De l’art du comédien/2
Le talent de l’artiste, de celui surtout qui doit payer de sa personne, comme le comédien ou le virtuose, est un composé de deux élémens : le sentiment et le savoir-faire, l’intelligence qui conçoit, et le mécanisme qui traduit. Or, la dextérité plus ou moins grande de l’exécutant, le genre d’expression dont il a contracté l’habitude, réagissent inévitablement sur sa manière de sentir. Essayons de nous rendre compte des études qui forment le comédien, et sans lesquelles les organisations les plus riches n’atteindront jamais un parfait développement. Il nous sera démontré que, si le sentiment de l’idéal s’est affaibli sur notre scène, si la confusion des styles déshonore trop souvent l’exécution de nos chefs-d’œuvre, c’est moins par inintelligence, que par impuissance physique d’atteindre un certain ordre d’effets recherchés avant tous les autres dans notre ancienne école.
Lorsque Garrick vint en France, en 1763, il y eut entre nos artistes et le représentant de Shakspeare une émulation de courtoisie, bien digne des deux peuples qui, vingt ans plus tôt, s’étaient mitraillés à Fontenoy avec une politesse si parfaite. Les salons littéraires et le foyer de la Comédie-Française, qui était alors le plus littéraire de tous les salons, devinrent autant d’académies dramatiques, où l’on agita mille problèmes, relatifs à l’art de l’acteur. Toutes les discussions sur le mérite relatif des écoles rivales, auraient pu se résumer, je le présume, par ce mot de Garrick, que Diderot nous a conservé : « Celui qui sait rendre parfaitement Shakspeare ne sait pas le premier mot d’une scène de Racine, et réciproquement. »
Pour vérifier l’assertion de l’acteur anglais, il suffit d’examiner une même situation dramatique en se plaçant successivement aux deux points de vue offerts à l’artiste. Représentons-nous sur la scène un jeune homme à son premier amour, étonné autant que ravi du trouble qu’il éprouve auprès de celle qu’il aime ; interprète d’un poète shakespearien, l’acteur ne s’analysera pas lui-même dans la verbeuse déclaration de ses sentimens. Ce sera, pour ainsi dire, contre sa volonté, par un cri venu du cœur que son cœur parlera ; si le mot suprême est accueilli sans colère, si un regard ardent et pudique lui promet le bonheur, il restera un instant immobile et sans voix, comme s’il redoutait une illusion, et puis soudainement son ame se répandra en soupirs, en phrases rapides ou inachevées ; une agitation fébrile disséminera son geste. Dans ce tableau, la nature aura été prise sur le fait. Que l’amant, au contraire, se nomme Hippolyte, et que la femme adorée soit Aricie ; qu’au lieu de peindre le premier désordre des sens par le désordre passionné du langage, le poète ait essayé de traduire l’émotion de l’amour naissant par un couplet poétique d’une suave mélodie, l’acteur devra chercher je ne sais quel souffle printanier dans sa voix, je ne sais quel enivrement de tendresse dans toute sa personne. La première manière sera faite pour donner au spectateur la sensation de l’amour ; la seconde en éveillera le sentiment. Pour réussir dans l’une ou dans l’autre, il faut au comédien un égal génie, une souplesse d’organes, une puissance d’observation également grandes ; mais on a compris, suivant le mot de Garrick, que les moyens d’exécution ne sont pas les mêmes, et que le style idéal exige un apprentissage de mécanisme beaucoup plus laborieux que la simple reproduction de la réalité.
Le premier et le dernier mot de cet art qui offre un reflet fidèle de la nature, se trouvent exprimés dans cette phrase d’un critique anglais : « Pour rendre avec justesse l’action théâtrale, il faut agir exactement comme aurait fait celui qu’on représente dans les circonstances où l’acteur est placé par le poète[2]. » Il n’y a pas de voie tracée devant ceux qui marchent dans cette direction : on ne peut que leur indiquer certains écueils. Bien difficilement ils concilieront la belle tenue, le parler séduisant, avec la prétention de transporter sur la scène l’exacte réalité. « Il y a une raison générale du défaut de noblesse dans notre théâtre, dit l’auteur que je viens de citer : les comédiens sont les copistes de la nature, qui, malheureusement, en fait de noblesse, nous offre peu d’originaux. » Il était beau de voir, dans Othello, ce Barry que craignait Garrick, rougir sous la teinte noire qui déguisait son visage, et, vrai lion du désert, lion blessé et furieux, bondir chaque fois qu’il ressentait les pointes de la douleur. « Il semblait, dit la tradition, s’élever de terre, à chaque mot qu’il prononçait. » De tels effets nous paraissent admirables, parce que nous les savons appliqués à un caractère exceptionnel. Malheureusement, on fut forcé de transporter ces mêmes effets dans la plupart des rôles, et d’abuser, comme dans nos mélodrames, de l’exagération de l’énergie, parce que la nature copiée exactement, ne peut être intéressante que dans les instans où la passion se manifeste. Une agitation désordonnée devint le moyen vulgaire d’animer ce drame qui admettait si difficilement la simplicité noble et sympathique. Je parle d’après la même autorité. « À tous propos jouer des bras, des jambes, et battre tous les recoins de la scène, est un art anglais. S’il plaisait à nos acteurs de prêter plus d’attention à leurs voisins, ils se corrigeraient. » Les grands acteurs de l’Angleterre n’ont échappé à cette fatalité de leur système qu’en se rapprochant du style consacré en France, en s’élevant à l’idéalisation dans toutes les parties de leur répertoire qui le permettaient. Ainsi s’expliquent les changemens et les mutilations que le XVIIIe siècle osa infliger à Shakspeare, afin d’obtenir une plus grande unité de tons, en atténuant la crudité trop réelle de certains détails. Nous pouvons voir présentement chez nous-mêmes les acteurs qui ont établi leur réputation dans le drame convulsif, reculer devant les mêmes écueils et manifester des velléités de retour vers l’ancien répertoire.
Veut-on constater les résultats du naturalisme poussé jusqu’à ses dernières limites ? qu’on observe nos scènes secondaires, où la reproduction minutieuse de la réalité semble la mesure du mérite. Je pourrais signaler plusieurs acteurs de vaudeville qui sont dans certains rôles d’une exactitude frappante. Ils excellent, hélas ! à rabaisser jusqu’au trivial des compositions déjà trop communes ; ils se donnent beaucoup de peine pour exprimer la pensée comme on le fait de la vie ordinaire quand on ne s’y observe pas, c’est-à-dire par un mélange de remuemens confus et de sons inarticulés. C’est de la nature, entendons-nous dire ; oui, la nature du daguerréotype, sans idée, sans couleur, sans perspective. Il ne faut pas croire que tous ceux qui font preuve de mérite dans ce genre ingrat produisent sur le public une impression proportionnée à leurs efforts. Lorsqu’ils arrivent à la popularité, c’est qu’ils ont assez de crédit pour obtenir qu’on fasse des rôles pour eux, qu’on les encadre dans des pièces exceptionnelles dont tout l’effet aboutisse à leur personne. Les succès qu’un seul artiste s’assure ainsi coûtent cher à bien d’autres. C’est le moyen de ruiner l’inspiration littéraire chez les écrivains, de décourager les jeunes acteurs qui se voient sacrifiés, d’affaiblir les directions théâtrales en les mettant à la merci d’une seule volonté.
Occupons-nous donc exclusivement des acteurs qui, voués à notre grand répertoire, ont à traduire poétiquement les réalités de la vie. À ceux-ci, le vague instinct de l’imitation ne suffit plus. La première de leurs qualités est peut-être l’indomptable vouloir, l’énergie du travail, tant est rude la tâche qu’ils entreprennent. Je ne veux pas dire que le travail peut suppléer le naturel ; c’est une hérésie que je laisse aux pédans. L’art théâtral, à quelque degré qu’on s’y place, exige une aptitude innée, une vocation. Celui-là ne deviendra pas acteur, qui, en entendant une voix mélodieuse, un accent venu du cœur, ne s’essaie pas intérieurement à les reproduire. Il n’est pas né pour la scène celui qui, en observant dans le monde l’allure d’un beau cavalier, ou une pose caractéristique dans un tableau, dans une statue, ne sent pas son corps s’assouplir par un mouvement involontaire et se dessiner d’après ces modèles. Mais, comme il n’est pas de nature, si distinguée qu’elle soit, qui n’ait contracté des habitudes mauvaises dans les hasards de la vie commune, je ne conçois pas qu’un talent solide se forme et se conserve sans un exercice persévérant. On me citera, je le sais, ceux qu’on appelle dans les coulisses des comédiens d’instinct. On assurera, d’après le rédacteur des Mémoires de mademoiselle Dumesnil, que « Préville, le plus achevé des comiques, n’a jamais analysé ni décomposé un rôle. » Cette assertion est démentie par un fait puisque Préville a laissé en manuscrit un plan et des notes pour un cours d’études dramatiques. Il faut d’ailleurs s’entendre sur les mots : l’apprentissage de la scène n’exige pas impérieusement le labeur du cabinet. Il y a des artistes heureusement doués et tellement dominés par leur art, que l’observation morale et la reproduction mimique passent chez eux à l’état d’habitude. Ils font poser tous ceux qu’ils rencontrent, et sont eux-mêmes toujours en scène : ceux-là travaillent sans s’en douter, et de la meilleure manière peut-être. Tel a dû être Préville, qui, sorti d’une bonne famille, et suffisamment instruit, fut jeté par un coup de tête dans les folles aventures, et, tour à tour maçon, colporteur, clerc de notaire et comédien ambulant, s’est rompu pour le théâtre par une assez rude pratique de la vie.
S’il était nécessaire de démontrer l’efficacité du travail pour les acteurs, il suffirait de rappeler que les plus grands d’entre eux ont eu à vaincre des défauts naturels. La touchante Lecouvreur se présentait avec un organe sourd pour succéder à Mlle Duclos, dont le débit était sonore jusqu’à l’excès. L’habile tragédienne trouva de si pathétiques accens, qu’on adora sa voix étouffée, parce qu’on la croyait voilée par les larmes. Que d’art ne fallut-il pas à Clairon, la superbe reine, pour faire oublier sa petite taille, et ce joli minois de grisette qui l’avait désignée pour l’emploi des soubrettes ! La belle ame de Lekain avait une enveloppe épaisse dont le premier aspect était ignoble. Il fit des prodiges d’énergie pendant ses débuts de dix-sept mois, qui ne furent qu’une longue tempête. À peine accepté, le succès, où tant d’artistes s’endorment, développa en lui une exaltation croissante. À l’exemple des grands peintres, ou plutôt grand peintre lui-même, il se transforma jusqu’à trois fois en changeant de manières. D’abord, pour trancher avec l’irréprochable majesté du beau Dufresne, il lâcha la bride à l’inspiration, et fascina le public par une véhémence indomptée. Il ne tarda pas à s’apercevoir, comme a dit Talma, que « de toutes les monotonies, celle de la force est la plus insupportable. » En plein succès, il se condamna lui-même ; il éteignit sa fougue et enchaîna sa passion. Aux yeux de la foule, l’artiste paraissait faiblir ; il méditait, il essayait. Un jour vient où le volcan en travail se rallume. Pendant les cinq ou six dernières années de sa vie, Lekain est tellement sûr de lui-même, qu’il ne craint plus les écarts de l’inspiration. « Plus de cris, dit Talma avec l’accent d’un enthousiasme sincère, plus d’efforts de poumons, plus de ces pleurs vulgaires qui amoindrissent et dégradent le personnage. Sa voix, à la fois brisée et sonore, avait acquis je ne sais quels accens, quelles vibrations qui allaient retentir dans les ames : les larmes dont il la trempait étaient héroïques et pénétrantes. » L’acteur le plus éblouissant par sa prestesse de bon goût et par ses graces enchanteresses, Molé, repoussé d’abord par le public de Paris, qui le trouvait froid, alla jouer quatre ans en province, et en revint avec un entrain irrésistible, peut-être même un peu exagéré, au jugement des fins connaisseurs. Parmi les comédiens célèbres, ceux qui ne se sont pas développés par un travail opiniâtre ne forment véritablement qu’une exception.
Les qualités nécessaires à l’acteur pour s’élever jusqu’à la peinture idéale, le dessin du geste et le coloris du langage, sont de celles que la nature ne peut pas donner complètement, si libérale qu’elle soit : il faut donc s’en assurer la pleine possession par un continuel exercice. En présentant quelques observations à ce sujet, je ne serai que l’écho des maîtres de la scène. Je me suis laissé aller au plaisir d’interroger leur expérience, en épuisant les divers moyens d’information que fournissent la tradition écrite et les souvenirs des amateurs.
Pour débiter ce dialogue qui, sous prétexte de naturel, reproduit platement le langage de la vie commune, le parler ordinaire suffit. Qu’un acteur de vaudeville ou de mélodrame corrige les vices les plus choquans de sa prononciation, qu’il donne à son organe le volume convenable, et tout est fait pour lui. Interprète des grands écrivains, appelé à faire valoir cet épanouissement de la pensée, cette splendeur d’expression, ces rhythmes variés, cette chose indéfinissable qu’on appelle le style, le comédien artiste n’y parviendrait jamais sans une voix sonore, liante, bien posée, et susceptible de plusieurs nuances.
Il est un mot que Talma n’aimait pas, et qu’il regrettait de voir employé pour désigner l’art dont il était la gloire : c’est le mot déclamation. Notre langue ne possède pourtant pas d’autre terme pour spécifier ce caractère particulier que prend nécessairement la voix quand elle doit rendre le langage soutenu de la poésie ou de l’éloquence. Le son articulé, formé par un certain travail de la bouche, produit la parole ; le son modulé par le larynx donne ces vibrations harmoniques qui constituent le chant. La déclamation proprement dite semble résulter du double mécanisme de la parole et du chant. Comme pour répondre à cette musique intérieure qui résonne chez le poète, elle parle aux sens en même temps qu’à la pensée : c’est là qu’est son charme et sa puissance.
L’hygiène de l’organe vocal était fort compliquée chez les anciens ; on le conçoit, puisque chez eux la voix, principal instrument de la publicité, accomplissait beaucoup de fonctions dont la presse, la grande voix des temps modernes, l’a destituée en partie. On serait tenté de croire que l’industrie des phonasques n’était qu’un charlatanisme impudent, à en juger par les indications qui nous restent. Une vingtaine de plantes, auxquelles on attribuait la vertu d’éclaircir la voix, étaient, suivant Pline et Perse, employées en cataplasmes ou en gargarismes. Au dire de Suétone, Néron se soumettait à des ordonnances que M. Purgon n’eût pas désavouées. Les chanteurs se condamnaient à un régime des plus sévères, et ne se nourrissaient que de légumes lorsqu’ils devaient se faire entendre : d’où leur était venu le sobriquet de fabarii, mangeurs de fèves. Les études de vocalise, décrites par Cicéron, consistaient, comme dans nos écoles, à poser, soutenir, fortifier, nuancer le son dans tous les tons de l’échelle musicale. Les acteurs s’y exerçaient chez eux chaque matin, et quelquefois même au théâtre, dans l’intervalle, d’une scène à l’autre. Je me suis demandé d’abord pourquoi les anciens recommandaient à l’élève de se coucher sur le dos pendant le travail de la voix : c’est peut-être parce que, dans cette position, on obtient mieux ce relâchement musculaire, cet amortissement de tous les organes qui facilitent les vibrations sonores. Au surplus, la vocalise des anciens différait de la nôtre en ce qu’elle devait avoir pour but d’augmenter le volume de la voix, plutôt que sa qualité. Dans nos salles fermées et construites généralement dans les meilleures conditions de l’acoustique, ce n’est pas avec la plus forte voix qu’on est le mieux entendu. Le public ne se gêne pas avec celui qui crie. Un acteur qui tient bien la scène et soigne son articulation semble d’autant mieux commander le silence qu’il parle plus bas : on retient son souffle pour ne pas perdre l’émotion attachée à chaque syllabe qu’il prononce.
Bien peu de personnes se font une idée du travail que s’imposaient nos anciens acteurs pour assurer la portée de leur organe, pour perfectionner le mécanisme de chaque lettre, pour parvenir à nuancer leur débit, en obtenant des sons plus ou moins éclatans, des sons intentionnels, comme on disait dans la langue du métier. C’est en travaillant avec Dumarsais, le plus profond de nos grammairiens, que Mlle Lecouvreur acquit la pureté enchanteresse de son articulation. Je citerai un mot du vieux Sarrazin, le prédécesseur de Brizard, parce qu’il peint bien la féroce émulation qui régnait alors : « Viens étudier chez moi, disait-il à un débutant inquiet de la faiblesse de sa voix, et avant peu je te ferai cracher le sang. » Je ne crains pas d’avancer que l’art du tragédien, largement conçu, exige un apprentissage vocal aussi pénible que celui du chanteur. Mme veuve Talma va plus loin, dans un livre estimable qu’elle a écrit sur les Études théâtrales : elle recommande des exercices dont les musciciens conçoivent à peine la possibilité. Je transcris le passage (page 40) : « Que faut-il faire pour rendre l’organe flexible ? L’exercer sans y manquer un seul jour, en parcourant tous les tons, impératifs, plaintifs, douloureux, etc.… Il faut, avant tout, parvenir à satisfaire sa propre oreille. Elle doit être assez difficile pour apprécier un ton, un demi-ton, un quart de ton, un demi-quart de ton, et enfin des valeurs qui paraissent idéales aux personnes peu exercées, mais qui sont, pour la diction, de la plus grande importance. Il faut savoir élever ou abaisser sa voix dans toutes les gradations imaginables. » De pareilles études sont si pénibles qu’elles effraient l’imagination ; mais on en tirait anciennement un grand avantage. C’était la facilité de tout peindre par le caractère de la voix, qui permettait à nos anciens acteurs d’économiser le geste. Ils pouvaient arriver ainsi à une simplicité d’action souvent admirable. L’auteur à qui j’ai emprunté quelques détails sur les comédiens anglais, avoue que ses compatriotes étaient surpris de voir nos artistes traduire les plus hardis mouvemens de l’ame sans efforts apparens. « Leur principal acteur, dit-il sans le nommer, semble avoir moins d’action qu’aucun des nôtres Il demeure tranquille sur la même ligne, les bras posés gracieusement. Sans remuer un doigt, il emplit la scène de feu et de variété ; il déploie dans cette posture presque immobile tous les changemens de passion qui peuvent étonner, attendrir un cœur sensible. Sans remonter si haut dans la tradition, rappelons-nous que l’auteur des excellens principes que je viens de transcrire, Mme Talma, a renouvelé, par son organe enchanteur, les émotions produites par Mlle Gaussin, la sirène du XVIIIe siècle : c’est Mme Talma qui a inspiré cette expression, restée dans le vocabulaire des théâtres, avoir des larmes dans la voix.
Le mauvais parler provenant presque toujours d’un vice d’habitude, d’une manière défectueuse d’émettre le son ou d’articuler les mots, il est bien rare que le mécanisme vocal ne puisse pas être réformé. Découvrir le vice, prescrire les exercices qui le peuvent corriger, c’est de la part d’un maître une affaire d’inspiration autant que d’expérience. C’est encore Lekain qu’il faut nommer pour citer un miracle opéré dans ce genre : sa voix, lourde et rebelle à ses débuts, acquit une sonorité si riche en nuances, si expressive, qu’elle remuait, assure-t-on, jusqu’à des étrangers incapables de comprendre les paroles. Molé établit à ce sujet un principe qu’il n’est pas inutile de rappeler : c’est que Lekain, en améliorant sa voix, évita d’altérer les tons qui lui étaient naturels, tandis que trop souvent les acteurs qui ont cherché à se faire une voix dramatique en ont faussé le timbre en sortant violemment de leurs habitudes. « Sans le médium de la voix, ajoute Molé, point de vérité, point d’illusion, point de talent de premier ordre. Ce serait un peintre qui couvrirait son dessin de couleurs toutes fausses, qu’un acteur qui couvrirait son parler d’une voix factice. » Avis aux jeunes tragédiens qui se tourmentent pour sombrer leur voix ; avis aux débutantes de la comédie qui, souvent aujourd’hui, falsifient leur parler en cherchant la voix souriante de Mlle Mars.
Le goût régnant dans la vocalise musicale exerce une influence remarquable sur la déclamation au théâtre, et même sur les habitudes du langage dans la société. Sous Louis XIII, on blâmait dans le chant une ornementation de mauvais goût mise à la mode par des artistes venus d’Italie. Le ton du dialogue alors, à la scène comme à la ville, était cette affectation, cette préciosité dont Molière a fait justice. Lulli ayant créé ce beau style musical qui, sans sacrifier la saveur mélodique, tire ses principaux effets de la pureté et de la justesse de l’expression, les maîtres s’appliquèrent aussitôt à développer dans ce sens le mécanisme vocal de leurs élèves. Le fameux Lambert, sans renoncer aux agrémens du genre italien dont il abusait au point d’irriter son gendre Lulli, donna bientôt l’exemple de l’ampleur et de la précision du style. L’articulation exacte, le ton fin et galant, la vérité expressive, l’accord du sentiment mélodique et de la grammaire, tels sont les principaux points d’études recommandés par Bacilly, vieux maître de chant qui a laissé sur son art un livre estimable. Sous ces influences, on commence dans le monde à se piquer de belle prononciation, et sur la scène, on introduit ce système dramatique dont la principale séduction est la mélodie du langage. Au XVIIIe siècle, on ruine le principe en l’exagérant. Pour le public comme pour les artistes, l’idéal du chant est une déclamation plus fortement accentuée que le simple parler. On ralentit tous les mouvemens, même pour les opéras de Lulli, et les airs semblent se transformer en récitatifs. Au lieu de placer la passion dans la vocalise comme les Italiens, on la traduit par la sincérité de l’accent. Nos chanteurs en renom, Chassé, Jéliotte, Mlle Fel, Sophie Arnould, phrasent alors merveilleusement, et passent pour très habiles dans l’art de peindre le sentiment par les nuances de la voix. Ce règne de la déclamation lyrique coïncide avec la période où les tragédiens atteignent la grandeur idéale, où le monde des salons s’applique avec le plus de succès à relever les graces de l’esprit par la magie d’une énonciation parfaite. Dans l’éblouissement du succès, on pousse le système de la déclamation lyrique jusqu’au point où le ridicule commence. Un jour vient où chacun s’aperçoit que nos chanteurs d’opéra, pleins d’intelligence dramatique, très beaux à voir en scène, n’ont qu’un léger défaut, celui de ne plus chanter. Alors a lieu une révolution légitime au point de vue de l’art musical : la mélodie rhythmée, les grands airs, détrônent le récitatif. Une autre direction est donnée à l’étude de la vocalise. Persuadés à tort, j’aime à le croire, que la prétention d’articuler exactement est inconciliable avec la sonorité et la souplesse du chant, et exagérant quelques bons principes des écoles d’Italie, presque tous les maîtres développent la voix de manière à en augmenter seulement la puissance sonore et l’agilité. L’art du chanteur se réduit peu à peu au secret d’enlever bravement la difficulté. Les effets qui résultaient d’une articulation exacte et sentie sont presque généralement négligés, et il devient aussi rare de rencontrer un maître de chant initié à la prosodie de notre langue que de trouver un compositeur respectant le sens et le timbre des paroles dans la distribution de ses accens mélodiques.
C’est sous l’influence de cette éducation musicale que la génération présente s’est accoutumée à la négligence, à l’incorrection du parler, à cet affreux grassaiement qui est devenu chez nous une infirmité contagieuse. Si notre société ne s’effraie pas de ce mal, c’est qu’elle n’en a plus même la conscience. Dans un excellent manuel de pédagogie, un inspecteur de l’Académie de Paris, M. Taillefer, a constaté que la prononciation est détestable aujourd’hui dans toutes les classes ouvertes à l’enfance. Remercions-le des énergiques paroles qu’il a trouvées pour reprocher aux maîtres leur inexcusable insouciance à cet égard : « Ce vice de l’instruction publique, a-t-il dit, est poussé à un tel degré dans nos colléges et dans nos écoles, que, si les usages et les relations de la vie commune ne venaient pas rompre les habitudes prises par les enfans dans les premières années, bientôt ils n’articuleraient plus qu’un jargon barbare et inintelligible. » Il est une remarque que chacun doit avoir faite dans notre théâtre : c’est que les acteurs s’y font d’autant mieux entendre, qu’ils sont plus avancés en âge !
Nous avons eu, en ces derniers temps, des acteurs de vive intelligence et de généreuse ambition. Pourquoi sont-ils restés inférieurs à leurs devanciers ? C’est, je crois, parce qu’ils ont négligé d’acquérir par l’étude un instrument vocal assez riche pour trouver leurs effets principaux dans les nuances du langage. L’acteur qui n’a pas un organe assez souple, assez nourri pour peindre le degré de son émotion par le caractère du son qu’il émet, est obligé de presser son débit pour le passionner, de crier pour ne pas paraître froid. Lorsqu’il a le malheur d’être applaudi, fier de lui-même, il se démène, il crie de plus en plus fort, jusqu’au jour où les applaudisseurs eux-mêmes le déclarent pitoyable. Ce sont ceux dont le mécanisme vocal est insuffisant qui affirment, en s’appuyant sur les souvenirs laissés par nos plus grands tragédiens, que la poésie dramatique doit être parlée. Il est de la plus grande importance aujourd’hui d’établir la signification véritable de cet axiome. Baron, Lecouvreur, Talma, parlaient, si l’on veut, la tragédie, en ce sens qu’ils conservaient le ton vrai, le mouvement du parlage instinctif, mais ces accens de la nature, ils les épuraient, ils les agrandissaient, ils les trempaient de musique et de poésie. Ils parlaient, en ce sens qu’au lieu de l’ennuyeux ronflement des comédiens écoliers qui écrasent le son pour faire de la force, ils recherchaient une émission de voix facile et franche. Pour éviter cette insupportable psalmodie qui scande les vers en marquant la césure et en appuyant sur chaque rime, ils ponctuaient, non plus, selon les procédés de la poétique, mais suivant la logique des passions humaines et le jeu naturel des organes. Leur art était un de ceux que la critique est inhabile à définir, et qui consistait dans une certaine manière de fondre les vers sans en altérer la sublime essence, sans en faire, comme on l’a dit, de la prose. Talma ne retrouva ce secret qu’à force de tâtonnemens. Pendant quelque temps, vers le commencement du siècle, il parla réellement[3] la tragédie. Il ne résulta de cet essai qu’un débit heurté, haché, qui cessa d’être la langue des muses sans devenir pour cela plus naturel. Averti par son propre goût autant que par les avis des bons juges, il se modifia, et tout en conservant son horreur instinctive pour le mot déclamer, il se rapprocha de cette manière de dire qui a toujours été la grande, la vraie déclamation tragique. Sans accuser la fin du vers par une modulation banale, sans la marquer par une pose, il en articulait la dernière syllabe, de telle sorte que la rime conservait toute sa vertu. Quant au caractère de sa voix, s’il lui avait conservé la sécheresse de la conversation réelle, s’il ne lui avait pas communiqué une certaine puissance de vibration empruntée discrètement à la voix chantante, si ses intonations, bien que puisées dans la nature, n’avaient pas eu quelque chose d’une vague et fugitive mélodie, aurait-il osé dire, ainsi qu’il avait coutume dans la maturité de son talent : Je suis musicien, avant d’être acteur et poète ?
Chose remarquable ! le travail de l’acteur dans la composition de son débit ressemble par beaucoup de points au travail du musicien-compositeur. On donne à l’un et à l’autre des paroles mortes sur le papier, et ils doivent les ranimer en traçant un dessin mélodique, en enchaînant des rhythmes divers, en distribuant des repos, des éclats, des silences. Il est difficile de trouver l’accent vrai dans les mouvemens passionnés, bien plus difficile encore de trouver une accentuation intéressante dans les choses de détail. Il y a dans les longs récits, et surtout dans ceux des pièces en vers de notre ancien répertoire, des superfluités, des chevilles, du remplissage poétique. Prêter une intention, une portée dramatique à des passages faibles ou nuls, c’est encore un secret que ne se laissent pas dérober les acteurs de génie. Les uns glissent sur les longueurs avec une négligence spirituelle qui les atténue, les autres fascinent leur auditoire en suppléant par un jeu expressif à l’insignifiance des paroles. Quant aux sujets vulgaires, on peut leur appliquer avec une variante le mot de Figaro : ce qu’ils ne savent pas dire, ils le chantent, en retombant malgré eux dans la mélopée monotone qui a déconsidéré notre vers alexandrin.
Une autre difficulté, insurmontable pour celui qui n’est pas parfaitement sûr de son mécanisme vocal, est d’approprier sa diction au style de chaque poète. Tout écrivain dramatique de quelque valeur a une manière de phraser, des mouvemens, des accens qui lui sont propres, nuances indéfinissables que l’exécutant doit sentir et faire valoir. Si la mode est toute-puissante en musique, c’est que les musiciens, les plus paresseux de tous les artistes, s’en tiennent toujours au style du maître en faveur, sans prendre la peine d’approprier leur mécanisme aux compositions antérieures qui ont eu aussi leurs jours de gloire. Rendus avec des habitude qui en faussent le caractère, ces ouvrages des vieux maîtres ne peuvent plus soutenir la comparaison avec les productions récentes, de sorte que les exécutans et les auditeurs proclament toujours avec une entière bonne foi que leur époque a dit le dernier mot de l’art musical. Les acteurs voués au drame ou à la comédie ne peuvent pas rester dans une semblable illusion. Ils ont à faire des efforts sérieux pour mettre en relief les trésors-variés de leur répertoire. Mlle Clairon, dont le débit était imposant et soutenu, redoutait Corneille. Elle avait besoin, pour se mettre au niveau de ce fier génie, d’emprunter des artifices à l’art musical ? « Il est si grand ou si familier, disait-elle, que sans l’extrême sûreté des intonations, on court risque de paraître gigantesque ou trivial. » Le vers de Racine, dont on doit ménager la saveur poétique, exige une mélopée grave et insinuante, toujours imprégnée, comme il le recommandait lui-même de « cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. » Avec Voltaire, la véhémence est presque toujours préférable à la correction. Il y a, chez Casimir Delavigne, un mélange de vulgarité systématique et de pompe racinienne, dont la transition est périlleuse. La difficulté a été surmontée par les acteurs de notre temps, et notamment par MM. Joanny et Ligier. Je ne sais si M. Hugo, si prodigue d’éloges pour les artistes qui ont été ses interprètes, confirme, in petto, les témoignages de satisfaction qu’il laisse tomber officiellement du haut de son trône poétique. Il me semble qu’en général il aurait doublement à se plaindre : on n’a pas toujours mis en relief ses qualités ; on n’a pas assez masqué ses défauts. Il eût été possible, j’imagine, de justifier ses élans lyriques par un ton plus grandiose, et ses ingénieux caprices par le charme d’un épanouissement plus naturel. Le rhythme tourmenté et bizarre, qu’il recherche en haine du vieil alexandrin, n’a pas toujours eu sur la scène l’entrain dont il est susceptible. En somme, les comédiens comme les chanteurs de notre temps, ont à se plaindre, je crois, de rencontrer rarement des ouvrages bien écrits pour les voix. Les jeunes écrivains qui ont fait preuve d’imagination et de style dans le roman échouent souvent au théâtre, parce qu’ils y transportent leur période à symétrie et à métaphores, tandis qu’il faudrait à l’acteur des phrases courtes, sonores, sobres d’images et d’un tour naturel sans vulgarité.
Après ce genre d’expression vocale que j’ai essayé de caractériser, le drame idéalisé se distingue du drame prétendu réel par un genre d’expression mimique, large, puissante, harmonieuse, vraie sans doute, mais de cette vérité intelligente qui explique la nature plutôt qu’elle ne la copie. C’est ce qu’on définissait dans l’école par cette locution : avoir du style dans le geste. Obligé d’éclairer ma pensée par quelques réflexions générales, je crois devoir rassurer mon lecteur en promettant de ne pas m’aventurer jusqu’aux régions nébuleuses de l’esthétique.
Le geste (je comprends, sous ce mot, le marcher, le maintien, l’action corporelle, le jeu de la physionomie, et je pourrais ajouter l’exclamation inarticulée), le geste est le langage de l’instinct : c’est le moyen d’expression le plus énergique et le plus sincère. La parole est l’analyse de l’idée ou du sentiment et cette analyse peut être inintelligente ou menteuse. Le geste ne saurait mentir complètement : celui qui parviendrait à fausser son masque trahirait l’imposture aux yeux d’un observateur exercé, par une inflexion en sens contraire de quelque partie de son corps. On sait fort bien dans le monde éminent que le geste est plus franc que la parole, et c’est dans la crainte de découvrir sa pensée qu’on y évite de gesticuler. Dans la vie commune, on ne se comprend le plus souvent que parce que la pantomime corrige et complète le décousu du colloque. Il n’est pas d’attitude, pas de remuement, qui ne corresponde à une sensation physique ou à un certain état de l’ame, et chaque évolution corporelle peut devenir un coup de pinceau dans la peinture d’un caractère. Je trouve la confirmation de ce principe dans une remarque de M. Saint-Marc Girardin aussi judicieuse que finement énoncée : « Dans la statuaire grecque, dit-il, l’expression, loin d’être concentrée sur le visage, comme dans la statuaire moderne, est répandue sur tout le corps, et la nudité est pour les sculpteurs grecs, non pas une habitude empruntée au climat, puisque les Grecs étaient vêtus, mais une ressource de l’art pour mieux exprimer les idées et les sentimens des personnages. »
Il y a contestation entre les professeurs de déclamation pour savoir si le geste doit être pour l’élève l’objet d’une étude théorique, d’un exercice spécial. La gesticulation dramatique chez les anciens, nous l’avons remarqué précédemment, constituait, sous le nom d’orchestique, un art très compliqué. Néanmoins, les critiques semblaient protester contre cet art spécial, en affirmant que toute sensation physique, tout mouvement de l’ame amène nécessairement son geste et qu’ainsi il est inutile de s’en occuper isolément : ipsa secum gestus naturaliter fundit oratio, a dit Cicéron. Cette opinion est aujourd’hui celle de presque toutes les écoles dramatiques, et si mes informations sont exactes, les élèves de notre conservatoire ne recevraient d’autres observations, quant au geste, que celles qui sont provoquées incidemment par l’étude des rôles qu’on leur fait apprendre. Ce n’est pas assez faire, selon moi. Je conviens que toute émotion sincère se traduit forcément par une gesticulation instinctive ; mais en est-il de même chez l’auteur, interprète d’un sentiment factice ? Non sans doute, ses gestes, s’il manque d’étude et d’exercice, seront empruntés et menteurs, comme la passion dont il fait spectacle. J’ai pu observer que les élèves, à leurs premiers essais, éprouvent une difficulté extrême à exécuter les mouvemens les plus insignifians : soit timidité, soit gaucherie, ils tiennent leurs bras collés au corps et ne font qu’un bloc de toute leur personne, comme les statues informes de l’enfance de l’art. Rompent-ils le charme qui les pétrifie, c’est pour se jeter dans une gesticulation désordonnée plus désagréable encore. Il est, je le sais, des professeurs particuliers qui tombent dans un inconvénient contraire, en enseignant à leurs élèves une nomenclature méthodique des gestes qui peut suffire, assurent-ils, à la composition de tous les rôles. Entre ceux qui attendent tout de l’inspiration et ceux qui ont le tort de la proscrire, il y a, je crois, une mesure à garder. Le professeur intelligent doit, par la théorie, initier l’élève à la philosophie du langage mimique ; il doit, par une pratique spéciale, assouplir le mécanisme corporel ; mais il importe de faire sentir à l’élève que ces exercices ne sont, pour le geste, que ce qu’est la vocalise pour le développement de la voix, et qu’il faut oublier cette gymnastique en entrant en scène, de même que l’orateur oublie la grammaire en montant à la tribune.
Si la gesticulation est vraiment une sorte de langage, les exercices qui tendent à la régler ne doivent pas être prescrits au hasard. Les études des modernes sur ce sujet sont bien pauvres, comparées à celles des anciens. Appelé à la direction d’une école dramatique, Préville jeta sur le papier quelques notes qui nous sont parvenues. L’Allemand Engel, qui fut, vers le commencement du siècle, directeur du théâtre de Berlin, a écrit, d’après Lessing, des Idées sur le geste, invoquées assez souvent à défaut d’autorités plus respectables. Des Études sur les passions appliquées aux beaux-arts, publiées il y a dix ans par M. Delestre[4], pourraient être aussi utiles aux comédiens qu’aux peintres. M. Delsarte aîné, très habile professeur de déclamation lyrique, a recueilli de son côté beaucoup de remarques de la plus ingénieuse pénétration, qui trouveront un jour leur place dans le cadre d’un grand ouvrage. Tous ces observateurs ont constaté, avec une lucidité plus ou moins grande, ce fait primordial, que les gestes venant de l’ame, de l’intelligence ou de la sensation corporelle, changent de caractère selon leur origine Mais la classification de Préville n’est pas celle de Engel. Pour simplifier ces notions, mieux vaut ramener les gestes humains à deux espèces, les uns, qu’on peut appeler passionnels, parce qu’ils expriment instinctivement, invariablement un mouvement de l’ame ou une sensation physique, les autres qui sont descriptifs[5] ou intellectuels, parce qu’ils traduisent d’une manière pittoresque ce que l’intelligence a conçu.
Le geste passionnel précède la parole, ou du moins l’accompagne, lorsque la parole elle-même est instinctive comme dans l’exclamation. Le geste descriptif vient au contraire après la parole, pour l’expliquer, pour la compléter. Ce principe fondamental dans l’art de l’acteur a besoin, je le sens, d’être éclairci par un exemple. La passion, je suppose, s’éveille en moi à l’aspect d’une femme que j’aime ; c’est le sentiment qui entre en jeu, et qui s’exprime d’abord par une pantomime instinctive. Mon œil s’enflamme, une aspiration ardente gonfle ma poitrine, toute ma personne s’élance vers l’objet aimé ; mes bras ouverts décrivent un mouvement moelleux et doux comme une caresse ; ces mots m’échappent : Qu’elle est belle ! Dans ce premier cas, vous le voyez, la parole est venue confirmer à mon insu ce que vous avait déjà dit mon geste passionnel. Ai-je vu au contraire une femme dont la beauté me frappe, mais qui néanmoins me laisse indifférent, ce n’est plus mon ame qui sent, c’est mon esprit qui remarque, qui analyse. Je m’écrie au premier coup d’œil : Qu’elle est belle ! Et ensuite mon geste, calme et indifférent, achève ma pensée, en décrivant les lignes qui caractérisent les belles formes. Dans ce second exemple, mon geste descriptif, dessinant, illustrant une simple conception de mon esprit, est venu après ma parole pour lui servir de commentaire.
La confusion des deux sortes de gestes est souvent ce qui fatigue dans le jeu des acteurs médiocres. Si les pantomimes nous paraissent assez souvent ridicules, c’est qu’à défaut de dialogue on y exprime presque toujours la passion par un jeu descriptif qui n’est pas dans la nature. Bien que disposé à recevoir avec une soumission respectueuse, en fait d’art, les traditions favorables aux anciens, j’incline à croire que leurs pantomimes si vantées n’étaient pas moins défectueuses que les nôtres, qu’ils y abusaient du geste descriptif, et que même ils avaient, parmi leurs moyens d’expression, certains signes conventionnels avec lesquels on se familiarisait à la longue, par la fréquentation des spectacles. On sait que Cicéron et Roscius s’étudiaient à exprimer éloquemment certaines pensées, l’un par la parole, l’autre par son jeu muet. À plusieurs reprises, l’orateur changeait les mots en conservant toujours l’idée, et aussitôt, dit Macrobe, le comédien parvenait à traduire exactement cette même idée par des gestes différens. Évidemment, ces gestes que Roscius différenciait ainsi n’étaient pas ceux de la passion.
Les gestes descriptifs ne peuvent pas devenir un sujet d’exercices parce qu’ils sont capricieux et accidentels. Les gestes instinctifs de la passion, qui se reproduisent constamment sous l’influence des mêmes causes, sont les seuls qu’un artiste doit observer et reproduire. Cette étude n’est autre que celle de l’ame humaine dans ses manifestations extérieures. M. Delestre, rectifiant une théorie émise par les derniers éditeurs de Lavater, expose que les gestes qui traduisent la passion correspondent aux trois états divers qui peuvent affecter l’ame humaine : excentration, état dans lequel l’individu semble se dilater, où son corps se porte en avant, où l’ame se précipite, pour ainsi dire, dans l’organe qui est en jeu ; concentration, état opposé, crise douloureuse dans laquelle l’individu éprouve le besoin de se replier sur lui-même, et enfin un état intermédiaire, qui est celui du calme ou de l’impuissance. Si l’on faisait la grammaire du geste, comme les anciens l’avaient faite, j’en suis convaincu, on verrait que ces trois formes d’expression mimique correspondent aux formes active, passive et neutre du langage grammatical. Une anecdote fera comprendre la portée de ce principe beaucoup mieux que les raisonnemens abstraits. En disant ces deux vers :
Tous les hommes me sont à tel point odieux,
Que je serais fâché d’être sage à leurs yeux,
Alceste, en proie à un noir accès de misanthropie, voudrait pouvoir se réfugier en lui-même, afin de s’isoler du reste du monde. Cette intention est si claire, qu’il semble difficile de la démentir par le geste. Cependant, tous les acteurs qui ont joué le Misanthrope jusqu’à Molé déployaient les bras par un effort excentrique, et les agitaient violemment comme s’ils avaient eu à repousser les attaques de l’univers. Ramené à la nature par son rare instinct, Molé sentit qu’il était plus vrai de concentrer son action en resserrant ses bras sur sa poitrine avec une contraction douloureuse : idée qui fut saisie et applaudie à une époque où pas une intention, pas un mouvement, n’échappaient aux juges attentifs de l’orchestre.
Je demande grace pour la métaphysique que je viens de faire : elle m’a semblé indispensable pour définir ce qu’il faut entendre par ce terme employé plus haut : le style dans le geste. Si la gesticulation humaine constitue un langage naturel qui a son vocabulaire et sa logique, comme les idiomes de convention, le style résulte, dans ce langage aussi bien que dans l’éloquence parlée, d’un puissant et mystérieux ensemble de qualités : justesse et force d’expression, enchaînement et progression logique des idées, élégance et mélodie soutenue. Observez les êtres supérieurs dans ces instans suprêmes où débordent, pour ainsi dire, les richesses de leur nature : leur geste, fortement accusé, s’épuise lentement. Annoncé par l’éclair de l’œil, défini par un jeu de physionomie, il descend de là dans les membres et jusqu’au bout des doigts, qui deviennent alors, selon l’expression de Garrick, autant de langues qui parlent. Ainsi modulé, le geste s’arrondit, se phrase, et acquiert cette profondeur d’intention, cette noblesse expressive, qui nous ravissent dans les bons ouvrages de la peinture. Mais l’acteur a plus à faire que le peintre. Il suffit à celui-ci de prêter à des figures immobiles des attitudes significatives. L’acteur, vivante peinture, doit se renouveler continuellement, en enchaînant les aspects d’une manière logique et toujours attrayante. L’acteur parfait, s’il pouvait exister, serait le premier des artistes.
Dans la vie commune, les gestes n’arrivent au style que lorsqu’ils sont commandés par la passion. Ordinairement, chez presque tous les individus, le langage muet est ce qu’est la conversation usuelle, incorrect et diffus, terne et indécis. De même à la scène. Les mauvais acteurs, qui n’ont pas le sentiment de l’éloquence muette, étalent une gesticulation babillarde et vagabonde, un bredouillement insupportable de tous les membres. Ils disent tout ce qui leur passe par les bras, et c’est pour cela qu’ils n’ont pas plus de style que n’en pouvaient avoir dans leur dialogue ces anciens improvisateurs qui disaient tout ce qui leur passait par la tête. S’il y a quelque vérité dans ce vieil adage : « La majesté n’a pas de bras, » on peut conclure que les acteurs de notre temps, une dizaine peut-être exceptée, sont les êtres les moins majestueux de la création.
Au théâtre comme dans le monde, la sobriété expressive du geste, ces mouvemens lents, précis et soutenus, qui semblent indiquer l’empire de l’ame sur le corps, sont des marques à peu près certaines de la supériorité. Rester vivant aux yeux du public, tout en observant cette réserve officielle de la bonne compagnie, indiquer le trouble intérieur, et, suivant l’expression de Molé, « laisser deviner ses nerfs » sous les apparences de l’impassibilité, c’est pour l’acteur comique une difficulté extrême. Mlle Contat, dont la vivacité spirituelle n’éclatait pas moins dans ses rapports avec ses collègues qu’en présence du public, se faisait un devoir de guider, d’encourager les débutantes. Une jeune personne à qui elle avait conseillé vingt fois de modérer sa gesticulation désordonnée, lui ayant avoué à une répétition que tous ses efforts pour se contenir étaient inutiles : — Il faut donc avoir recours à un moyen de rigueur, dit la souriante comédienne, et aussitôt, s’étant fait apporter un fil, elle attacha à sa protégée les bras le long du corps, en lui recommandant expressément de ne pas se dégager. Bien plus enchaînée par le respect que par le lien fragile, la débutante s’efforce à grand’peine d’observer la consigne. Son supplice augmente à mesure que la scène, s’échauffe : hors d’elle-même à la fin, elle éclate, le fil casse… « À merveille ! s’écrie Mlle Contat ; voilà le fin mot de la bonne comédie ! Peu ou point de gestes, jusqu’au moment ou la passion fait rompre le fil des convenances » Si la jeune actrice était, comme je l’ai ouï dire, Mlle Mars, on conviendra que jamais leçon n’a été mieux mise à profit. Jamais femme sur aucune scène n’a poussé plus loin la discrétion unie à la franchise des manières, le facile accord de la pensée et de l’action corporelle, la vérité diffuse qui est la grace et qui ravit.
Si l’instinct du geste n’est pas fécondé par une étude approfondie, il est bien difficile de réussir à la scène dans l’art d’écouter. Cette nuance du talent dramatique est pourtant une des plus nécessaires à l’illusion. Celui qui tient la parole a besoin, pour se comprendre lui-même, de lire sur le visage de son interlocuteur les effets de son discours, de même que l’écrivain a besoin de suivre l’enchaînement de ses propres idées sur le papier où il les jette. C’est bien souvent le personnage qui écoute qui fait applaudir celui qui parle. Mlle Rachel peut être citée comme modèle dans cette partie de son art. Si sa marche n’est pas toujours assez bien caractérisée, ses attitudes, surtout dans le jeu muet, sont ordinairement irréprochables. Souvent même l’étincelle de l’inspiration l’élève jusqu’à la beauté poétique. Je l’admirais dernièrement dans Bérénice, au moment où Antiochus vient lui apprendre qu’elle doit se séparer de l’empereur son amant. Impatiente de savoir, Bérénice craint d’apprendre ; devinant tout, elle cherche à s’abuser. Cette duplicité d’impressions était rendue par Mlle Rachel d’une manière saisissante. Une main ouverte, et telle qu’un peintre l’eût copiée pour exprimer l’interrogation, était tendue vers Antiochus et le pressait de s’expliquer avec un frémissement d’impatience. En même temps que le visage se refusait à croire, les yeux égarés dans l’espace semblaient y chercher un refuge contre un malheur trop certain. Ces intentions diverses étaient fondues dans une pose aussi noble que touchante. Ce n’est pas là un de ces effets que les applaudissemens récompensent immédiatement ; c’est mieux. De pareils traits se gravent dans les souvenirs des bons juges, et contribuent plus tard à faire vivre le nom d’un acteur.
Autre avantage de celui qui a poussé loin la science du geste. Il n’y a plus pour lui de mauvais rôle : il donne de l’importance au plus pauvre dialogue en préparant les mots par un jeu muet ; d’une transition silencieuse, il fait un petit poème[6]. Lekain, au rapport de Molé et de Garrick, excellait dans ce grand art des préparations. Garrick lui-même possédait ce qu’un de ses biographes appelle le sublime du silence. Concevoir des jeux de scène comme celui qu’il exécutait dans Virginie, plate tragédie d’un auteur oublié, nommé Crisp, c’est vraiment composer les pièces. Le peuple encombre le forum. Appius siége au tribunal. D’un côté est Virginius (Garrick remplissait ce rôle), de l’autre côté l’indigne client du décemvir qui ose revendiquer la jeune vierge comme une esclave fugitive. Pendant le plaidoyer du ravisseur, Virginius reste debout, le visage morne, la tête et les yeux baissés, les bras croisés sur la poitrine, immobile et muet comme une statue sur un tombeau. Le juge inique lui défère la parole et l’engage à se défendre. On dirait que Virginius n’a pas compris. Pendant quelques instans, il conserve la même attitude. Seulement on voit sa figure s’animer : les passions dont il est agité, s’y venant peindre tour à tour, attirent sur lui tous les yeux. La foule attend ; on respire à peine. Virginius lève la tête lentement, et lentement la tourne jusque dans la direction du tribunal. Appuyant alors ses regards sur ceux du chef des décemvirs avec une fierté pleine d’amertume, il garde le silence un moment encore, et enfin, de cette voix sourde et douloureuse qui échappe quand le cœur se brise : Traître ! s’écrie-t-il, et, ce mot dit, il se tait long-temps encore en regardant son ennemi.
Les personnes qui ont vieilli dans le métier ne manqueront pas de dire que la science abstraite du geste est inutile, puisqu’elle n’existait pas lorsque nos plus grands acteurs ont illustré la scène. Il est vrai que les âges les plus heureux pour les arts sont ceux où on les discute le moins. Les grands génies arrivent au beau sans se rendre compte du travail qui s’opère en eux : l’éducation des artistes secondaires se fait sympathiquement, par l’imitation et par la pratique. À cette époque où on ne concevait pas autre chose sur notre scène qu’une large et poétique interprétation de la nature, le mot idéal, employé par opposition au mot naturel, dans le sens que lui a définitivement attribué l’esthétique allemande, n’existait peut être pas dans le vocabulaire de l’acteur. Les définitions, les analyses, les théories sur le papier ne sont, je l’avoue, que des ordonnances pour les malades. Mais, hélas ! ne sommes-nous pas un peu dans le cas d’en avoir besoin !
Ce que j’ai dit plus haut de l’influence de la diction usitée au théâtre sur le ton du parler habituel dans la société est applicable au geste et à la tenue. Au siècle dernier, l’Europe disait d’une façon proverbiale qu’un homme accompli devrait avoir les jambes d’un Espagnol, la main d’un Allemand, la tête d’un Anglais, le regard d’un Italien, le corps, la taille et le maintien d’un Français. C’était l’époque où nos acteurs se distinguaient par l’éloquence corporelle et les belles manières. Aujourd’hui que le sentiment de la distinction n’est plus propagé par les modèles que nous offre la scène, je doute qu’il nous soit permis de nous croire encore supérieurs aux autres peuples par l’élégance et la noblesse du maintien.
Il n’est pas rare de rencontrer des artistes qui, après s’être laborieusement exercés, après avoir acquis certaines qualités estimables, restent sans empire sur le public, tandis que d’autres acteurs, sans étude, sans style, doués pour tout mérite d’un vague instinct d’imitation, d’un sans-gêne presque insolent, recueillent sur les scènes inférieures tous les avantages de la célébrité. C’est que, dans les arts d’exécution, mieux vaut un entrain naturel que la raideur disgracieuse d’un talent inachevé. Ce contraste est d’un fâcheux exemple pour les natures incomplètes et vulgaires. Le découragement les saisit au milieu de leurs études : elles accusent les rigides principes au lieu de s’affliger sur leur propre pusillanimité. Elles se jettent avec passion dans l’exagéré et le trivial, et lorsqu’elles ont à leur tour rencontré de ces effets qui secouent la foule grossière, elles se déclarent, avec plus d’emportement que les autres, contre tout ce qui est digne d’une approbation réfléchie. Telle est l’histoire de la plupart des acteurs de nos petits théâtres.
Dans l’art théâtral, on ne devrait jamais se laisser aller au découragement. Cet art diffère des autres en ce que le talent et la réputation s’y accroissent ordinairement avec l’âge. La faculté de se plonger tout entier dans un personnage, de débiter les pensées d’un auteur comme l’expression d’un sentiment réel, ne s’obtient qu’à la longue. Une fois acquise, cette puissance de transformation semble éterniser le talent. Baron à soixante-quinze ans, Préville à soixante-quatorze ans, l’Anglais Macklin à quatre-vingt-quatre ans, jouaient avec tout le feu de la jeunesse. « Il a soixante-cinq ans, disait Mlle Contat de Molé, et je ne connais pas un de nos jeunes amoureux pour se jeter comme lui aux genoux d’une femme. » Les dernières années de Monvel, de Talma, de Mlle Mars, leur ont assuré leur réputation impérissable. C’est qu’il faut aux intelligences les plus vives le secours du temps pour amener à point les créations importantes. Le rôle d’Orosmane était le triomphe de Lekain : ce grand artiste avait plaisir à le jouer souvent ; et cependant il avouait n’avoir dit à son gré qu’une seule fois dans sa vie le « Zaïre, vous pleurez ! » Un personnage ne se complète que par une continuité de petites trouvailles, d’imperceptibles détails qu’on s’approprie, quand on a la mémoire de l’accent et du geste, beaucoup plus rare que la mémoire des mots.
On dit et je crois que le mécanisme une fois acquis, l’étude la plus profitable est celle qu’on fait devant le public ; mais combien d’années ne faut-il pas à l’acteur pour apprendre à se faire du public un miroir dans lequel il s’examine comme devant sa glace ! Talma possédait cette faculté au plus haut point. Lorsqu’il sortait de la scène, reconduit jusqu’à la coulisse par ce frémissement d’émotion qui enivre l’artiste, il se tenait l’écart, isolé dans un enthousiasme que chacun respectait. Se préparait-il à la scène suivante ? Concentrait-il ses forces pour s’élever au-dessus de lui-même ? Nullement. Il ne songeait qu’à la scène qui venait de finir. Il cherchait à se rendre compte des résultats obtenus, des parties défectueuses, des lacunes à remplir. Chaque représentation ajoutait au rôle quelque effet qui devait enrichir la représentation prochaine. Si Mlle George conserve, malgré le gaspillage de son talent, le prestige de la majesté royale, c’est que, dans les grands rôles de son ancien répertoire, elle n’abdique pas non plus sa souveraineté pendant les entr’actes. Elle en profite au contraire pour se rajeunir en se retrempant dans les inspirations de sa brillante jeunesse. Même fierté d’allure, même accent de physionomie derrière le rideau que devant le public : son regard haut porté ne descend jamais jusqu’au peuple de la coulisse Elle marche silencieuse et pleine d’elle même, indiquant seulement par un simple mouvement du doigt qu’on fasse passage. Place à Sémiramis ! La foule s’écarte, la reine passe, et on s’incline.
On a long-temps divinisé la tradition. Aujourd’hui, beaucoup d’acteurs semblent se faire un point d’honneur de ne rien devoir qu’à eux-mêmes. Entre ces deux extrémités, il y a une mesure à garder. Il faut étudier les traditions théâtrales avec respect, mais sans aveuglement. La création complète d’un des grands rôles de l’ancien répertoire est une œuvre si vaste, que peu d’acteurs y parviendraient sans le secours de leurs devanciers. Les pièces de Molière, sur lesquelles tant d’hommes habiles se sont exercés, sont, je crois, les plus riches en effets traditionnels. Un comédien nommé Fierville, qui mourut, âgé de cent six ans, en 1777, avait connu, dans sa jeunesse, sinon Molière, comme on le prétendait, du moins les élèves du grand homme. « Ce Fierville, dit dans ses Lettres le judicieux Noverre, me dévoila une foule de beautés que les autres acteurs m’avaient dérobées. » Telles qu’elles nous sont offertes aujourd’hui, ces pièces renferment, surtout dans les scènes gaies, nombre d’intentions fines et divertissantes, dont nous serions ravis, si nos impressions n’étaient pas affaiblies par la satiété. En disant, dans le Misanthrope, les couplets : Si le roi m’avait donné Paris, sa grand’ville, etc., les acteurs chargent leur voix d’accens chaleureux et sympathiques. Ce contraste entre le sens grivois des paroles et le ton enthousiaste de l’acteur vient de Baron, qui mettait de la coquetterie à conduire, dans ce passage, les spectateurs jusqu’aux larmes. Lorsque Talma, au second vers de sa fameuse entrée du rôle de Néron, disait : « C’est ma mère… je dois respecter ses caprices, » on comprenait, à un frémissement d’impatience mal contenu, que le monstre serait bientôt à bout de son respect filial. On applaudissait Talma : il eût fallu admirer Lekain, premier auteur de ce trait. Voilà de ces inspirations que tout artiste doit être fier de s’approprier. Mais, combien de fois la routine, fille bâtarde de la paresse, a-t-elle usurpé les droits de la légitime tradition ? Citons quelques exemples.
Pendant plus d’un siècle, il fut d’usage que le même acteur remplît les rôles de rois et de paysans, et comme Montfleury, le premier qui eût cumulé ces titres, était grand, gros, largement entripaillé, comme a dit de lui Molière, une forte complexion fut exigée de tous ceux qui abordèrent ce double emploi. Il se trouva quelques sujets, Lathorillière l’ancien, Brécourt, Sallé, Ponteuil, qui réussirent dans les deux nuances ; mais la plupart étaient déplacé au moins dans un genre, comme le poète comique Legrand, qui, parfait dans le grotesque, usait de son droit pour faire rire dans la tragédie aux dépens de la majesté royale. Par analogie, la même actrice devait remplir les rôles de reines et de soubrettes. Mlle Desmares (1699-1721) jouait avec un égal succès dans la même soirée Athalie et Lisette, Jocaste et Nérine. Souvent les défauts, les infirmités physiques de ceux qui ont fait école, sont passés dans la tradition. Le nazillement des comiques est un héritage de ce Julien Geoffrin, qui créa, il y a plus de deux siècles, le type de Jodelet, dans la farce improvisée. Béjart, à qui s’adressait personnellement ce mot que Molière a mis dans la bouche d’Harpagon : Chien de boiteux ! a fait boiter long-temps tous les héros de la grande livrée. Les trois excellens comiques du nom de Poisson ont eu un bredouillement contagieux. Théramène, quand il vint pour la première fois débiter à Thésée la magnifique amplification qui termine Phèdre, portait, comme les héros tragiques de son temps, une vaste perruque, à la Louis XIV. Arrivé à ce passage : J’ai vu, seigneur, j’ai vu votre malheureux fils, etc., il exprimait le désordre de son désespoir en rejetant par derrière une des touffes de devant, de même qu’aujourd’hui, dans les grandes crises, on passe ses doigts dans ses cheveux. Cette tradition du bonhomme Guérin a duré autant que les perruques à la Louis XIV. Qu’on ne croie pas que les sujets ineptes se laissent aller seuls à de telles puérilités ; l’imitation est tellement dans les instincts du comédien, qu’à moins d’une attention soutenue, on imite au théâtre le bien comme le mal. Dans le Pasquin de l’Homme à bonnes fortunes, Dazincourt, artiste décent et de bon goût, ne manquait jamais d’aller tordre son mouchoir trempé d’eau de Cologne sur la tête du souffleur. Cette grossièreté ayant attiré une fois un coup de sifflet, les spectateurs routiniers vengèrent aussitôt l’acteur en déclarant tout haut que ce jeu de scène avait toujours été pratiqué depuis un siècle. À une des dernières représentations du Bourgeois Gentilhomme, j’ai vu M. Jourdain, lorsque son maître d’armes lui dit : La main à la hauteur de l’œil, prendre l’alignement de son œil, comme s’il en tirait un fil, en écartant sa main horizontalement. Ce geste de niais, qui est un contre-sens, puisque M. Jourdain est un sot vaniteux plutôt qu’une bête, provient sans doute de la tradition : l’acteur qui s’en est rendu coupable a trop d’esprit et de finesse pour l’avoir risqué de son chef. Je pourrais citer d’autres jeux traditionnels que les gens de goût condamnaient déjà il y a un siècle et qu’on pratique encore aujourd’hui.
De toutes les traditions du bon temps, la plus utile à notre époque serait un certain secret qui a été celui de tous les grands acteurs du siècle dernier, en Angleterre comme en France. Ils avaient le don de s’emparer des plus mauvais ouvrages, de les recomposer, d’en faire un poème dont ils devenaient les auteurs véritables, et avec lesquels ils attiraient le public. « Il y a dans chaque rôle, disait Talma, deux ou trois vers qui en sont la clé, c’est là ce qu’il faut savoir saisir. » Ces deux ou trois vers, que les acteurs de génie savaient discerner dans de misérables rapsodies, les mettaient sur la voie d’un type à établir, d’un caractère à peindre. La pièce du pauvre poète disparaissait : elle n’était plus qu’un cadre vulgaire destiné à recevoir un portrait de main de maître. C’est ainsi que Molé, que Préville, ont trouvé moyen de créer d’une manière honorable pour eux et utile pour le théâtre cinquante à soixante rôles nouveaux dans des pièces inférieures à celles qui se font communément aujourd’hui. Lorsque les comédiens français, à défaut de pièces de grand style, empruntaient des ouvrages aux petits répertoires, il les élevaient jusqu’à eux par le style de leur exécution. Aujourd’hui, en admettant un genre inférieur, on n’évite pas assez de s’abaisser jusqu’à lui.
Un dernier mot sur les accessoires, dont on a fait sur beaucoup de scènes le principal élément du succès. Le premier réformateur des costumes, Lekain, s’écriait : « N’usons du pittoresque qu’avec ménagement. » C’était l’instinct prophétique de l’inventeur qui entrevoit avec anxiété l’abus qu’on pourra faire de sa découverte. L’art de la mise en scène est poussé assez loin aujourd’hui pour que l’illusion théâtrale soit complète. Ce progrès a l’incontestable avantage d’ouvrir un champ plus vaste aux conceptions poétiques. Je doute qu’il soit également favorable à l’art du comédien, et je crains fort que le facile prestige du pittoresque ne fasse négliger le genre de peinture qu’on voudrait admirer au théâtre, celle des passions. C’est un fait d’expérience que sur toutes les scènes connues, on a vu décroître les effets moraux et matériels en raison inverse du perfectionnement des accessoires. Quel vaudevilliste laisserait jouer la moindre de ses pièces dans les conditions qui suffisaient à Corneille ? À cette époque, le principal foyer lumineux, au lieu d’être placé comme aujourd’hui dans l’enceinte réservée au public, était accroché au milieu de la scène, même lorsque la décoration représentait une forêt ou une place publique. Une scène de nuit, une poétique invocation au soleil, étaient débitées sous un buisson de puantes chandelles groupées en manière de lustre. Les bougies ne furent substituées aux chandelles, même à l’Opéra, que sous la régence, par un acte de libéralité du célèbre financier Law. On appelait alors les balcons des rangées de banquettes de chaque côté des coulisses d’avant-scène, où les gens du bel air se donnaient rendez-vous. L’insolent marquis entrant avec fracas au milieu d’une tirade, le jeune fat agaçant les actrices, semblaient narguer le parterre, qui ripostait souvent par des sifflets vigoureux. Quand le spectacle était attrayant, on était obligé de placer des sentinelles à l’entrée des coulisses pour contenir l’affluence des spectateurs. L’encombrement de la scène donnait souvent lieu à des incidens burlesques. À la première représentation de Sémiramis, la foule était si grande devant le tombeau à l’apparition de Ninus, que le factionnaire se mit à crier de toutes ses forces : « Place à l’Ombre, messieurs, s’il vous plaît ! place à l’Ombre ! »
Quant aux costumes de ce temps, ils étaient arbitraires et souvent même grotesques, surtout dans les allégories de l’Opéra. Voulait-on figurer les Vents ? on les faisait paraître avec un petit soufflet à la main. On imagina une fois de représenter le Monde avec un habit bariolé comme une carte de géographie : sur la place du cœur, on avait écrit en gros caractères, Gallia ; sur une jambe, Italia ; sur le ventre, Germania ; à l’opposé, terra incognita. Si les personnages de la tragédie étaient costumés d’une manière capricieuse et infidèle, ce n’était pourtant pas par ignorance, car on connaissait au moins aussi bien qu’aujourd’hui l’antiquité grecque et latine. Nos aïeux se conformaient naïvement à leur poétique, qui avait pour base l’idéalisation, et, au lieu de viser, comme nous, à cette couleur locale qui n’est souvent qu’un mensonge, ils voulaient qu’un héros éveillât au premier coup d’œil l’idée de son caractère moral et de sa fortune. « Il faut, dit l’abbé Dubos, donner toute la vraisemblance possible aux personnages qui représentent l’action : voilà pourquoi on habille aujourd’hui ces personnages de vêtemens imaginés à plaisir. Les habits des actrices sont ce que l’imagination peut inventer de plus riche et de plus majestueux. » En Angleterre, au rapport d’Addison, on recommandait à l’acteur chargé de traduire les infortunes d’un monarque de s’offrir au public avec un habit râpé : en revanche, le héros favorisé par le sort se présentait avec un panache si haut, que souvent « il y avait plus loin du sommet de cette parure à son menton que de son menton à la pointe des pieds. » Le costume français, sous le grand règne, était le même pour la tragédie et la haute comédie : habit à l’ancienne mode, tricorne à plume, perruque longue, gants blancs, culotte courte, bas de soie, talons rouges. Les personnages héroïques endossaient par-dessus tout cela un simulacre de cuirasse. Ce costume, réservé dans le monde aux plus hauts personnages, éveillait du moins sur la scène une idée de majesté ; mais altéré peu à peu par les bizarreries de la mode et les coquetteries d’artistes, il dégénéra en accoutrement ridicule. Vers 1740, les Romains conservaient les grands cheveux ; de plus, ils les poudraient. Les cuirasses tragiques furent remplacées par des corsets lacés, avec des écharpes en bandoulière. Hommes et femmes prétendaient à la finesse de la taille : les premiers portaient des hanches, c’est-à-dire des paquets de crin qui les élargissaient d’un demi-pied de chaque côté. Les héroïnes traînaient d’énormes paniers qui alourdissaient leur démarche et empêchaient beaucoup de jeux de scène.
Un soir que Gustave Vasa, proscrit et fugitif, sortait des cavernes de la Dalécarlie, en habit de satin bleu, avec des paremens d’hermine, on se prit à sourire, mais bien bas, et avec tout le respect que commandait le beau Dufresne. L’explosion du ridicule éclata un peu plus tard à l’Opéra, une fois qu’on vit Ulysse, long-temps ballotté par la tempête, sortir du sein des flots avec une perruque magnifiquement poudrée. La réforme inévitable fut entreprise par Chassé à l’Opéra, par Lekain et Mlle Clairon à la Comédie-Française. Croirait-on qu’il fallut un demi-siècle et l’influence des plus grands noms pour réduire l’esprit de routine ? Lekain osant supprimer les hanches pour Tancrède, et substituer dans Gengis-Khan une peau de tigre véritable au taffetas chiné, conserva la coiffure à la française, avec les rouleaux et la poudre. Condamner la poudre en présence de deux mille têtes enfarinées, n’était-ce pas, pour un acteur, jouer bien gros jeu ? Ce que n’avait pas osé faire Gengis-Khan, un humble chanteur l’essaya, non pas sans une certaine prudence diplomatique. Il devait jouer Hercule. Il se présente avec des flots de cheveux noirs répandus sur ses épaules, portant d’une main la redoutable massue, de l’autre une perruque poudrée à blanc. Son geste indique qu’il est tout prêt à revenir à l’ancienne mode, si le public l’ordonne. Un murmure approbateur lui fait comprendre que sa témérité est excusée. Reprenant aussitôt sa pose de demi-dieu, il rejette au loin la fausse chevelure, et la salle éclate en applaudissemens en voyant le nuage blanc qui s’élève lorsque la perruque tombe à terre. De ce jour, tout devint possible. Larive se fit coiffer à la Titus. ; Talma, inspiré par le peintre David, se rapprocha rigoureusement de la réalité, pour la forme et même pour la qualité des vêtemens antiques : le sévère manteau de laine remplaça, chez les vieux Romains, les étoffes de luxe dans lesquelles on aimait à se draper. De notre temps, les études pittoresques tiennent une place trop grande peut-être dans l’éducation théâtrale. On voit sur toutes les scènes, même les plus infimes, des acteurs qui savent composer et porter les costumes historiques. Je voudrais pouvoir en dire autant des costumes du jour. Les recherches entreprises particulièrement par chacun des artistes ont un inconvénient ; ces costumes, qui peuvent être exacts isolément, ne s’accordent parfois pas plus entre eux qu’avec la décoration : il en résulte un bariolage disgracieux et fatigant pour l’œil du spectateur. Les bons décorateurs d’opéra de la fin du siècle dernier avaient pour maxime de considérer la scène comme un tableau mouvant où les tons doivent être assortis de même que sur la toile, et ils sacrifiaient la réalité douteuse des détails à l’harmonie de l’ensemble.
Rapprochons en peu de lignes les traits caractéristiques du tableau. En France seulement, au XVIIe siècle, on produit des ouvrages qui laissent entrevoir la possibilité d’approprier à la scène moderne quelques-uns des effets de la scène antique. Après un long temps passé en expériences et en tâtonnemens, commence vers le milieu du XVIIIe siècle une période d’environ trente ans, où nos acteurs conçoivent pleinement où ils appliquent avec supériorité le genre d’idéalisation scénique en rapport avec nos chefs-d’œuvre littéraires. C’est, je ne puis trop le répéter, une manière d’anoblir et d’agrandir la nature qui doit s’arrêter précisément au point où commencerait l’invraisemblance ; c’est le secret d’imprimer dans l’ame des spectateurs le sentiment ou la pensée du poète par une indéfinissable magie de geste et de parole. À notre école nationale, on oppose cette théorie d’origine étrangère qui prétend faire de la scène le miroir de la réalité. Soutenue avec la verve du prosélytisme, elle fait sur les esprits une impression vive, parce qu’elle présente un des aspects de la vérité, aspect nouveau pour notre public. Au lieu de reconnaître mutuellement leur légitimité, les écoles se nient et se combattent. Après la bruyante mêlée commence cette crise d’épuisement dans laquelle nous sommes. Les rangs se trouvent confondus, les doctrines se sont altérées en se mélangeant. Ceux qui prétendaient aborder la réalité par de franches peintures sont sous le poids d’une sorte de défaveur. L’instant serait favorable à l’ancienne école pour réagir ; mais elle en est au lendemain d’une déroute, amoindrie, désorganisée, obligée de concentrer presque toutes ses espérances sur un talent dont le développement et le succès tiennent du phénomène. En somme, les seuls ouvrages qu’il soit possible de représenter aujourd’hui avec un ensemble pleinement satisfaisant, même à notre premier théâtre, sont ces compositions de demi-caractère et d’un genre indécis qui n’exigent pas impérieusement l’élévation et la pureté du style.
Dans la confusion présente, le point capital pour l’acteur est de se bien pénétrer de la diversité des styles qu’exigent les ouvrages admis sur notre scène, de diversifier en conséquence le mécanisme de son exécution, afin de pouvoir nuancer franchement chacun de ses rôles selon son véritable caractère. Il importe surtout d’assurer aux chefs-d’œuvre du répertoire national une interprétation qui en conserve le prestige. C’est dans ce but que j’ai essayé de rappeler comment les grands maîtres comprenaient la poétique traduction des réalités de la vie, quel rude apprentissage les initiait au sentiment de l’idéal, quel admirable enthousiasme les soutenait dans leur carrière.
Au siècle dernier, tous les poètes qui travaillaient pour la Comédie-Française, on en comptait trente à quarante, se faisaient un devoir autant qu’un plaisir de diriger ceux qui se vouaient au théâtre ; quelques-uns même, comme Laharpe, Collé, Colardeau, étaient capables, assure-t-on, d’appuyer leurs conseils par des exemples. Pour Voltaire, on sait qu’il était de feu sur ce point. Quels sont ceux de nos auteurs contemporains qui ont approfondi l’art de la déclamation ? Je l’ignore. Ils ne font preuve de leur habileté qu’en traçant les évolutions matérielles de la mise en scène. Ce n’est pas seulement par leurs conseils, c’est encore par leurs ouvrages que leur influence pourrait se manifester utilement. Qu’ils fournissent plus souvent des rôles faits pour exciter l’intelligence, qu’ils ne cherchent plus l’effet que dans la puissante personnification des caractères, que la plénitude de leur style commande une diction exacte et mélodieuse, et ils verront refleurir des talens qu’on croyait épuisés ; que les rôles secondaires ne soient pas tellement sacrifiés qu’on ne puisse y faire ses preuves, et des talens nouveaux, qu’on verra apparaître, répondront de l’avenir.
Et le public lui-même ne semble-t-il pas avoir abdiqué ? Le comédien de notre temps n’entend presque jamais que cet affreux tapotement de la claque salariée qui sonne faux comme un mensonge. Quelle différence entre les conditions où le place notre froideur et celles où s’épanouissaient les talens de ses devanciers ! La clientelle de la Comédie-française, à sa plus belle époque, était peu nombreuse ; mais c’était l’élite du peuple qui donnait le ton à tous les autres. Suivant un calcul de Lekain, le théâtre était fréquenté par quatre à cinq mille personnes au plus, dont un dixième avait ses entrées gratuites. À ce compte, en admettant un minimum de mille personnes par soirée, la salle se retrouvait garnie des mêmes figures tous les quatre ou cinq jours. Une preuve de ce fait, c’est que sur une recette d’environ 400,000 livres, les petites loges louées à l’année procuraient au moins 200,000 livres. Ainsi, l’acteur et le spectateur se connaissaient, se comprenaient, possédaient également bien le répertoire, les traditions, les règles du métier, communiquaient directement par les annonces faites de vive voix, par les discours de rentrée et de clôture, avaient, en un mot, mainte occasion de se renvoyer mutuellement l’enthousiasme. « Après la pièce, disait à l’âge de quatre-vingt-six ans Mlle Dumesnil, en dictant ses Mémoires dans le grenier où la révolution l’avait conduite, le foyer de la Comédie française offrait l’aspect d’un des plus beaux salons de compagnie de Paris. On ne s’y montrait que paré : magnificence, graces, manières, élégance, politesse, galanterie, esprit, conversation piquante, tout y était réuni pour l’instruction d’un jeune acteur qui savait observer. Les actrices y avaient le maintien du plus grand monde et la plus aimable décence. »
Les applaudissemens de la bourgeoisie, les cajoleries de la noblesse, flattaient les comédiens sans les satisfaire. Il fallait à leur légitime orgueil l’assentiment d’un petit nombre d’hommes à qui la voix commune attribuait l’amour de l’art et la sûreté du goût. « Lorsque je jouais, dit la fière Clairon, je cherchais à découvrir dans la salle le connaisseur qui pouvait y être, et je jouais pour lui ; si je n’en apercevais pas, je jouais pour moi. » Ceux, à qui les acteurs déféraient cette magistrature littéraire, la prenaient au sérieux et s’en faisaient en quelque sorte un état. Leur approbation ne s’exhalait pas en hyperboles et en métaphores, comme celle des mélodrames de notre temps ; c’était par une attention soutenue, par la fréquence de leurs avis qu’ils prouvaient à l’acteur le cas qu’ils faisaient de son talent et de sa personne. La philosophie du langage, la littérature, l’histoire, les beaux-arts, la science des mœurs et de la nature, telles étaient les sources où ils puisaient sans cesse pour contribuer, par d’utiles conseils, à la composition des grands rôles ; ainsi étaient-ils forcés de se tenir dans ce courant d’idées où se plaisent les intelligences supérieures, et, par un rare privilége, le plaisir se réalisait pour eux en solide instruction. Mis dans la confidence de tous les travaux du théâtre, ils entraient, pour ainsi dire, en collaboration discrète avec les artistes, et parfois il leur arrivait de participer aux émotions du triomphe, quand le trait qu’ils avaient inspiré enlevait les applaudissemens de l’auditoire.
Si les esprits distingués de notre temps pouvaient bien comprendre les fines jouissances de ceux qu’on appelait autrefois les amateurs de la Comédie, s’ils entreprenaient de faire leur propre éducation théâtrale en dirigeant celle de nos jeunes comédiens, le bel art dont l’affaiblissement devient un sujet d’inquiétude ne tarderait pas à reprendre son ancien éclat.
- ↑ Voyez la précédente livraison.
- ↑ Garrick ou les acteurs anglais, ouvrage écrit vers le milieu du dernier siècle, et traduit en français par le comédien Sticotti.
- ↑ Il y eut au siècle dernier un acteur qui, à ce que j’entrevois, parla aussi la tragédie. Ce fut Aufresne qui débuta en 1765 par le rôle d’Auguste. Comme il était d’un bel extérieur et fort intelligent, malgré la tournure systématique de son esprit, il fit sensation. La curiosité excitée par un acteur ressemble beaucoup au succès. Cependant on ne put garder le débutant dont la simplicité exagérée détruisait l’ensemble traditionnel. Aufresne alla exploiter son talent dans les cours du Nord.
- ↑ Un succès honorable, d’autant plus qu’il est modeste, a récompensé l’auteur. La première édition de ses estimables Études s’est épuisée à petit bruit, et j’apprends qu’une réimpression, vraiment désirée, va paraître.
- ↑ Cette classification, basée sur l’observation analytique, semble coïncider avec le peu que nous savons de la mimique des anciens. Plutarque dit que, dans l’orchestique, on distinguait trois sortes de gestes : 1o le mouvement ou la transition ; 2o la figure ou l’attitude ; 3o la démonstration, l’indication. Les gestes de ce troisième ordre sont assurément descriptifs. Quant à l’expression passionnelle, elle résulte des deux premiers genres, c’est-à-dire qu’elle est produite ou par des poses significatives, comme celles que saisit la statuaire, ou par des mouvemens qui ont une signification précise, comme de secouer la tête en signe de menace.
- ↑ Ces temps de silence étaient appelés, par les contemporains de Garrick, graces additionnelles.