui-même, pour toute la race nègre, pour la religion, la morale et la propriété, pour l’ensemble des sociétés humaines. « Nous n’avons plus aucun doute sur nos droits, aucun scrupule à les affirmer, s’écrie le sénateur Hammond. Il fut un temps où nous avions encore des doutes et des scrupules. Nos ancêtres s’opposèrent à l’introduction de l’esclavage dans ce pays et léguèrent leur répugnance à leurs enfans. L’enthousiasme de la liberté, excité par nos glorieuses guerres d’indépendance, accrut encore cette aversion, et tous s’accordèrent à désirer l’abolition de l’esclavage ; mais, lorsque l’agitation abolitioniste commença dans le nord, nous avons été obligés d’examiner la question sous toutes ses faces, et le résultat de notre étude a été pour nous la conviction unanime que nous ne violons aucune loi divine en possédant des esclaves. Grâce aux abolitionistes, notre conscience est parfaitement tranquille sur ce grave sujet, notre résolution est calme et ferme. Oui, l’esclavage n’est pas seulement un fait nécessaire et inexorable, mais aussi une institution morale et humaine, produisant les plus grands avantages politiques et sociaux ! » Calhoun, le célèbre chef de file de tous les hommes d’état esclavagistes, est le premier qui ait osé se débarrasser de ce vain bagage des remords et affirmer la pureté de sa conscience au sujet de la possession de l’homme par l’homme. « L’esclavage, dit-il, est la base la plus sûre et la plus stable des institutions libres dans le monde. » Un de ses élèves, M. Brown, prétend que « l’esclavage est une grande bénédiction morale, sociale et politique, une bénédiction à la fois pour le maître et pour l’esclave. » D’autres sénateurs, encore plus lyriques, nous apprennent que « l’institution de l’esclavage ennoblit le maître et le serviteur ! »

Ces affirmations si tranchantes ne suffisent pas pour démontrer la légitimité de l’esclavage, il faut aussi donner des preuves à l’appui. Les planteurs se hâtent de les fournir. Sentant tout d’abord le besoin d’établir sur une base solide l’origine de leur domination, ils invoquent les théories inventées pour justifier la propriété en général. En effet, de même que le sol appartient au premier occupant et à sa descendance, de même l’homme appartient avec toute sa race à son premier vainqueur. Quand même la victoire serait le résultat d’un crime, la prescription ne tarde pas à transformer le mal en bien, et, par le cours des années, l’homme volé à lui-même devient graduellement propriété légitime. Une longue suite d’héritages, d’achats et de ventés a constaté la validité des titres possédés par le planteur, et maintenant des hommes déloyaux pourraient seuls lui contester son droit. « Le propriétaire d’esclaves, dit un arrêt de la cour suprême de la Géorgie, possède son nègre comme un immeuble ; il le tient directement de ses ancêtres ou du négrier, de même que celui-ci le tenait du chasseur de nègres. »

Après avoir établi que la possession des nègres est suffisamment justifiée par l’hérédité, les défenseurs de l’esclavage cherchent à prouver que les noirs ont été créés pour la servitude. D’après ces théoriciens, les faits implacables de l’histoire prononcent sans appel. Partout où les Africains se sont trouvés en contact avec d’autres races, ils ont été asservis ; leur histoire se confond avec celle de l’esclavage, auquel ils sont évidemment prédestinés. Ils ne se révoltent pas sous la tyrannie comme l’Indien, ils rampent devant le maître qui les frappe, ils se font petits pour éviter l’insulte, ils flattent celui dont ils ont peur. Toutes les lâchetés que la position d’esclaves impose aux nègres leur sont reprochées comme si elles étaient spontanées. L’avilissement des serviteurs semble établir le droit des maîtres, et le crime même des oppresseurs est mis sur le compte des opprimés. Et puis l’Africain n’est-il pas incapable de se gouverner lui-même, insouciant, superficiel ? C’est un enfant sans volonté, n’ayant que des caprices et des appétits ; il doit être nécessairement mis en tutelle. Il a besoin d’un père, ou bien, à défaut de père, d’un commandeur armé du fouet. Pour le civiliser, il faut le rendre esclave.

Aux yeux des hommes vulgaires et ignorans qui se contentent de l’apparence, la couleur de la peau suffit à elle seule pour établir la condamnation de la race nègre à une éternelle servitude. D’après les esclavagistes, les grosses lèvres, les cheveux crépus, l’angle facial déprimé du noir, sont autant de signes d’une infériorité physique relativement au blanc, et suffisent pour constituer une différence spécifique. Pour eux, les blancs et les nègres sont des espèces complètement distinctes, et ne peuvent se mélanger d’une manière permanente. Rejetant les faits innombrables offerts par l’Amérique espagnole, où quinze millions d’hommes appartiennent plus ou moins à la race mêlée, les défenseurs de l’esclavage préfèrent s’appuyer sur quelques statistiques produites par des médecins yankees, grands détracteurs de l’espèce africaine. Si le résultat de ces recherches était conformé à la vérité, le mulâtre vivrait en moyenne beaucoup moins longtemps que le noir ou le blanc, il serait miné par des maladies chroniques, les femmes de sang mêlé allaiteraient mal leurs enfans, et la plupart des nourrissons périraient quelque temps après leur naissance. Les mariages conclus entre mulâtres seraient rarement prolifiques, en sorte que fatalement la race hybride serait condamnée à périr, absorbée par les types primitifs. À ces résultats statistiques, obtenus dans un pays où l’aversion générale crée aux hommes de couleur une position tout exceptionnelle, on peut opposer les résultats contraires qui se produisent dans les contrées où règne la liberté. Et quand même une race hybride ne pourrait se former, quand même les blancs et les noirs seraient des espèces complètement irréductibles, la différence de couleur et d’origine doit-elle nécessairement produire la haine et l’injustice ? La distinction des races change-t-elle le mal en bien et le bien en mal, ainsi que le prétendent les propriétaires d’esclaves ?

Ceux-ci ne peuvent avoir qu’une seule raison de haïr leurs nègres : le mal qu’ils leur font en leur ravissant la liberté. Autrefois, lorsque les esclaves blancs étaient un article de pacotille, lorsqu’on les achetait en Angleterre et en Allemagne pour les revendre en Amérique aux enchères, lorsque de vraies foires d’hommes se tenaient sur les vaisseaux arrivés d’Europe, lorsque les Écossais faits prisonniers à la bataille de Dumbar, les royalistes vaincus à Worcester, les chefs de l’insurrection de Penraddoc, les catholiques d’Irlande et les monmouthistes d’Angleterre étaient vendus au plus offrant[1], les planteurs éprouvaient pour ces malheureux blancs le même dégoût qu’ils montrent aujourd’hui à leurs nègres. De même, lorsque les Indiens capturés à la guerre faisaient partie du butin, que tous les peaux-rouges ennemis étaient d’avance condamnés à l’esclavage ou à la mort, lorsque le gouverneur de la Caroline du sud offrait 50 dollars par tête d’indigène assassiné, les Indiens étaient, comme les nègres, des objets d’horreur pour les envahisseurs blancs. Ce qui toutefois a relevé les petits-fils des esclaves blancs aux yeux de leurs compatriotes les planteurs, c’est le titre d’hommes libres qu’ils ont acquis. Maintenant ils sont en tout point les égaux de leurs anciens maîtres, et plusieurs d’entre eux occupent les fonctions les plus élevées de la république. Les Indiens aussi, en combattant pour leur liberté et en refusant obstinément le travail qu’on voulait leur imposer, ont su conquérir une certaine égalité ; ils sont tenus en estime malgré la couleur de leur peau, et d’après le code noir « le sang qui coule dans leurs veines est, comme celui du blanc, le sang de la liberté[2]. » Une preuve que la vraie cause de l’opprobre qui pèse sur les nègres n’est point la couleur, mais bien l’esclavage, c’est que les blancs qui comptent parmi leurs ancêtres un seul Africain sont tenus comme noirs eux-mêmes malgré le témoignage de leur peau. Un seul globule impur suffit pour souiller tout le sang du cœur. Il y a quelques années, le bruit se répandit qu’un des personnages les plus éminens de la Louisiane n’était pas de race pure, que l’une de ses trisaïeules avait vu le jour en Afrique. le scandale fut immense, un procès émouvant se déroula devant la haute cour, et bien que le défenseur ait réussi, par ses larmes et ses argumens, à laver le prévenu de cette énorme accusation, bien qu’il ait pu faire prononcer que la trisaïeule était née de parens indiens, et que les seize seizièmes du sang de son client ne roulaient pas une goutte impure, cependant le soupçon et le mépris n’ont cessé, malgré l’acquittement, de planer sur le personnage accusé.

Quand même les principes sacrés de l’hérédité, le fait accompli, la différence de couleur, l’antagonisme historique des blancs et des noirs, seraient insuffisans pour justifier la prise de possession des esclaves, les défenseurs de l'institution domestique ne s’en croiraient pas moins en droit d’agir comme ils l’ont fait jusqu’à nos jours. L’esclavage fût-il en désaccord avec les lois de la morale vulgaire, les Américains devraient le maintenir par bonté d’âme, car le bien des nègres eux-mêmes l’exige ! — Quel bonheur, disent les propriétaires d’esclaves, quel bonheur pour les pauvres noirs d’avoir échangé leur servitude sur les bords du Niger, contre une servitude sur les rivages du Mississipi ! Ils vivaient comme des animaux à l’ombre de leurs baobabs, ils.étaient vendus pour une bouteille d’eau-de-vie ou faits captifs dans quelque guerre sanglante, ils avaient sans cesse à craindre d’être sacrifiés vivans sur la tombe d’un chef. Pour eux, aucun progrès ; grossiers et nus comme leurs pères, ils n’avaient d’autre joie que la satisfaction de leurs appétits matériels. ; Aujourd’hui les nègres d’Amérique sont encore esclaves, il est vrai ; mais ils ont quitté les ténèbres pour la lumière, la barbarie pour la civilisation, l’idolâtrie pour le christianisme en un mot ; la mort pour la vie !

C’est donc par humanité que les négriers ont volé des millions de noirs sur la côte d’Afrique, ont fomenté les guerres civiles dans tous les petits royaumes de ce continent, ont entassé à fond de cale les corps de tant de malheureux ! ils étaient les hérauts de la civilisation, et la postérité ne saura trop les bénir d’avoir accompli au péril de leur vie ce grand œuvre du rapprochement des races. Ils prétendent avoir fait, au nom de Mammon, par la ruse, le vol, l’assassinat et la guerre civile, plus que ne peuvent faire les envahissemens graduels et pacifiques du commerce, de l’émigration libre, de l’éducation ! Ils ont rendu plus de services à l’humanité que les missionnaires du sud de l’Afrique ! Pour tout dire, l’esclavage est, d’après les logiciens du sud, la base même des sociétés, et sans l’asservissement d’une moitié de d’humanité, le progrès serait impossible pour l’autre moitié. Les propriétaires d’esclaves vont jusqu’à revendiquer une solidarité glorieuse avec ceux qui ont élevé le Parthénon et gagné la bataille de Salamine. À les en croire, si la république athénienne doit être à jamais l’éblouissement des âges, c’est que ses libres citoyens pouvaient s’occuper de grandes choses en laissant les travaux serviles à des êtres dégradés. « Il est des hommes, dit George Fitzhugh, un des plus éloquens défenseurs de l’esclavage, il est des hommes qui naissent tout bâtés, et il en est d’autres qui naissent armés du fouet et de l’éperon… Toute société qui veut changer cet ordre de choses institue par Dieu même est condamnée d’avance à la destruction ! » Dût le monde entier les abandonner, les planteurs se resteront fidèles à eux-mêmes ; ils maintiendront sans hésitation la légitimité de l’esclavage, car c’est là une question de vie et de mort pour leurs institutions ainsi que pour leurs personnes. Dans un élan d’éloquence, le gouverneur d’un état du sud, M. Mac Duffie, s’écriait : « L’esclavage est la pierre-angulaire de notre édifice républicain ! » Quel effrayant aveu ! Ainsi. Washington en fondant la patrie américaine, Jefferson en inscrivant en tête de la constitution nationale la déclaration que tous les hommes sont nés égaux, auraient fait reposer la liberté des blancs sur l’esclavage de leurs frères noirs ! Ainsi cette terre de liberté, celle vers laquelle se sont pendant un demi-siècle tournés les yeux de tous les opprimés d’Europe, vers laquelle coule incessamment un fleuve d’hommes cherchant à la fois le bien-être et l’indépendance, cette terre doit être éternellement le cachot de plusieurs millions de noirs, afin d’assurer aux blancs le bonheur qu’ils viennent chercher ! Pour expliquer son assertion, le gouverneur Mac Duffie affirme que, dans toute république viable, le pouvoir doit nécessairement appartenir à une minorité intelligente et riche ; or le meilleur moyen de lui assurer ce pouvoir n’est-il pas d’asservir une moitié de la population en intéressant l’autre moitié à l’état de choses existant par la certitude de tout perdre, si une insurrection vient à triompher ? D’un côté, la conservation de la république repose donc sur la terreur des esclaves ; de l’autre, la paix n’est garantie par les appréhensions des maîtres qu’à la seule condition d’un effroi général. Que tous tremblent, les blancs en présence des noirs, les noirs en présence des blancs : le salut de la patrie est assuré ! Telle est pour les esclavagistes américains la garantie suprême du maintien de leurs institutions prétendues libres.

L’exclamation de M. Mac Duffie ne se rapporte pas seulement aux états à esclaves, elle se rapporte aussi d’une manière générale à la république américaine tout entière. Elle n’est heureusement point encore vraie, mais elle tend à le devenir, et si les états du nord ne rejettent pas définitivement toute complicité avec ceux du sud, ils seront malgré eux entraînés dans la même voie. Plus puissans, plus riches, plus nombreux que leurs voisins, les hommes du nord ont néanmoins jusqu’à présent cédé sur toutes les questions importantes. Par le compromis de 1820, ils ont permis l’annexion du Missouri aux terres de l’esclavage ; ils ont laissé arracher au Mexique l’état du Texas, aujourd’hui transformé en pépinière d’esclaves ; ils ont abandonné la cause des colons du Kansas et pour ainsi dire autorisé la guerre sauvage qui ensanglanta ce territoire ; ils ont voté la loi des esclaves fugitifs et décrété que le nègre, en s’échappant, volait son propre corps ; ils ont, par la voix du congrès, permis aux planteurs d’introduire leur propriété vivante dans les territoires malgré la volonté des habitans ; par la voix du tribunal suprême, qui est la conscience nationale elle-même, ils ont refusé tous les droits de l’homme au nègre libre. Encore aujourd’hui ils prêtent leurs agens et leurs soldats pour maintenir l’esclavage, empêcher l’insurrection servile, ramener les nègres fugitifs ; ils célèbrent avec les planteurs les mêmes fêtes en l’honneur d’une liberté qui n’existe que pour les blancs. La constitution elle-même s’en va à la dérive, emportée, comme une barque rompue, par un flot de lois et de décrets rendus en l’honneur de l’esclavage. Puisque les hommes du nord n’ont cessé d’imaginer des compromis avec les oppresseurs de la race noire, ils sont devenus complices et solidaires de leurs actes ; ils n’ont pas même, comme Pilate, le droit de se laver les mains et de se proclamer innocens du sang injustement répandu. Le mal est très envahissant de sa nature : si les états du nord ne séparent pas nettement leur cause de celle des esclavagistes, leur liberté sera attaquée de la gangrène, et la parole de M. Mac Duffie deviendra complètement vraie : « L’esclavage est la pierre angulaire de notre édifice républicain ! » Ces institutions du sud, où les habitudes de la liberté se mélangent d’une manière intime avec les horreurs de l’esclavage, exercent une influence tellement délétère que, même à Libéria, cette république de nègres modelée sur le type de la république américaine, la servitude a été rétablie avec tout son cortège de crimes. L’esclavage domestique y existe ainsi qu’aux États-Unis, les indigènes y sont achetés, vendus, battus et méprisés par leurs nouveaux maîtres, comme le sont les nègres d’Amérique par leurs maîtres blancs[3]. « Les nouveau-venus sont étonnés, dit un missionnaire noir de Libéria, en voyant les riches et les pauvres de la république fouetter impunément leurs serviteurs ; mais on s’y habitue facilement, et l’on voit dans cet usage du fouet non plus une injustice, mais un mal nécessaire. »

On voit que les esclavagistes occupent une position très forte, puisqu’ils s’appuient sur la propriété et sur la société elle-même ; mais leur plus solide alliée est la religion. Affirmant, avec la plupart des sectes chrétiennes, que le texte de la Bible est littéralement inspiré par Dieu même, ils disent accepter les paroles de ce livre comme la règle de leur conduite. En effet, les textes bibliques ne leur manquent point pour justifier l’esclavage. Ils racontent avec onction l’histoire de la malédiction de Cham ; ils prouvent que, dans le Décalogue même, la possession d’un homme par un autre homme est formellement reconnue ; ils établissent sans peine que maintes et maintes fois les législateurs et les prophètes, se disant inspirés de Dieu, ont voué à l’esclavage ou à la mort les Jébusiens, les Édomites, les Philistins et autres peuplades qui guerroyaient contre les Hébreux. Ils affirment aussi, en s’appuyant sur les textes, que l’Évangile sanctionne implicitement la servitude, et ils citent l’exemple de saint Paul renvoyant à son maître un esclave fugitif. Forts de cet appui, ils en appellent solennellement au grand juge dont ils se disent les apôtres : ils maudissent les abolitionistes comme des blasphémateurs, des contempteurs de la parole divine ; ils condamnent au feu à venir, comme du haut d’un tribunal céleste, tous ceux qui voient un crime dans l’achat de l’homme par l’homme. Ayant ainsi mis de leur côté le Dieu des armées, ils peuvent tout se permettre ; ils peuvent décréter le rétablissement de la traite, la mise en esclavage de tous les nègres libres, au besoin la mort pour l’abolitioniste blanc : n’ont-ils pas pour eux l’exemple des prophètes, des juges et des rois inspirés de la Judée ? Le premier acte de la législature de la Caroline du sud, en proclamant son indépendance, a été de décréter un jour de jeune solennel et d’invoquer le Tout-Puissant « comme il convient à un peuple moral et religieux. »


II.

Le problème de l’esclavage, un des plus terribles sans aucun doute qui aient jamais été posés devant le genre humain, serait-il donc insoluble par des moyens pacifiques ?

Le moyen qui se présente au premier abord à l’esprit, — le rachat intégral des esclaves américains, — ne serait praticable que s’il y avait accord entre tous les peuples civilisés en vue de ce résultat, car les finances d’aucun gouvernement isolé ne pourraient subvenir à une semblable dépense. En 1848, la France a payé 126 millions le rachat de ses esclaves, l’Angleterre avait voté dès 1837 la somme bien plus considérable de 500 millions pour le même objet ; mais si le gouvernement des États-Unis voulait faire de tous les esclaves américains autant d’hommes libres en les achetant à leurs propriétaires, il faudrait, en adoptant l’évaluation minime de 1,000 dollars par tête, grever le budget national d’une somme de II milliards 200 millions de dollars, soit plus de 20 milliards de francs. Quand même les planteurs, avec une générosité dont ils n’ont guère donné de preuves, se contenteraient de l’ancienne évaluation fictive de 600 dollars par esclave, évaluation adoptée jadis pour fixer la quote-part des impôts, l’indemnité serait encore de 12 milliards. En outre les propriétaires d’esclaves réclameraient sans aucun doute 12 milliards de plus pour les dédommager de la baisse subite et inévitable du prix des terres. Quoi qu’il en soit, il est manifestement impossible de trouver pour le rachat des esclaves cette immense rançon à laquelle chaque année qui s’écoule ajoute quelques centaines de millions de plus. Admettons cependant que cette effroyable somme puisse être payée, et que les nègres, esclaves aujourd’hui, redressent enfin leurs têtes : la question terrible n’est pas encore résolue, les blancs et les noirs ne cessent point d’être ennemis irréconciliables, l’abîme de haine les sépare toujours, et le souvenir du passé condamne la race nègre à la misère ou à la mort. « Si on libère nos esclaves, me disait un planteur, excellent homme qui se calomniait certainement lui-même, mais ne calomniait point sa caste, qu’on nous en paie d’abord la valeur intégrale, puis qu’on se hâte de les éloigner du pays, car, je vous l’affirme, dix ans après le jour de l’émancipation, il ne resterait plus un seul nègre dans le pays ; nous les aurions tous exterminés à coups de carabines. » Le sénateur Hammond prétend que les nègres donneraient le signal de l’attaque, mais la conclusion à laquelle il arrive est la même que celle du planteur : « Avant que plusieurs lunes ne fussent révolues, s’écrie-t-il, la race africaine serait massacrée ou de nouveau réduite en esclavage ! » Ainsi l’émancipation pacifique semble impossible, et la lutte menace de se terminer comme à Saint-Domingue par l’expulsion ou l’extermination de l’une des deux races ennemies.

Épouvantés de la perspective de guerre et de désordre offerte par l’émancipation la plupart des abolitionistes, et Mme Beecher Stowe entre autres, proposent de renvoyer tous les nègres libres en Afrique, et de leur donner à coloniser et à civiliser ces côtes de Guinée où leurs ancêtres ont été jadis volés par les négriers. Cette solution du problème est tout simplement impossible. Pour exiler ainsi les esclaves libérés du sol de l’Amérique, il faudrait d’abord obtenir le consentement des nègres, dont les conditions d’hygiène ont été changées par le climat du Nouveau-Monde, et qui redoutent à juste raison le climat à la fois humide et torride de l’Afrique tropicale. Si on les transportait malgré eux, on se rendrait coupable d’un forfait semblable à celui qu’on a commis envers leurs ancêtres ; on organiserait sur une échelle gigantesque la proscription en masse de plusieurs milliers d’hommes. Non, puisqu’on a arraché les nègres à leur première patrie, qu’on les laisse maintenant dans celle qu’on leur a donnée ! Ils sont nés en Amérique, ils y ont passé leur enfance, ils y ont souffert : qu’ils puissent enfin y être heureux ! Ils y ont été torturés par des maîtres : qu’ils deviennent citoyens et jouissent de la liberté ! Le même sol qui a vu leur avilissement doit être le théâtre de leur réhabilitation. Si plusieurs d’entre eux veulent contribuer par leur travail à la prospérité de Libéria, les rapports entre les deux continens et les progrès de la civilisation ne peuvent qu’y gagner ; mais n’est-il pas probable et même certain que presque tous les nègres de l’Amérique du Nord se grouperont peu à peu dans les îles merveilleuses de la mer azurée des Caraïbes, sur les plages du golfe du Mexique, dans l’Amérique tropicale, où leurs frères ont déjà fondé diverses républiques douées de tous les germes d’une grande prospérité future ? Qui sait même si les magnifiques pays que l’ambition du flibustier Walker avait baptisés du nom d'empire indien ne formeront pas quelque jour une vaste république de nègres ?

Si les gouvernemens des états du sud étaient sages, ils tâcheraient de conjurer les dangers de l’avenir par une émancipation graduelle des esclaves. Ils devraient d’abord proclamer la liberté de tous les négrillons nés ou à naître sur leurs plantations, puis les faire soigneusement instruire dans les écoles publiques professionnelles, et les rendre maîtres absolus de leurs actions à l’âge de vingt ans. Tel est, moins l’instruction gratuite et obligatoire, le moyen qu’ont adopté la plupart des états du nord et diverses républiques de l’Amérique espagnole, afin d’obtenir l’extinction graduelle de l’esclavage ; telle était aussi la loi que la législature de la Virginie fut sur le point de voter dans les sessions de 1831 et de 1832, et qu’elle rejeta par haine des partis abolitionistes qui commençaient à agiter l’empire. On devrait aussi permettre aux esclaves de se louer eux-mêmes et de se racheter graduellement en accumulant leurs petites épargnes, accorder au fils libre, ainsi que le stipulait dans les colonies françaises la loi connue sous le nom de loi Mackau, le privilège de libérer par son travail son père, sa mère, ou les autres membres de sa famille. Surtout il faudrait relever les nègres à leurs propres yeux en offrant la liberté en prime à tous les esclaves qui se distingueraient par leur amour du travail, leur intelligence, leurs nobles actions : en prévision de la liberté, on formerait ainsi une génération qui en serait digne. Ces mêmes planteurs qui ont pu décider le gouvernement fédéral à faire offrir plusieurs fois la somme de 200 millions de dollars, plus d’un milliard de francs, pour l’achat de l’île de Cuba, c’est-à-dire pour l’annexion d’un million d’esclaves et l’aggravation des dangers qui les menacent, pourraient bien consacrer cette même somme à la transformation d’un peuple d’esclaves en un peuple d’hommes libres. En ayant recours à l’expédient de l’émancipation graduelle, les planteurs éviteraient une effroyable guerre de races, sans avoir à craindre de se réduire eux-mêmes à la mendicité. Pendant toute la durée d’une génération, ils auraient le temps de se préparer à l’avènement de la liberté, ils s’accoutumeraient à voir à côté d’eux une foule toujours grossissante de nègres libres ; ils se débarrasseraient peu à peu de leurs préjugés et de leurs haines, et devant le monde se libéreraient du crime qui pèse maintenant sur eux et les signale à la répulsion de tous.

Certains abolitionistes espèrent que les évasions de nègres finiront par diminuer sensiblement le nombre des esclaves, et forceront peu à peu les maîtres à abandonner par lassitude leurs titres de propriété. Malheureusement ces âmes naïves ne se font aucune idée des obstacles presque insurmontables que rencontrent les nègres ou les hommes de couleur fugitifs. Il est nuit : au clair de la lune, l’esclave évadé voit disparaître derrière les champs de cannes les lourdes cheminées de l’usine et les pacaniers de la cour seigneuriale. Il s’échappe par les fossés d’écoulement, afin qu’on ne puisse suivre ses traces, puis il s’enfonce dans la forêt sous les sombres cyprès aux racines noyées. Malgré les serpens enroulés autour des troncs, malgré les chats-tigres qui rôdent au milieu des touffes de lataniers, malgré les hurlemens lointains, toutes ces voix stridentes ou sifflantes qui sortent des fourrés, malgré les frolemens des pas à demi étouffés, il court, redoutant moins les terreurs de la forêt mystérieuse que la case où il vient de laisser femme, enfans, amis, sous la menace du fouet de l’économe. Arrivé au bord d’un marécage, il s’y jette, son couteau entre les dents, et nage dans la vase liquide, effarouchant les crocodiles qui plongent à ses côtés et vont chercher une retraite au plus épais des roseaux. Il atteint l’autre bord tout couvert de limon et continue sa route, guidé seulement par les étoiles qu’il entrevoit à travers le branchage. Il faut qu’au lever du jour il ait mis entre son maître et lui une large zone de forêts et de bayous, il faut que les chiens cubanais, dogues au poil roux, agiles comme des lévriers et dressés à la chasse de l’homme, perdent sa piste et ne puissent le traquer dans sa retraite. Il n’a pour nourriture que des reptiles, les jeunes pousses des lataniers, ou les fruits du nénuphar à grand’peine recueillis sur la surface des eaux : peu lui importerait s’il avait du moins la conscience de sa liberté et s’il osait regarder de l’œil d’un homme libre cette nature inhospitalière dont il tente les solitudes inviolées ; mais ses membres tremblent comme la feuille, à chaque instant il croit entendre les courts aboiemens du terrible chien de chasse, il s’attend à voir à travers le feuillage reluire le canon de la carabine du maître. Malgré sa fuite, il ne s’appartient pas : il est toujours esclave ; il ne peut jouir un seul moment de sa liberté si chèrement achetée. Le jour, il se blottit dans les broussailles à côté des serpens et des lézards ; la nuit, il marche vers le nord ou vers l’ouest, se hasardant parfois sur la lisière de quelque plantation pour cueillir des épis de maïs où déterrer des pommes de terre.

Pendant ce voyage de mille lieues entrepris dans l’espoir presque insensé d’atteindre la terre de liberté dont il a vaguement ouï parler, qu’il se garde surtout de se laisser entrevoir par un homme à peau blanche ou même par un noir, frère corrompu qui pourrait le trahir ! Qu’il soit plus solitaire et plus farouche que le loup, car on le considère aussi comme une bête fauve, et si le bruit de son passage se répand, on organise aussitôt une battue pour sa capture. Chaque homme est son ennemi, le blanc parce qu’il est libre, le nègre parce qu’il est encore esclave ; il ne peut compter que sur lui-même dans cet immense territoire, qu’il mettra des mois ou des années à franchir ! Le plus souvent, il n’arrive pas au terme de son voyage ; il se noie dans quelque marécage, il meurt de faim dans la forêt, ou bien il est suivi à la piste par des chasseurs d’hommes, saisi à la gorge par le dogue d’un planteur et mené à coups de fouet dans la geôle la plus voisine. Là on commence par le flageller jusqu’au sang, on lui met au cou un collier de fer armé de deux longues pointes qui se recourbent en cornes de chaque côté de la tête ; puis on le condamne aux travaux forcés jusqu’à l’arrivée du maître.

La perspective de tant de dangers à braver et d’un si terrible insuccès effraie la plupart des esclaves qui désireraient recouvrer leur liberté ; le nombre de ceux qui tentent ainsi l’impossible n’atteint probablement pas deux mille par an, et la population totale des nègres réfugiés dans les provinces anglaises du Canada s’élève au plus à quarante ou quarante-cinq mille. Même parmi les esclaves fugitifs, on aurait tort de voir toujours des amans de la liberté capables de braver famine et dangers pour redresser la tête en levant vers le ciel leurs mains libres d’entraves. La plupart des nègres marrons, abrutis par la servitude, ne cherchent à s’assurer que le loisir. D’ordinaire ils s’enfuient avant le commencement des grands travaux de l’année, et pendant que leurs compagnons d’esclavage abreuvent les sillons de leurs sueurs, ils sont nichés dans un gerbier d’où ils surveillent d’un œil superbe tous les travaux de la plantation, ou bien ils parcourent les cyprières à la poursuite des sarigues et des écureuils. La nuit, ils s’introduisent dans les cours, comme des renards, pour voler des poules et des épis de maïs. Les planteurs connaissent la mollesse et la lâcheté de ces nègres et s’abstiennent de les poursuivre, sachant bien qu’ils viendront se livrer tôt ou tard. En effet, quand ces fugitifs commencent à maigrir, quand ils sont las de leurs courses aventureuses dans la forêt, et que la saison des grands travaux est passée, ils se présentent de nouveau devant leurs maîtres, et ils en sont quittes pour une cinquantaine de coups de fouet et un carcan de fer autour du cou. Que leur importe ? L’année suivante, à pareille époque, ils recommenceront leurs douces flâneries à travers les bois et les champs. Il n’est peut-être pas dans les États-Unis une seule grande plantation qui ne compte un ou plusieurs de ces nègres coutumiers de marronnage. En revanche, on cite à peine un ou deux exemples d’esclaves qui aient refusé tout travail par sentiment de leur dignité et préféré se suicider sous les yeux de leurs maîtres ou se casser le bras dans les engrenages de l’usine. Ce refus héroïque du travail, si général chez les Indiens réduits en esclavage, est extrêmement rare chez le nègre ; pour s’affranchir, il court rarement au-devant de la mort.

Dans les conditions actuelles, une sérieuse insurrection des esclaves américains semble assez improbable, et ceux qui font de la liberté des noirs l’espérance de leur vie ne doivent guère compter sur une émancipation violente pour un avenir prochain. Livrés à eux-mêmes, les nègres d’Amérique ne se révolteront certainement pas, car ils n’ont jamais connu la liberté. Au moins les esclaves de Saint-Domingue se rappelaient en grand nombre les plages et les marais de l’Afrique, les fleuves, les lacs immenses et les forêts de baobabs ; ils avaient des traditions de liberté. L’esclave américain est né dans l’esclavage, son père avant lui et son grand-père étaient esclaves ; toutes ses traditions sont des traditions de servitude ; il voit tous ses ancêtres une bêche à la main, son maître est devenu pour lui une institution, le destin lui-même ; rêver la liberté, c’est rêver l’impossible. Aussi dur que soit son labeur, il y est habitué autant qu’on peut l’être ; les coups de fouet sont pour lui un des nombreux, mais nécessaires désagrémens de la vie. Il les subit avec une résignation de fataliste, car il a perdu ce désir de vengeance brutale du barbare qui frappe quand il est frappé, et il n’a pas encore la dignité de l’homme libre qui brise en même temps les entraves morales et les chaînes de fer. Aussi les propriétaires d’esclaves redoutent fort peu une insurrection spontanée, ils feignent même de ne craindre aucun mouvement sérieux dans le cas d’une guerre avec l’étranger ou avec les états du nord ; d’après eux, le nègre asservi n’est jamais un homme et ne peut comprendre le langage de la liberté. Il est possible en effet qu’à l’origine même d’une guerre la population esclave restât soumise : lors de la courageuse tentative de John Brown, on a vu les nègres libérés refuser eux-mêmes de prendre les armes ; habitués à l’obéissance, ils demandaient à continuer leurs travaux serviles, comme si l’heure de la liberté n’eût pas déjà sonné. Les dangers ne pouvaient devenir imminens pour les maîtres que si cette lutte, commencée par des blancs, se fût prolongée pendant quelques semaines.

À tort ou à raison, les planteurs du sud voient plus de sécurité que de sujets de crainte dans la possession d’un grand nombre d’esclaves, car plus ils auront de nègres à leur service, et plus ils décourageront le travail libre, forçant à l’émigration tous les blancs non propriétaires d’esclaves. Leur idéal serait de rester seuls dans le pays avec leurs chiourmes de noirs, sans que personne vînt jamais s’ingérer dans leurs affaires. Aussi demandent-ils impérieusement le rappel des lois qui abolissent la traite, ils réclament le droit inaliénable des citoyens libres de pouvoir voler des noirs par milliers sur les côtes d’Afrique, pour les faire travailler dans les marais fiévreux des Carolines et de la Floride. Plusieurs fois les législateurs de la Caroline du sud et des états limitrophes ont demandé que les nègres capturés sur les navires négriers par les croiseurs américains fussent vendus comme esclaves, et déjà en 1858 les officiers fédéraux ont été obligés de faire pointer les canons d’un fort sur la populace de Charleston pour sauver une cargaison de noirs délivrés.

En fait, la traite des nègres, officiellement abolie en 1808 malgré l’opposition du Massachusetts et de quelques autres états, est rétablie, et s’exerce avec le même accompagnement d’horreurs qu’autrefois. Des armateurs de Boston, de New-York, de Charleston, de la Nouvelle-Orléans, fondent des sociétés par actions de 1,000 dollars chacune, et font appel aux capitaux, comme ils le feraient pour une entreprise commerciale ordinaire. La perspective d’un bénéfice considérable attire un grand nombre de bailleurs de fonds, et bientôt de magnifiques navires, dont la destination n’est un mystère pour personne, mais qui sont munis de papiers parfaitement en règle, quittent le port et cinglent vers La Havane, où ils prennent leur provision d’eau, — du rhum et des fusils pour commercer avec les marchands de nègres, — des ceps et des menottes pour amarrer leur cargaison future. D’avance la compagnie expédie sur les côtes de Guinée ou de Mozambique des agens chargés d’acheter des esclaves et de signaler aux négriers la présence des croiseurs par de grands feux allumés sur la plage ; quelquefois aussi elle envoie à la côte d’Afrique de petits navires pourvus des provisions nécessaires. Les bâtimens de la compagnie, souples et légers clippers qui volent comme des oiseaux devant la brise, mouillent à l’endroit convenu, embarquent les hommes troqués, contre quelques barriques d’eau-de-vie, et remettent aussitôt le cap sur l’île de Cuba, où des autorités complices vérifient les marchandises et visent les papiers du capitaine. Si les navires, malgré leur agilité, ne peuvent échapper à la poursuite des frégates anglaises, il leur reste toujours la suprême ressource de hisser l’inviolable drapeau américain. Se mettant ainsi sous la protection de la glorieuse république, ils peuvent être sûrs d’être épargnés, et quand même ils seraient menés dans un port des États-Unis, à Norfolk ou à New-York, ils n’ignorent point que la complicité morale et les temporisations de leurs juges les rendront bientôt à la liberté.

Les profits d’un pareil commerce sont énormes. Autrefois, lorsqu’un seul navire sur trois échappait, aux croiseurs, le négrier réalisait un bénéfice considérable, et depuis que de grandes compagnies d’actionnaires ont remplacé l’industrie privée, les profits ont singulièrement augmenté, car les risques diminuent progressivement à mesure qu’on emploie un plus grand nombre de bâtimens. On a calculé qu’en sauvant un seul navire sur six, on pourrait, par la vente de la cargaison humaine, réaliser encore un très joli bénéfice, défalcation faite de toutes les dépenses. Or les croiseurs anglais et américains ne capturent guère qu’un négrier sur trois, et l’esclave acheté de 20 à 100 francs sur la côte de Guinée est revendu en moyenne plus de 1,000 fr. aux planteurs de Cuba. Les capitaines de navires négriers, après avoir débarqué leur cargaison abandonnent parfois leurs bâtimens au milieu des écueils ; la perte d’un navire ébrèche à peine leur énorme bénéfice. Un négrier, don Eugenio Vinas, a réalisé en 1859, à son quatre-vingt-cinquième voyage, sur une cargaison de douze cents nègres, dont quatre cent cinquante sont morts en route, un bénéfice net de 900,000 fr., sans compter 500,000 fr. distribués généreusement aux autorités cubanaises. En 1857, on estimait les profits des sociétés de traite à 1,400 pour 100 dans la seule année. Ce sont là des chiffres de nature à faire impression sur les spéculateurs yankees ; aussi les actions des compagnies de négriers sont-elles en grande faveur sur les marchés de New-York et de Boston, et les navires qui vont acheter du bois d’ébène sur la côte de Guinée sont accompagnés dans leur traversée par les vœux de bien des négocians, d’ailleurs très pieux et très honorables. Dans les deux seuls mois de mars et d’avril 1858, cinquante navires, presque tous américains et pouvant contenir environ six cent cinquante esclaves chacun, sont partis de La Havane. On peut évaluer à quatre-vingt-dix environ le nombre des bâtimens employés au service de la traite entre l’Ile de Cuba et l’Afrique. Quarante mille esclaves sont débarqués chaque année dans les ports de l’île : c’est donc bien inutilement que les vaisseaux anglais croisent depuis quarante ans dans l’Atlantique à la recherche des négriers ; le milliard dépensé par le gouvernement anglais pour les croisières n’a servi qu’à rendre la traite plus horrible.

Ces quarante mille noirs ne restent pas tous dans l’île de Cuba ; un grand nombre d’entre eux sont importés aux États-Unis sur des bateaux pêcheurs. En outre, des cargaisons d’esclaves sont directement expédiées de Guinée aux états du sud, ainsi que l’a prouvé l’affaire du négrier Wanderer. Cependant, en Amérique comme en tant d’autres colonies, on cherche à recruter de nouveaux esclaves sous le nom moins odieux d’engagés ou d’immigrans libres. Ainsi la législature de la Louisiane a récemment chargé la maison de commerce Brigham d’introduire dans l’état deux mille cinq cents Africains libres, à la condition d’obtenir de ces Africains un engagement pour une période d’au moins quinze années. Les raisons invoquées par le rapporteur sont d’une étrange hypocrisie. À l’en croire, il s’agit surtout d’assurer le bonheur de ces noirs, de les faire passer de la servitude la plus abjecte, des ténèbres de l’intelligence, de la dégradation morale, à une liberté relative, à une vie de travail adoucie par l’influence heureuse du christianisme ; il s’agit de procurer à ces infortunés Africains toutes les douceurs de la vie des esclaves d’Amérique, « les gens les plus heureux qui vivent sous le soleil… D’ailleurs l’introduction de nègres libres dans l’état et leur vie en commun avec les esclaves ne peuvent créer aucun danger, car la couleur de leur peau, leur ignorance, leurs habitudes, le genre de travail qu’on exigera d’eux, les mettront exactement sur le même niveau que les esclaves déjà établis dans le pays. Et quand le terme de leur engagement sera expiré, il nous suffit de dire [we need say no more) qu’ils pourront s’engager de nouveau, ne fût-ce que pour une période qui leur permette d’acquérir les moyens de retourner dans leur patrie ou dans la république de Libéria, dont ils apprécieront les institutions libérales et chrétiennes, grâce à l’apprentissage qu’ils en auront fait sur le sol américain. » Enfin le rapporteur termine par un argument devant lequel toute opposition doit céder. » Ceux, dit-il, qui, sous prétexte d’humanité ou de philanthropie chrétienne, repoussent l’introduction sur le sol louisianais de ces Africains sauvages, ignorans, dégradés, non-seulement s’appuient sur de faux, raisonnemens, mais encore, sans le savoir, se rangent du côté de nos adversaires, les abolitionistes du nord ! » Qui peut douter, après cette harangue, que la prétendue immigration libre ne soit en réalité l’esclavage lui-même sous une forme non moins, odieuse ?

Quel sera le résultat inévitable du rétablissement de la traite, si les états du sud, libres enfin d’agir à leur guise, en arrivent à violer ouvertement les lois fédérales ? Ce sera l’aggravation de la mortalité parmi les nègres d’Amérique, et par conséquent le manque de bras. Il deviendra plus coûteux d’élever un enfant noir pendant de longues années que d’acheter un robuste travailleur. Sans que pour cela les maîtres aient conscience de leur barbarie, ils s’occuperont moins de la santé des négrillons, et ils les laisseront mourir, ou bien, comme les planteurs de Cuba, ils n’achèteront plus de femmes et n’importeront que des hommes dans la force de l’âge. Le marché étant constamment fourni de travailleurs à bas prix, les planteurs craindront aussi beaucoup moins de surmener leurs nègres. Ce qui s’est vu, à la Jamaïque, dans les petites Antilles, au Brésil où, malgré l’introduction constante de nouveaux esclaves, le nombre total de la population de couleur diminuait constamment, se renouvellera peut-être aux États-Unis. En même temps les besoins des planteurs développeront la traite sur une échelle toujours plus étendue, et l’Afrique ne sera plus considérée par eux que comme un immense dépôt où il suffira de puiser pour combler les vides faits dans les rangs des esclaves américains. Ne voyons-nous pas les habitans de Maurice et de la Réunion s’occuper bien plus de faire venir de nouveaux travailleurs que d’utiliser ceux qu’ils ont déjà sous la main ? Et cependant ces créoles n’ont pas, comme les planteurs de l’Amérique, le malheur d’être les maîtres absolus des hommes qu’on leur amène de par-delà les mers.

Les faits que nous ayons cités prouvent combien sont difficiles à surmonter les obstacles qui s’opposent à la libération des esclaves d’Amérique ; mais, il faut l’avouer avec tristesse, ce qui fait la plus grande force des esclavagistes, ce n’est pas leur terrible solidarité, ni l’audace effrayante avec laquelle ils se jettent dans les hasards de la traité ; ce n’est pas la lâcheté ni l’ignorance de leurs nègres : c’est l’inconséquence de leurs ennemis du nord. On sait combien il est facile de se laisser abuser par les mots et d’accepter paresseusement des opinions toutes faites, même à l’endroit des choses les plus graves. C’est ainsi que dans le monde entier la plupart de ceux qui s’occupent plus ou moins vaguement de politique sont d’accord pour admettre que les abolitionistes n’ont d’autre vœu que l’émancipation des noirs, leur admission comme citoyens dans la grande communauté républicaine, la fraternité des races, la réconciliation universelle. Hélas ! il en est tout autrement, et la plupart des abolitionistes ne réclament l’extinction de l’esclavage que pour éviter aux blancs la concurrence du travail servile : c’est par haine, non par amour des noirs, qu’ils demandent l’affranchissement des déshérités, Certainement il est dans les rangs du parti républicain bien des hommes de dévouement et d’héroïsme qui voient des frères dans ces esclaves à peau noire, et ne craindraient pas de donner leur vie pour la cause de la liberté. Garrison, l’imprimeur indomptable, Dana, Gerritt Smith, bien d’autres encore se laissent abreuver d’outrages, et rien n’a pu dompter leur énergique amour de la race vaincue ; le publiciste Bayley, sachant qu’un mot de liberté prononcé devant les opprimés vaut mieux que de grands discours tenus à des hommes libres, installe ses presses dans le Kentucky en plein territoire ennemi, et pendant plusieurs années, aidé de ses nobles fils et de ses ouvriers, repousse les attaques des incendiaires et des assassins ; Sumner, indignement insulté et battu comme un esclave en plein sénat, devant les représentans de la république, retourne courageusement à son poste combattre ces ennemis qui, ne pouvant lui répondre, ont voulu le déshonorer ; Thomas Garrett, le quaker héroïque, procure pendant sa vie une retraite, des secours et la liberté à plus de deux mille esclaves fugitifs ; John Brown et ses compagnons luttent noblement et meurent plus noblement encore. Une femme aussi, Mme Beecher Stowe, a pu intéresser le monde entier à la cause du nègre opprimé ; elle a fait pleurer d’innombrables lecteurs, elle a du coup rangé parmi les abolitionistes toutes les femmes, tous les enfans, tous les cœurs accessibles à la pitié. Et que dire de tant d’autres héros aux noms inconnus, qui, au mépris des lois iniques de leur patrie, ont délivré des esclaves, les ont aidés dans leur fuite vers le Canada, les ont défendus au péril de leur vie, et, saisis par les planteurs, ont été pendus à une branche sans autre forme de procès ? Le nombre de ces hommes de cœur a, nous le croyons, beaucoup augmenté dans ces dernières années ; malheureusement il n’est pas encore assez considérable pour constituer un parti, et ceux qui entreprennent la croisade électorale contre l’esclavage, ceux qui nomment la majorité des représentans dans le congrès de Washington et tiennent aujourd’hui le sort de là république entre leurs mains, sont animés en général par des mobiles tout autres que le dévouement et la justice : ils ont en vue leurs intérêts matériels, et non le bonheur des nègres. Dans leurs philippiques contre les habitans du sud, les hommes du nord ne sont pas avares des mots de justice et de liberté ; mais on ne s’aperçoit point que, dans leurs propres états, ils s’efforcent d’élever les nègres à leur niveau. Des prédicateurs de la Nouvelle-Angleterre tonnent du haut de leurs chaires contre le péché de l’esclavage, des poètes marquent dans leurs vers brûlans les ignobles marchands d’esclaves, des comités de dames se réunissent pour lire des brochures abolitionistes, des ouvriers s’assemblent en tumulte pour arracher un esclave fugitif des mains de ses persécuteurs ; mais ces défenseurs si zélés pour la cause de leurs frères asservis dans les plantations lointaines ne se souviennent pas qu’ils ont près d’eux des frères noirs qu’ils pourraient aider et aimer : ils ne, peuvent chérir les nègres s’ils n’habitent au sud du 36e degré de latitude.

On l’a vu récemment, lors de la guerre du Kansas entre les planteurs du Missouri et les colons venus de New-York et du Massachusetts. Dans ce nouveau territoire, les hommes de liberté et les hommes d’autorité s’étaient donné rendez-vous en champ clos : l’avenir était aux prises avec le passé, la république démocratique avec la féodalité esclavagiste. Que n’espérait-on pas de cette lutte suprême entre les deux principes, de ce choc entre le bien et le mal ! Enfin les abolitionistes triomphans allaient travailler au bonheur de la race nègre si longtemps sacrifiée, ils allaient fonder un état où la liberté ne serait pas un vain mot, où la justice serait la même pour les hommes de toutes les races, où le soleil luirait également pour tous ! La fusion allait s’opérer entre les noirs et les blancs ; un refuge s’ouvrait à tous les fugitifs, la liberté conviait tous les esclaves à un banquet fraternel d’amour et de paix. C’était l’attente universelle, et les hommes de progrès tressaillaient d’aise en pensant à la victoire prochaine des abolitionistes de Lawrence et de Topeka. Qu’ont-ils fait cependant ? Au lieu de donner des armes aux nègres fugitifs et de leur dire : « Défendez-vous ! » ils ont commencé par expulser tous les hommes de couleur qui habitaient le territoire ; puis ils ont inscrit en tête de la constitution qu’ils votaient une défense formelle à tout nègre, qu’il fût esclave ou libre, de jamais mettre le pied sur leur territoire. Le blanc seul peut avoir une patrie : peu importe que le noir vive ou meure sur la terre d’esclavage ; mais que jamais il ne vienne souiller de sa présence une terre de liberté ! Il est vrai que cette décision des free-soilers du Kansas n’a pas été acceptée par John Brown, Montgomery et d’autres abolitionistes militans qui ont libéré un grand nombre de nègres missouriens et les ont expédiés vers le Canada ; mais elle n’en a pas moins été rendue. Telle a été aussi la décision du nouvel état de l’Orégon, celle de l’Illinois et de plusieurs autres états qui ne manquent jamais d’envoyer au congrès de chauds défenseurs de la liberté. L’Ohio, qui s’était toujours vanté de sa généreuse hospitalité envers les nègres libres, vient de décider, par l’organe de sa cour suprême, que les enfans de couleur ne pourront désormais être admis dans les écoles primaires fréquentées par les blancs. À peine l’état de New-York avait-il donné la grande majorité de ses voix à M. Lincoln dans l’élection présidentielle de 1860, qu’il votait en masse contre la concession du droit de suffrage aux nègres qui ne possédaient pas 150 dollars. Après avoir vu les injustices commises par les esclavagistes contre les nègres, il nous est sans doute réservé de voir celles que commettront les abolitionistes triomphans.

La raison avouée de cette exclusion des noirs est une prétendue incompatibilité entre les hommes des deux races ; mais la raison véritable est que les nègres, en offrant leurs bras dans le grand marché du travail, font une concurrence sérieuse aux blancs et déterminent une dépréciation dans le taux des salaires. Quatre millions. d’esclaves, mal logés, mal vêtus, mal nourris, produisent le tabac et d’autres denrées à meilleur marché que les agriculteurs du nord ne peuvent les fournir ; de même, si des millions de nègres libres étaient admis dans les états du nord, tous les ouvriers blancs devraient immédiatement se contenter pour leur travail d’une rémunération comparativement bien plus faible qu’aujourd’hui : c’en est assez pour que les nègres soient mis au ban de la république. Une seule et même raison, la haine de toute concurrence, rend ainsi les habitans du nord à la fois abolitionistes et négrophobes. Que de fois à Cincinnati et dans d’autres grandes villes des états libres les ouvriers blancs se sont mis en grève pour obliger les propriétaires des fabriques ou les entrepreneurs de constructions à renvoyer les nègres qu’ils faisaient travailler ! Il en est de même à Saint-Louis, la métropole des états mississipiens et peut-être la future capitale des États-Unis. Dans cette ville, le parti négrophobe ou soi-disant républicain l’emporte d’ordinaire dans les élections municipales ; mais, sous prétexte de donner la liberté aux noirs, la plupart des votans n’ont en vue que de les affamer et de les exterminer par la misère. Les planteurs du Missouri, qui, lors de la guerre du Kansas, se sont hâtés de vendre leurs nègres sur les marchés du sud, afin de se prémunir contre l’insurrection de ces esclaves ou l’invasion des bandes de John Brown, sont aussi devenus abolitionistes à leur manière depuis que leur fortune ne repose plus sur le travail servile. N’ayant plus d’esclaves, rien n’est plus naturel pour eux que de se faire les ennemis acharnés de ceux qui en possèdent. Il ne faut donc point s’étonner si beaucoup de nègres intelligens redoutent leurs prétendus libérateurs bien plus encore que leurs maîtres : pour ceux-ci, ils ne sont que hors la loi ; pour les hommes du nord, ils sont souvent hors l’humanité.

Aussi la vie du nègre libre dans les états du nord, toujours plus que difficile, est-elle souvent même intolérable. Tandis que la population de couleur, augmente dans les états à esclaves avec une rapidité sans égale, elle reste stationnaire ou ne s’accroît qu’avec une extrême lenteur dans la prétendue terre de liberté. Le recensement de l’état de New-York prouve que le nombre des hommes de couleur a diminué de 3,000 en cinq années, de 1850 à 1855, tandis que la population blanche s’élevait de 3 millions à 3,500,000. En même temps la population de couleur se dégradait et s’avilissait par les débauches, s’atrophiait par des maladies de toute espèce. Dans la ville de New-York, qui compte environ 10,000 personnes de couleur, la plupart des hommes de sang mêlé tiennent des cabarets de bas étage, ou bien se promènent sur les quais du port à la recherche de travaux serviles ; les femmes, nées et élevées dans les taudis les plus affreux, se livrent à une abjecte prostitution ; les enfans, rongés de scrofules et de vermine, sont dès leur naissance de vils parias condamnés, à l’infamie. Les noirs et les mulâtres qui exercent une profession régulière dans la grande cité forment au plus la sixième partie de la population de couleur ; ils sont presque tous bommes de peine. Les six médecins, les sept instituteurs et les treize pasteurs comptés parmi eux en 1850 exerçaient leur profession uniquement au service de leurs frères de couleur. Dans les autres grandes villes du nord, les Africains, sans être aussi malheureux qu’à New-York, sont en général très misérables. Et pourquoi les noirs des états libres sont-ils ainsi en proie au vice, à la misère et à la maladie, si ce n’est parce que toutes les carrières honorables leur sont fermées et les ateliers interdits ? Ils ne peuvent travailler à côté du blanc, monter dans la même voiture, manger à la même table[4], s’asseoir dans la même église pour adorer le même Dieu. Les ministres, qui, du haut de leurs chaires, invoquent le Seigneur en faveur des opprimés de toutes les nations, s’abstiennent, par délicatesse envers les blancs, de dire un seul mot des nègres. Ceux-ci ont des voitures, des églises et des écoles à part. À Boston, capitale de l’abolitionisme, il n’existe qu’une seule école noire, et les enfans de couleur doivent s’y rendre d’une distance de plusieurs kilomètres. Et cependant les gens de sang mêlé ont une telle ambition de se rapprocher des blancs qu’ils fréquentent assidûment les rares écoles ouvertes pour eux, et sont en moyenne plus instruits que les blancs des états du sud[5] ; mais, en dépit de leurs efforts, ils sont rejetés dans le déshonneur.

Si les états du nord étaient une terre de liberté, comme on se plaît à l’affirmer, on pourrait compter par centaines de mille les esclaves fugitifs. En été, lorsque l’Ohio n’est plus qu’un mince filet d’eau serpentant à travers les galets, tous les esclaves des propriétés de la Virginie et du Kentucky situées sur ses bords pourraient s’enfuir sans difficulté et gagner la terre promise. Ainsi, de proche en proche, le vide se ferait dans les plantations des frontières, et bientôt les planteurs ne pourraient empêcher la désertion qu’en maintenant des armées permanentes ; mais les bords de l’Ohio sont gardés par l’égoïsme et l’avidité des riverains bien mieux qu’ils ne le seraient par une armée ou par une muraille de fer. Les nègres n’osent franchir le fleuve, parce qu’au-delà ils s’attendent à ne voir que des ennemis. Quand même les autorités fédérales n’oseraient les poursuivre dans la crainte de se heurter contre le patriotisme chatouilleux des habitans de l’Ohio, les fugitifs ne sauraient éviter la misère et la faim. Ainsi le point d’appui le plus solide de l’esclavage est le mépris que la grande majorité des soi-disant abolitionistes du nord affichent eux-mêmes pour les nègres. Les planteurs peuvent justement affirmer que leurs esclaves sont mieux soignés, mieux nourris, moins soupçonnés, moins méprisés et matériellement plus heureux que ne le sont les pauvres nègres libres du nord ; ils peuvent déclarer sans crainte d’être contredits, que les propriétaires les plus cruels envers les esclaves, ceux qui exercent leurs prétendus droits de maîtres avec la plus grande rigueur, sont des spéculateurs venus des états yankees ; ils prouvent aussi que presque tous les négriers sont armés et équipés dans les ports de New-York et de la Nouvelle-Angleterre au vu et au su de tout le monde. Entre les planteurs et la majorité des membres du parti républicain, il n’existe donc pas de lutte de principes, mais seulement une lutte d’intérêts. C’est là ce qui fait la force des esclavagistes : comme le satyre de la fable, ils ne soufflent pas tour à tour le froid et le chaud de leurs lèvres perfides.

Un signe infaillible du mépris dans lequel les gens du nord tiennent la race nègre, c’est qu’on n’entend jamais parler de mariages entre jeunes gens de race différente ; l’avilissement dans lequel le mépris public a fait tomber les nègres libres est tel que l’amour lui-même ne peut jamais les relever jusqu’à la dignité d’hommes. Sous ce rapport, la littérature américaine, reflet de la nation qui l’a produite, exprime bien par son silence l’antipathie universelle pour la race déchue. Le roman abolitioniste n’a point encore eu la hardiesse, d’unir par les liens de l’amour et du mariage un nègre intelligent, généreux, tendre, éloquent, avec la blanche fille d’un patricien de la république : c’est qu’en effet un semblable mariage serait considéré comme abominable par la morale américaine. Toute femme qui contracterait une semblable union perdrait sa caste comme la fille du brahmine épousant un paria, et bien des années s’écouleront peut-être avant qu’on puisse en citer un seul exemple.


III.

Après avoir indiqué les obstacles qui s’opposent dans l’Amérique du Nord à la réconciliation de la race noire et de la race blanche, il est nécessaire de signaler les faits qui prouvent combien est instable l’équilibre d’une pareille situation et combien l’affranchissement des esclaves devient indispensable sous peine de déchéance et de ruine absolue pour les états du sud. Rien n’atteste mieux les funestes effets de l’esclavage que le contraste offert par les deux moitiés de la république américaine. Les états du sud semblent avoir tout ce qu’il faut pour distancer les états du nord dans la concurrence vers le progrès : terres d’une exubérante fertilité, ports excellens, baies intérieures, fleuves sans pareils, climat agréable, population intelligente. Les créoles sont en général grands, forts, adroits : l’instruction sérieuse et profonde est beaucoup plus rare chez eux que chez leurs compatriotes des états libres ; mais ils y suppléent par une grande présence d’esprit, un instinct divinatoire, Une remarquable abondance de paroles, de la clarté dans les discussions. La fréquentation des sociétés élégantes développe chez eux l’esprit, l’urbanité et d’autres qualités aimables ; l’habitude du commandement leur donne une démarche fière, un port de tête hautain, une manière de s’exprimer mâle et résolue. Comme les Spartiates qui montraient à leurs enfans les esclaves plongés dans l’ivresse, ils s’enorgueillissent en proportion du mépris qu’ils éprouvent pour leurs nègres avilis ; ils sont plus grands à leurs propres yeux de toute la distance qui les sépare des êtres qu’ils ont abrutis. Impatiens de contradiction et pointilleux sur les questions d’amour-propre, ils se laissent souvent emporter par la colère, et quand ils croient leur honneur en jeu, ils ne craignent pas d’en appeler au jugement de la carabine ou de l’épée ; de là ces scènes de duels, de violence et de meurtres, si fréquentes dans les états du sud. Moins intéressés que les Yankees, ils ont pour passion dominante, non l’amour du gain, mais l’ambition du pouvoir, des honneurs, ou bien de ces succès divers qui donnent une réputation dans les salons élégans. Ils se disent et peut-être sont-ils en réalité mieux doués que leurs voisins du nord pour les carrières de la diplomatie et de l’administration. Les présidens de la république ont été pour la plupart choisis parmi eux, et les hauts fonctionnaires nés dans le midi sont beaucoup plus nombreux que le rapport des populations ne pourrait le faire supposer ; grâce surtout à la solidarité de leurs intérêts et à leurs immenses richesses, ils se sont graduellement emparés de presque toutes les hautes positions de la république. Si les titres nobiliaires étaient rétablis aux États-Unis, nul doute que les hommes du sud n’en obtinssent la plus grande part. Eux-mêmes, les fils des misérables et des persécutés d’Europe, se disent patriciens et prétendent que leur caste remplace avec avantage l’aristocratie héréditaire de l’ancien continent. Leur richesse, leur influence, le degré de respect qu’on leur accorde n’augmentent-ils pas avec le nombre de leurs esclaves, des boucauts de sucre ou des balles de coton qu’ils expédient ? Ne doivent-ils pas en même temps à l’esclavage une grande prépondérance politique, puisque pour chaque nègre ils ont droit à trois cinquièmes de voix en sus de leur propre vote de citoyens ?

Avec toutes leurs excellentes qualités, leur intelligence, leur ambition, leurs privilèges politiques, leur esprit de corps, on pourrait croire que les créoles dépassent les Yankees en civilisation et réussissent mieux dans les carrières de l’industrie, des lettres ou des arts. Il n’en est rien cependant, et l’on peut s’étonner à bon droit du néant de cette société qui possède de si magnifiques élémens de progrès. C’est l’arbre immense, à la puissante écorce, mais intérieurement tout rongé par les vers. Malgré leur vaste territoire[6], malgré le grand nombre d’hommes intelligens qui les représentent, les états du sud reçoivent en toutes choses l’impulsion ; ils obéissent au contre-coup des mouvemens politiques, religieux et industriels du nord. Presque tous les écrivains, tous les artistes des États-Unis sont nés dans les provinces septentrionales ou du moins y viennent résider ; sur sept inventions ou perfectionnemens soumis au bureau des brevets, six sont dus à des industriels yankees.

Afin de prouver l’incontestable supériorité des états libres sur les états à esclaves, il ne sera pas inutile de donner ici quelques résultats statistiques, malheureusement déjà anciens, puisque le dernier recensement publié date de l’année 1850. En 1790, le nord avait une population de 1,968,455 habitais, et la population du sud était de 1,961,372 âmes ; l’égalité était donc presque complète. entre les deux sections de la république. En 1850, les états à esclaves, auxquels s’étaient ajoutés dans l’intervalle la Louisiane, la Floride et le Texas, avaient une population de 9,612,769 habitans, dont 6,184,477 libres, tandis que les états du nord, sans aucun accroissement de territoire, offraient déjà une population, de 13,434,922 hommes libres. La moyenne des habitans était au nord, de 9 par kilomètre carré ; au sud, elle était deux fois moindre. Les statistiques prouvent aussi que le travail soi-disant gratuit, des esclaves est au contraire plus cher, que celui des hommes libres, puisqu’à égalité de dépenses il produit beaucoup moins. Ainsi l’hectare de terre cultivée (improved) vaut dans le nord de trois à quatre fois plus que dans le sud ; bien que les états à esclaves possèdent un territoire essentiellement agricole, les terrains cultivés y représentent une valeur de 5 milliards 1/2 seulement, tandis que les cultures des états libres sont évaluées à 10 milliards. 700 millions. Pour les manufactures, l’écart est encore bien plus considérable : le capital industriel du sud d’élève à 500 millions à peine, tandis que celui du nord atteint environ 2 milliards 1/2. ; les manufactures du seul état de Massachusetts dépassent en importance celles de tous les états à esclaves réunis. De même aussi le tonnage des navires appartenant aux armateurs du Massachusetts est plus considérable que le tonnage de toute la flotte commerciale du sud ; l’état du Maine construit quatre fois plus de navires que tous les habitans riverains des côtes méridionales, et New-York à lui seul fait un commerce extérieur deux fois plus important que celui de tous les états à esclaves réunis ; quant au trafic intérieur, il est favorisé dans le nord par quatre fois plus de lignes ferrées que dans le sud. Supérieurs par le travail et tous les produits du travail, les Américains des pays libres sont également supérieurs par l’instruction : ainsi, en l’année 1850, les écoles du nord étaient fréquentées par 2,769,901 enfans, celles du sud par 581,861 élèves, cinq fois moins environ ; le nombre de ceux qui ne savaient pas lire était, au sud, d’un habitant sur 12 ; en-deçà de l’Ohio, elle était d’un sur 53. Le seul état de Massachusetts publiait presque autant de journaux et de livres que tous les états méridionaux réunis. D’ailleurs la supériorité du territoire de la liberté sur celui de l’esclavage est bien indiquée par la direction du courant d’émigration qui se porte d’Europe aux États-Unis. À peine quelques milliers d’hommes débarquent-ils chaque année à la Nouvelle-Orléans ; et le plus souvent, ils ne font que traverser cette ville pour remonter au nord vers Saint-Louis, Saint-Paul ou Chicago.

Quelle ne serait point encore cette infériorité des états à esclaves, si les planteurs n’avaient pas le monopole de la fibre végétale si essentielle à la prospérité industrielle et commerciale de l’Angleterre ! Mais ils n’ont pas fait un pacte avec la fortune, et tôt ou tard leur pays peut cesser d’être le seul grand marché producteur du coton. Cottonis king ! disent orgueilleusement les propriétaires d’esclaves, et tant que le coton nous appartiendra, nous dicterons nos conditions à nos acheteurs, nous serons les souverains commerciaux de l’Angleterre. Le coton, il est vrai, n’est pas le produit agricole le plus important du territoire si fertile de la, république : il vient après le maïs, le foin et le blé, que l’on cultive surtout dans les états du nord, il n’occupe environ que le dix-huitième des campagnes mises, en culture ; mais les planteurs américains n’en ont pas moins le monopole de ce produit, et ils gouvernent le marché du monde ; les quatre cinquièmes de leur récolte s’exportent en Europe, et les cinq septièmes environ en Angleterre[7]). Tous les autres pays producteurs de coton, les Indes orientales et occidentales, le Brésil, l’Égypte, les côtes de Guinée, fournissent aux industriels anglais à peine un cinquième de ce que leur expédient les seuls planteurs des États-Unis ; un douzième seulement provient des colonies anglaises. Qui ne voit pourtant sur quelles bases fragiles repose cette supériorité des producteurs américains ? Qu’une insurrection servile redoutée à bon droit vienne à éclater, et les champs restent incultes, la graine de coton laisse envoler son duvet à tous les vents, les mille grands navires qui transportaient la précieuse fibre restent inactifs dans les ports ; les fabriques anglaises, ruches immenses où bourdonnaient des cent mille ouvriers, sont en un instant désertes ; cinq millions d’êtres humains qui vivent directement ou indirectement de la fabrication du coton sont jetés en proie à la famine ; les banques se ferment comme les usines, les fortunes les mieux établies s’écroulent, le pain du pauvre et les millions du riche s’engouffrent en une même banqueroute. Dans le monde entier, le commerce et l’industrie s’arrêtent, et des années s’écoulent peut-être avant que les peuples n’aient repris leur équilibre.

Heureusement les Anglais connaissent le danger et mettent tout en œuvre pour le conjurer. C’est pour assurer à leur patrie de nouveaux marchés producteurs qu’ils travaillent avec une activité fébrile à la construction des chemins de fer de l’Hindoustan, que la Pleiad a remonté le Niger et la Tchadda, que Livingstone pénètre dans l’intérieur de l’Afrique. Il faut qu’une moitié de l’univers, les rayas de l’Inde, les colons de Queensland, les nègres encore barbares du Zambèze et du Shirwa, les sujets du roi de Dahomey, les fellahs d’Égypte, les Siciliens et les Napolitains, qui viennent à peine de secouer le joug, il faut que tous cultivent le précieux cotonnier ; sinon l’Angleterre est à la merci d’une insurrection d’esclaves, elle est chaque jour à la veille de sa ruine. Si les Anglais, avec leur indomptable énergie et leur merveilleux esprit de suite, atteignent le but qu’ils se proposent, s’ils réussissent à créer aux quatre coins du monde des marchés producteurs de coton, s’ils parviennent surtout à remplacer avantageusement le coton par quelques-unes de ces fibres textiles que produisent les Indes, alors ils suspendront à leur tour sur la tête des planteurs une menace de ruine et de désolation. Or, si les propriétaires d’esclaves en arrivent à ne plus vendre leurs produits, « si la-valeur du travail servile se réduit à néant, l’émancipation devient inévitable. » C’est un gouverneur de la Caroline du sud, M. Adams, qui s’exprime ainsi.

On a vu que toute insurrection spontanée de la part des esclaves est très improbable ; mais si quelque étincelle partie du Kansas devait allumer une guerre de frontières, les dangers des planteurs augmenteraient journellement. Les esclaves fugitifs, aujourd’hui traqués dans les forêts, les milliers de nègres libres exilés dans les états du nord pourraient se réunir, s’organiser en corps francs, et, suivant le plan de John Brown, se jeter dans les défilés des Alleghanys, ces chaînes parallèles qui traversent les états à esclaves du nord au sud sur une longueur de 3,000 kilomètres et par leur sextuple muraille partagent l’empire des planteurs en deux régions distinctes. Fortifiés dans ces citadelles de rochers, les nègres donneraient asile à tous les mécontens, recruteraient leur armée parmi ces deux cent mille affranchis que l’inflexible cruauté des législateurs du sud a condamnés à un nouvel esclavage, organiseraient leurs bandes d’invasion, et bientôt, grâce à la contagion de l’exemple, si facile à déterminer chez la race nègre, soulèveraient la plus grande partie de la population esclave. Quelques mois suffiraient pour changer les serviteurs doux et tranquilles en ennemis implacables ; les maîtres confians la veille, se réveilleraient au milieu des flammes de l’incendie, ils ne se trouveraient plus en présence d’esclaves, mais en face d’hommes libres, et des deux côtés la guerre deviendrait une guerre d’extermination. Et quand même l’insurrection ne se propagerait pas et se bornerait à des incursions sur les frontières, l’institution de l’esclavage n’en serait pas moins gravement compromise. Lorsque les campagnes sont ravagées par l’ennemi, lorsque les travaux paisibles des champs sont forcément interrompus, lorsque les fortunes périclitent ou changent de mains, les nègres, qui font eux-mêmes partie de la fortune immobilière et sont une simple dépendance du sol, perdent leur valeur, et le maître obéit à son intérêt, qui lui commande impérieusement de s’en débarrasser, afin de ne pas augmenter ses charges tout en augmentant les dangers de sa position. C’est pour cette raison que, pendant les guerres civiles de l’Amérique espagnole, presque tous les noirs ont été libérés. Quand la terre est en friche, l’esclave est libre. Les planteurs le savent ; ils savent que le moindre soulèvement les menace de ruine, ils n’oublient point que la tentative de John Brown, tentative qui n’a pas même réussi à provoquer une insurrection, a coûté près de 5 millions à l’état de la Virginie. Pour conjurer le danger, ils redoublent de sévérité, et par cela même s’exposent encore davantage ; leurs terreurs ne peuvent servir qu’à augmenter l’audace des esclaves. Ils tournent dans un cercle vicieux. La paix est absolument nécessaire à leur salut, et afin de conserver cette paix, ils sont obligés de prendre des mesures tellement violentes, que l’insurrection devient de jour en jour plus inévitable. Avec quel effroi ne doivent-ils pas envisager ce peuple d’esclaves qui multiplie si rapidement, qu’avant la fin du siècle il comptera peut-être vingt millions d’hommes !

Désormais tous les progrès que les états du sud pourront réaliser tourneront fatalement contre les esclavagistes. Ainsi le lancement des bateaux à vapeur sur tous les cours d’eau, la construction des chemins de fer et la suppression des distances, qui en est la conséquence inévitable, rendent les voyages toujours plus nécessaires au planteur ; malgré lui, il se voit souvent obligé d’emmener quelques esclaves et de mobiliser ainsi ces immeubles, qui devraient rester attachés au sol. En suivant son maître, le pauvre Africain voit de nouveaux pays ; son intelligence et sa curiosité s’éveillent, il peut rencontrer des esclaves mécontens, des nègres qui ont autrefois connu la liberté ; il entend, sans en avoir l’air, les discussions orageuses qui roulent sur la terrible question de l’esclavage, il recueille comme une perle précieuse un regard de commisération jeté sur lui par un voyageur européen. Aussi bien que la facilité sans cesse croissante des déplacemens, l’industrie commence à détacher çà et là les esclaves de la glèbe. On construit des fabriques dans les états du sud, le Kentucky, la Géorgie, le Tennessee. En outre, l’agriculture se rapproche de plus en plus de l’industrie, l’emploi des grandes machines agricoles se généralise, des usines considérables s’élèvent au milieu de toutes les principales plantations du sud. Dans le sillon, l’esclave n’est qu’une partie de la glèbe qu’il cultive ; en devenant ouvrier, mécanicien, il monte en grade, il se mobilise un peu. Fréquemment loué par son maître à un autre planteur ou à quelque industriel, il essaie de se retrouver lui-même dans ce changement de servitude, il élargit un peu le cercle de ses idées, et l’horizon s’étend devant ses yeux, Au champ, il ne voyait travailler autour de lui que ses compagnons d’esclavage, tandis que dans l’usine il se trouve forcément en contact avec des blancs qui travaillent comme lui, il établit plus facilement la comparaison entre ces hommes superbes et sa propre personne ; les vues ambitieuses, le désir de la liberté germent plus aisément dans son esprit. Quand il conduit la locomotive fumante et lui fait dévorer l’espace, il est impossible qu’il ne se sente pas fier de pouvoir dompter ce coursier farouche ; il n’est plus un bras, — une main (hand), comme disent les planteurs, — il est aussi une intelligence et peut se dire l’égal de tous ces blancs qu’emporte le convoi roulant derrière lui. Ainsi les propriétaires d’esclaves font preuve d’inintelligence politique quand ils s’applaudissent de voir des chemins de fer se tracer, des fabriques s’élever dans leurs états : ils ne comprennent pas que l’industrie, en mobilisant et en massant les travailleurs, les rend beaucoup plus dangereux qu’ils ne l’étaient épars dans les campagnes. Les progrès envahissans du commerce, menacent également les planteurs en arrachant à la glèbe un grand nombre d’esclaves. Afin de prévenir ce danger, il est interdit à tout blanc d’employer en qualité de commis un nègre ou une personne de couleur esclave ou libre ; mais cette défense est sans cesse violée par les intéressés : le commerce et l’industrie ne peuvent être arrêtes par les lois, ils marchent sans cesse, irrésistibles, inexorables, apportant avec eux l’émancipation des hommes.

Les nègres aussi apprennent chaque jour davantage : c’est là le fait le plus fécond en résultats importans. Par leur cohabitation forcée avec des hommes plus intelligens qu’eux, ils apprennent, ils étudient, ils se préparent à une forme de civilisation supérieure ; il se peut même qu’au point de vue moral le spectacle d’un peuple libre contre-balance chez eux les effets délétères de la servitude. Malgré les lois sévères qui défendent d’enseigner la lecture à un esclave, le nombre de ceux qui savent lire augmente incessamment. Ici c’est un nègre intelligent qui, ayant trouvé le moyen d’apprendre à lire dans une ville du nord, enseigne ce qu’il sait à tous ses compagnons de travail. Ailleurs c’est une jeune créole, qui, dans ses momens d’ennui, se donne innocemment le plaisir de montrer l’alphabet à sa domestique favorite, de même qu’elle fait répéter de jolies petites phrases à son perroquet. Ailleurs encore c’est un maître, imbu de principes d’humanité supérieurs à ceux de ses voisins, qui veut s’attacher fortement ses esclaves en les élevant à la dignité d’hommes, et viole ouvertement la loi en leur donnant une véritable instruction. Ainsi l’évêque Polk, propriétaire de plusieurs centaines d’esclaves groupés sur une des plus magnifiques plantations de la Louisiane, a fait enseigner la lecture à tous ses nègres, au grand scandale de tous ses confrères, planteurs expérimentés.

J’ai vu dans une des plantations du sud un type remarquable de ces nègres qui ont su acquérir une grande influence sur leurs compagnons, et, le jour d’une révolte, seraient certainement proclamés rois par la foule des esclaves. Pompée avait des formes athlétiques, et sans peine il soulevait l’enclume de sa forge ; mais il était d’une douceur à toute épreuve, et comme un lion conduit en laisse, obéissait sans hésitation à tous les ordres de sa femme. Il avait pourtant conscience de sa force physique et de sa valeur morale, mais il n’en abusait jamais, et, se contentant, de donner des conseils à ses camarades, il ne les dirigeait que par la persuasion. La nécessité de ruser avec ses maîtres pour se garantir des coups de fouet lui avait donné une figure pateline et des paroles mielleuses lorsqu’il se trouvait en présence d’un blanc ; mais avec les siens il devenait lui-même et reprenait sa physionomie franche,et ouverte. Homme d’une grande intelligence et d’une merveilleuse force de volonté, il avait appris à lire tout seul en étudiant la forme des lettres gravées par l’économe sur les boucauts de sucre et en épelant les noms peints sur les tambours des bateaux à vapeur qui descendent et remontent le Mississipi. Devenu assez habile pour lire couramment, il avait pu se procurer une bible par l’intermédiaire d’un colporteur, et il passait une partie de ses nuits à donner des leçons de lecture aux autres nègres et à leur tenir des discours révolutionnaires appuyés sur l’autorité du texte redoutable. Surpris deux fois et deux fois fustigé, il avait vu sa bible disparaître dans les flammes, brûlée par la main du maître ; mais il avait su s’en procurer une autre, et son œuvre de propagande n’avait rien perdu de son activité. Pompée étant un de ces nègres rares qui savent un grand nombre de métiers et travaillent également bien dans les champs, dans un atelier ou dans une usine, le maître n’avait pas eu le courage de s’en défaire, mais il ne perdait jamais une occasion de l’humilier aux yeux des autres nègres. L’esclave recevait tous les châtimens avec un visage impassible, et si quelque pensée de vengeance s’agitait dans son cœur, il savait bien la cacher à tous les yeux. Ce sont des nègres comme Pompée qui disent à leurs compagnons d’esclavage de se tourner vers le nord, d’où viendra la liberté. Malgré la bonne garde qu’on fait autour d’eux, ils apprennent, on ne sait comment, tous les détails de la lutte qui existe entre le nord et le sud ; ils connaissent le nom de John Ossawatomie Brown, et répètent à leurs enfans qu’avant de monter à l’échafaud, le héros se pencha sur le nourrisson d’une esclave pour lui donner son dernier baiser.

Parmi les dangers qui menacent l’institution de l’esclavage, il en est qui viennent des planteurs eux-mêmes, et ce ne sont pas les moins redoutables. Le rétablissement de la traite crée des intérêts tout à fait différens aux propriétaires de la Virginie, du Maryland, du Kentucky, et à ceux des états méridionaux. De là une cause grave de dissentimens et la principale raison de la scission opérée entre les deux grands partis esclavagistes : les démocrates modérés et les mangeurs de feu (fire-eaters). Les planteurs de la Louisiane, de la Géorgie, de la Floride, exigent le rétablissement officiel de la traite, qui leur donnera des nègres à 200 ou même à 150 dollars par tête. Les Virginiens au contraire voudraient continuer à vendre leur marchandise humaine à un prix dix fois plus élevé. Si la traite recommence sur une grande échelle, ils sont obligés de vendre leurs nègres à perte ; ils ne peuvent plus soutenir la concurrence commerciale ni avec les états libres ni avec les états à esclaves, et l’aristocratie virginienne est forcée de laisser le champ libre aux abolitionistes. En prévision de la baisse inévitable du prix des nègres, l’exportation humaine du Missouri, du Kentucky, de la Virginie et des autres états éleveurs fait diminuer sans cesse la population noire au profit de la population blanche, et tend de plus en plus à transformer ces pays en états libres. Déjà plusieurs cantons virginiens, limitrophes de la Pensylvanie et de l’Ohio, tels que l’important district de Wheeling, ne possèdent plus un seul nègre. Lors des récentes élections, le parti républicain fut sur le point de l’emporter dans l’état à esclaves du Delaware.

S’ils perdent ainsi un terrain considérable du côté du nord, les planteurs peuvent-ils du moins espérer l’extension de leur domaine vers l’ouest et vers le sud ? Une des nécessités vitales de l’esclavage est d’accroître son empire ; les propriétaires de nègres ne peuvent jouir en paix de leur autorité qu’à la condition de faire participer à leurs vues un nombre d’hommes toujours plus considérable. Pendant plusieurs années, tout leur a souri : ils ont annexé le Texas, le Nouveau-Mexique ; ils ont fait voter la loi sur l’extradition des nègres fugitifs ; ils ont, en violation du compromis, engagé la lutte du Kansas. Là s’est arrêté leur triomphe. Par trois fois ils ont fait attaquer l’île de Cuba, qui leur semble devoir être plus sûre dans leurs mains que dans celles de l’Espagne ; mais leurs attaques ont misérablement échoué, et les maîtres espagnols, menacés dans leur indépendance nationale et dans leurs propriétés, seront peut-être obligés de se faire abolitionistes à leur tour. Les esclavagistes font aussi menacer les Antilles libres par leurs journaux, et déclarent qu’à la première guerre ils donneront aux noirs de ces îles à choisir entre l’esclavage et la mort[8] ; mais la république d’Haïti, qui depuis plus d’un demi-siècle préparait le pénible enfantement de sa liberté, entre maintenant dans une ère de progrès, et forme avec les autres Antilles libres un double rempart d’îles et d’îlots opposant une barrière infranchissable à la propagation de l’esclavage américain. Bien souvent aussi les propriétaires d’esclaves ont réclamé l’annexion du Mexique et de l’Amérique centrale, pu trente millions de nègres au moins pourraient travailler au profit de maîtres blancs. En annexant ces contrées, les esclavagistes y ramèneraient à la fois la paix et la servitude, comme ils l’ont fait dans le Texas ; ils formeraient un vaste empire qui leur donnerait la clé de deux continens et la suprématie sur deux mers ; du haut de leur citadelle de l’Anahuac, ils pourraient longtemps braver toutes les attaques de la liberté. Malheureusement pour eux, le flibustier Walker n’a point réussi dans son entreprise de conquête, souvent réitérée, et, malgré leurs dissensions intestines, les huit millions de Mexicains se refusent unanimement à l’introduction des esclaves. En outre les puissans états libres de la Californie et de l’Orégon, fondés sur les rivages du Pacifique, rétrécissent encore le cercle de feu autour du territoire de l’esclavage.

Ce serait une erreur de croire que les adversaires des planteurs habitent seulement les états du nord, les Antilles et l’Amérique espagnole ; les ennemis les plus redoutables de l'institution domestique résident dans les états à esclaves ; à côté même des plantations, et leur silence contenu les rend d’autant plus dangereux. Les quatre millions d’esclaves de la république appartiennent à trois cent cinquante mille propriétaires environ[9], c’est-à-dire à une infime minorité des habitans du sud ; et ce nombre reste stationnaire ou même tend à diminuer, tandis que la population noire et celle des petits habitans augmentent chaque année dans une très forte proportion. La valeur des esclaves de prix s’élève tellement que les riches seuls peuvent en faire l’acquisition ; les propriétaires moins favorisés achètent quelques travailleurs de rebut, et les produits qu’ils obtiennent se ressentent nécessairement de leur pauvreté, car les cultures industrielles de l’Amérique demandent, comme nos fabriques, d’Europe, un nombre considérable de bras. Après une lutte ruineuse, les petits cultivateurs sont donc obligés de vendre esclaves et champs et de se ranger parmi les prolétaires. Tandis que dans le nord les propriétés se multiplient à l’infini comme en France, les vastes domaines du sud tendent à s’agrandir de plus en plus, et les petits habitans sont obligés les uns après les autres de reculer devant les riches planteurs, suivis de leurs troupeaux de noirs. L’institution de l’esclavage produit aux États-Unis les mêmes résultats sociaux que le ; majorât en Angleterre ; A peine la culture a-t-elle eu le temps de conquérir le sol des terres vierges que déjà les petites fermes sont absorbées par les grandes propriétés féodales. Dans la plupart des comtés agricoles, la population blanche diminue constamment, pendant que la population noire augmente, et l’on cite un propriétaire possédant à lui seul un peuple de huit mille esclaves. La remarque si vraie de Pline, latifundia perdidere Italiani, menace de s’appliquer un jour parfaitement aux états du sud.

Dépouillés de la terre, les petits habitans tombent dans une situation déplorable. Ils sont libres, ils sont citoyens, ils peuvent être nommés à toutes les fonctions publiques, ils ont le droit inaliénable de molester les nègres libres, mais ils sont pauvres et comme tels méprisés. Aucune expression ne saurait rendre le superbe dédain avec lequel les créoles louisianais parlent des Cadiens, pauvres blancs ainsi nommés parce qu’ils descendent des Acadiens exilés dont Longfellow a conté la touchante histoire dans son poème d’Evangeline. D’autres, auxquels on donne à tort le même nom, sont les petits-fils des esclaves blancs, pour la plupart d’origine allemande, qu’on vendait autrefois sur les marchés du sud. Les Cadiens habitent des cabanes assez misérables ; ils n’osent pas travailler la terre, de peur de se ravaler au niveau des nègres, et par un amour-propre mal placé, mais bien naturel dans un pays d’esclavage, ils cherchent à prouver la pureté de leur origine par la paresse la plus sordide. Cependant ils n’échappent pas au mépris des nègres eux-mêmes, qui voient la pauvreté de ces blancs avec une satisfaction contenue. Ainsi condamnés à l’oisiveté, par leur dignité de race, placés entre le mépris des grands propriétaires et celui des esclaves, ces petits habitans ont l’âme rongée par l’envie et nourrissent contre les planteurs une haine implacable, à demi cachée sous les formes d’une obséquieuse politesse. Plusieurs même ne craignent pas d’exprimer hautement leurs vœux en faveur d’une insurrection d’esclaves, et ceux d’entre eux qui émigrent dans les états du nord deviennent les ennemis les plus acharnés de l’esclavage, non par amour des noirs, mais par haine des maîtres ; c’est même en partie à l’opposition de ces plébéiens que l’état du Missouri doit le fort parti abolitioniste qui balance, dans la législature le pouvoir des planteurs patriciens. Les riches propriétaires du sud n’ignorent point qu’ils ont tout à craindre de cette plèbe envieuse qui voit passer avec dépit leurs fastueux équipages ; mais les institutions républicaines des états et la crainte d’une insurrection immédiate les empêchent de prendre des mesures pour éviter le danger. Quoi qu’ils fassent, ils ne sauraient trop redouter l’avenir, car, dans les états du sud, six millions de blancs, loin d’avoir aucun intérêt à maintenir l’esclavage, ont leur politique toute tracée dans le sens contraire : sous peine de devenir esclaves eux-mêmes, il faut qu’ils résistent aux empiétemens des trois cent cinquante mille propriétaires féodaux, ou bien qu’ils abandonnent leur patrie. N’osant résister, nombre d’entre eux préfèrent s’exiler. Le recensement de 1850 a montré que 609,371 hommes du sud étaient venus s’établir dans le nord, tandis que seulement 206,638 personnes nées dans les états libres avaient émigré vers le sud ; eu égard à la différence des populations respectives, c’est dire que la terre d’esclavage repousse hors de son sein six fois plus de blancs qu’elle n’en attire. Les planteurs font le vide autour d’eux, tandis que la liberté entraîne dans son tourbillon tous les hommes de travail et d’intelligence.

On se demande avec anxiété si la scission depuis si longtemps annoncée par les états à esclaves et faite en partie par la Caroline du sud deviendra définitive, ou bien si tout se bornera de la part des esclavagistes à de vaines rodomontades. Nous doutons fort qu’une scission politique sérieuse puisse avoir lieu, car les états du sud, auxquels ne s’allieraient en aucun cas les républiques du centre, le Kentucky, le Maryland, la Virginie, sont trop faibles et trop pauvres pour se passer de leurs voisins du nord. Quand même ils sauraient improviser un budget, une armée disciplinée, une flotte commerciale, une marine de guerre, sauraient-ils se donner l’industrie qui leur manque ? sauraient-ils se créer les innombrables ressources qu’ils doivent aujourd’hui à l’esprit ingénieux des Yankees ? sauraient-ils même se nourrir sans les farines, le maïs, la viande que leur expédient les villes du nord ? Une scission politique et commerciale absolue, celle que les Caroliniens du sud font semblant de proclamer, serait immédiatement suivie d’une effroyable famine.

Mais que la séparation entre les deux groupes d’états soit ou ne soit pas officiellement proclamée dans un avenir plus ou moins rapproché, on peut dire que la scission existe déjà. Les deux fractions ennemies n’ont plus rien de commun, si ce n’est le souvenir des guerres glorieuses de l’indépendance, les noms immortels de Washington et de Jefferson, les grandes fêtes nationales et l’orgueilleuse satisfaction de porter le nom d’Américains. L’opposition des intérêts les sépare, les défis se croisent sans cesse au-dessus des eaux de l’Ohio et du Missouri ; des bandes armées par chaque parti, ont fait du Kansas un champ de bataille ; le sang coule dans les plantations du Texas ; cent mille hommes de couleur, chassés de leur patrie, prennent le chemin de l’exil ; des boucaniers organisent la chasse au nègre ou même au blanc, et plus d’une fois des enfans de race anglo-saxonne ont été vendus sur les marchés du sud ; les faits de meurtre, de vol, de rapine, se succèdent sans interruption, et l’esprit public est toujours tenu en haleine par quelque horrible aventure. Telle est la paix qui règne entre les habitans du nord et ceux du sud. Les législatures elles-mêmes, peu soucieuses de leur dignité, s’envoient défis sur défis. Le gouverneur de la Géorgie propose de considérer comme nulles les dettes que des Géorgiens pourraient contracter envers des citoyens d’un état libre où des abolitionistes se seraient rendus coupables d’une abduction d’esclave. La législature de la Louisiane vote ironiquement la déportation, dans l’état abolitioniste du Massachusetts, de tous les nègres convaincus de meurtre. Pendant le procès de John Brown, de nombreux esclavagistes, — parmi lesquels une femme, — réclament la faveur de servir de bourreau, et divers états du sud se disputent à l’envi le privilège de fournir le chanvre qui pendra l’abolitioniste vaincu ; la Caroline du sud remporte le prix et s’en fait gloire. En Virginie, une convention s’assemble pour délibérer sur le genre de vengeance qu’il s’agit d’exercer contre les états républicains. Les gouverneurs de l’Ohio et de la Virginie, MM. Chase et Wise, menacent de se déclarer la guerre pour leur propre compte. Dans le sud, les employés de la poste, obéissant à la circulaire du directeur-général Holt, refusent d’expédier et brûlent même les exemplaires des ouvrages abolitionistes qu’ils reçoivent. Des assemblées de planteurs réclament tumultueusement l’expulsion de tous les étrangers, quelles que soient leur origine et leurs occupations, la cessation totale du commerce avec les états du nord, la rupture sociale absolue avec ces compatriotes ennemis. Un des principaux journaux de la Virginie offre 25 dollars par tête de membre abolitioniste du congrès et 50,000 dollars pour celle du sénateur Seward ; des assemblées publiques, des comités de vigilance des Carolines, de la Louisiane, du Mississipi, mettent également à prix les têtes de leurs ennemis les plus redoutés ; un gouverneur même, M. Lumpkin, de la Géorgie, offre 5,000 dollars pour un certain Garrison, éditeur du journal the Liberator. Dernièrement à Richmond, la foule essaie de saisir le correspondant du journal la Tribune jusque dans le cortège du prince de Galles. Bien plus, le principal organe de la Virginie, le Richmond Enquirer, au risque d’être signalé comme ouvertement coupable de haute trahison envers la patrie, propose une alliance offensive et défensive avec la France contre les états du nord ; il ne doute pas qu’en échange de la liberté absolue du commerce, la France ne consente à prêter sa flotte et ses armées pour le maintien de l’esclavage ! De leur côté, le Massachusetts et neuf autres états libres votent solennellement des lois qui abrogent celle du congrès sur l’extradition des esclaves fugitifs, et punissent de deux à quinze ans de prison et de 1,000 à 5,000 dollars d’amende tout officier fédéral coupable d’avoir fait exécuter la loi de la république. Le congrès lui-même est un champ clos où les partis ne s’occupent que de la question qui les divise, écartent toute discussion qui n’a pas rapport à ce redoutable fait de l’esclavage, laissent en souffrance les services publics, et parfois même n’ont pas le temps de voter le budget fédéral. Dans le sénat, un membre de ce corps auguste frappe un abolitioniste à coups de bâton et le renverse aux applaudissemens sauvages de ses amis, puis il donne fièrement sa démission et revient siéger triomphalement, réélu par acclamation. La scission, même avouée, pourrait-elle être plus complète, et la Caroline du sud avait-elle besoin de déchirer le drapeau fédéral ?

Tout semble donc annoncer que la crise dont nous venons de montrer la gravité approche de son dénoûment. Espérons que la réconciliation s’opérera par des moyens pacifiques. Déjà dans les républiques hispano-américaines l’union s’est accomplie entre les trois races ; le blanc, le rouge, le noir, et les innombrables métis issus de leurs croisemens sont frères et concitoyens ; les indigènes jadis maudits et les conquérans qui s’étaient arrogé la spéciale bénédiction du ciel se sont réconciliés, et ne forment plus qu’un peuple turbulent, comme le sont tous les peuples jeunes, mais plein d’avenir et d’espérances. Et cependant ces sociétés latines ont, comme la société anglo-américaine, inauguré leur vie politique par l’extermination des peaux-rouges et la mise en servitude des noirs d’Afrique. N’est-il pas légitime d’espérer que les états du sud finiront par suivre ce noble exemple ?

Une fois vaincu, l’esclavage laissera le champ libre à l’esprit intrépide et victorieux qui a rendu les républiques de la Nouvelle-Angleterre si justement chères aux amis de la civilisation. Alors l’arbre de liberté portera ses fruits, et le monde verra ce que peut réaliser dans les sciences, les arts et l’économie sociale une république vraiment démocratique lancée dans la voie des améliorations de toute espèce avec cette fougue qui distingue le génie américain. Il serait difficile déjà de trouver dans aucune autre partie de la terre des sociétés moralement supérieures à. celles du Vermont, du Massachusetts, du Rhode-Island, du New-Hampshire. La majorité des hommes qui les composent ont la conscience de leur liberté et de leur dignité ; l’instruction est générale, l’esprit d’invention est surexcité au plus haut degré, l’amour des arts se développe, toute œuvre recommandable est soutenue avec une générosité sans exemple ; le progrès en toutes choses est devenu le but général. Et ce que la liberté a produit dans ce coin de la terre, elle le produira, nous n’en doutons pas, dans la vaste république anglo-saxonne, lorsque le crime de l’esclavage sera expié, et que le noir, enfin délivré de ses chaînes, pourra presser dans sa main la main de son ancien maître.


ELISEEE RECLUS.

  1. Voyez Bancroft, History of the United States, vol. II, pages 99-106.
  2. Il est vrai que, pour mieux conquérir le respect des Américains, les Indiens se sont faits, eux aussi, propriétaires, d’esclaves. Les Cherokees, établis à l’ouest de l’Arkansas, possèdent plus de deux mille nègres.
  3. Voyez Dahomey and the Dahomans, by Frederick E, Forbes, London 1851.
  4. On attribue en général au souvenir d’affronts de cette espèce le refus opposé par Kamehameha IV à la ratification du traité de cession des îles Sandwich qu’avait conclu son père. Voyageant dans la république américaine en sa qualité de prince royal, on lui défendit en plusieurs villes de s’asseoir à la même table que les citoyens de l’Union.
  5. D’après le recensement de 1850, sur une population de 196,016 personnes de couleur habitant le nord, 22,043, plus d’un neuvième, fréquentaient les écoles. Pour les blancs du sud, la proportion est de moins d’un dixième. Dans le Massachusetts, la population de couleur envoie aux écoles un sixième de son effectif : c’est dire que les nègres libres de cet état n’ont rien à envier à la Prusse sous le rapport de l’instruction élémentaire.
  6. La superficie des états à esclaves est de 2,184,399 kilomètres carrés, tandis que les états libres, y compris la Californie, ont une surface de 1,586,602 kilomètres carrés, les trois quarts seulement de celle des états du sud.
  7. L’Amérique expédie en moyenne chaque année au royaume-uni deux millions de balles de coton pesant 560 millions de kilogrammes et représentant une valeur de 750 millions de francs. Ces deux millions de balles de coton sont transformés par quinze cent mille ouvriers en marchandises d’une valeur de 4 milliards de francs.
  8. New-Orleans Daily Delta.
  9. En 1850, le nombre des propriétaires d’esclaves s’élevait à 347,000 ; mais la plupart ne possédaient que deux ou trois nègres. Les grands planteurs, ceux qui ont un camp ou hameau peuplé d’esclaves, à côté de leurs demeures, étaient au nombre de 91,000 seulement.