De l’art du comédien/1
Jamais le nombre de ceux qui se destinent à la scène n’a été aussi grand que de nos jours ; jamais les doléances sur la rareté des bons acteurs n’ont été plus vives, plus générales, et j’ajoute à regret, mieux justifiées. Les auteurs excusent leur propre stérilité en proclamant qu’ils manquent d’interprètes. Les directeurs voient depuis long-temps leurs cadres s’affaiblir, sans espoir de réparer leurs pertes. Les artistes, en très petit nombre, qui conservent le privilège d’attirer la foule, sentent si bien leur supériorité, qu’ils en abusent de toutes manières, et que leur acquisition devient parfois, pour les entreprises, une cause d’embarras, sinon de ruine. Dans le monde, vous entendrez souvent des comparaisons pleines d’amertume, entre la misère du présent et la fécondité du dernier siècle, où tant d’acteurs accomplis rivalisaient de talent et de zèle. Cette décadence du génie scénique ne serait-elle qu’un jeu de la fatalité, un mal sans remède ? Je ne suis pas de ceux qui nient la nécessité des vocations spéciales, et je sais tout ce qu’il y a de hasardeux, d’inexplicable dans l’apparition des êtres supérieurs ; mais je suis loin de croire que la nature, après s’être épuisée pour une génération, reste stérile pour l’âge suivant : et quand arrive, dans un art, une de ces époques maladives où chacun semble se laisser aller de l’impuissance au découragement, c’est, n’en doutons pas, que tous les efforts sont paralysés par un influence funeste qu’on doit s’efforcer de découvrir.
Les acteurs qui se sont illustrés en si grand nombre pendant la seconde moitié du dernier siècle et les premières années du siècle présent, avaient sur ceux de nos jours un avantage inappréciable : ils savaient nettement ce que leur public exigeait d’eux, et à quelles conditions ils se feraient applaudir. Le but des études préparatoires était bien indiqué : la scène offrait des modèles excellens. Les connaisseurs se trouvaient placés au même point de vue pour lancer leurs sentences. L’auditoire, naïf et palpitant d’attention, ne renvoyait à l’acteur que des impressions sincères sur lesquelles il n’y avait pas moyen de s’abuser. Les choses sont tellement changées aujourd’hui, qu’il est inutile de s’appesantir sur le contraste. Notre monde théâtral reflète la société d’une manière que n’avaient pas prévue les poétiques : c’est en présentant, comme son modèle, le conflit des doctrines, ou bien leur négation absolue. S’il était possible de ramener sur ce point l’attention des hommes qui dirigent l’opinion, quelques étincelles luiraient sans doute dans le chaos : ce serait un service rendu à ceux qui cultivent le théâtre par profession, et ceux qui l’aiment encore comme un des plus nobles délassemens de l’esprit.
Il y a deux manières de concevoir et d’exercer l’art théâtral : interprétation intelligente et poétique d’une nature choisie, ou bien reproduction fidèle, copie minutieuse de tout ce que la nature nous montre. C’est l’éternel antagonisme de l’idéal et du réel, qui existe dans tous les autres arts : cette formule est même tellement usée dans les écoles de peinture, qu’il semblera au moins inutile à quelques personnes d’en renouveler l’application. On voudra bien remarquer, je l’espère, la différence qui sépare les comédiens des autres artistes. Le poète, le peintre, sont maîtres de leur sujet, de leur coloris, et le mieux qu’ils ont à faire est de traduire avec naïveté leur propre sentiment. Pour le comédien, au contraire, la plus grande gloire consiste à s’oublier lui-même, à se mettre en harmonie avec une conception qui n’est pas la sienne, à nuancer son jeu et son débit suivant la nature de l’œuvre qu’on lui donne à interpréter. Parmi ces œuvres, les unes, les anciennes surtout, sont d’un ton qui les élève jusqu’à l’idéal ; les autres affectent un naturel vulgaire. Chacun de ces styles a des moyens d’effet qui lui sont propres, et exige, de la part de l’acteur, un mécanisme d’exécution particulier. Que peut-on attendre de ceux qui n’ont pas une perception bien nette de ces deux points de vue ? Nous le voyons par l’exemple de beaucoup de comédiens, hommes d’intelligence et de bonne volonté, mais qui, rejetant par système toutes les notions systématiques et divinisant leurs instincts, s’épuisent en efforts aussi pénibles pour le spectateur que pour eux-mêmes.
Généralisant mon observation, je répète que l’affaiblissement de notre scène a pour cause principale la confusion qui est faite des deux théories applicables à l’art de l’acteur, et surtout le mélange des procédés au moyen desquels on obtient des effets dans l’une ou dans l’autre de ces manières opposées.
Je sens la difficulté de bien établir de pareilles nuances, en traitant d’un art qui consiste uniquement dans la pratique et ne laisse que des impressions fugitives. Je voudrais éviter les considérations abstraites dont je me défie, et m’en tenir à rappeler les leçons de l’expérience. Malheureusement ce moyen de vérification n’est pas facile. On compterait par milliers les volumes consacrés dans toutes les langues à l’histoire littéraire des théâtres ; un ouvrage d’une utilité plus directe n’a jamais été entrepris : ce serait une histoire complète et suivie de l’art théâtral, par rapport aux comédiens. À défaut d’un livre si désirable, je vais essayer d’exposer, dans une simple esquisse, les changemens survenus pendant le cours des âges dans la pratique de la scène. C’est un long chemin que je prends pour arriver au point de vue que je viens de signaler : si je ne me trompe, les regards qu’on jettera sur le passé seront la meilleure explication du présent.
L’art théâtral naît en Grèce, et, dès l’origine, il s’y élève au plus haut point de l’idéalisation. La tragédie antique, dans la sublimité de sa conception primitive, était une vue idéale des choses de ce monde envisagées religieusement par le côté sérieux, de même que la comédie était un tableau des mœurs idéalisées d’une manière ironique. L’effet cherché par le poète ne résultait pas, comme chez les modernes, d’une imitation plus ou moins exacte des incidens extérieurs de la vie, mais de l’intensité de l’idée qu’il parvenait à graver dans les ames. À ce système dramatique correspondait un genre d’exécution théâtrale si éloigné de nos habitudes, qu’il est bien difficile de s’en rendre compte, malgré l’abondance des détails et les ingénieuses conjectures d’une foule d’érudits.
Les usages du théâtre antique, pendant la période florissante d’Athènes, n’offrent avec les nôtres que des contrastes[1]. En Grèce, de vastes amphithéâtres, des spectacles à ciel découvert, aux yeux de tout un peuple convié gratuitement ; aujourd’hui, des salles exiguës, éclairées artificiellement, remplies, tant bien que mal, par les oisifs en état d’acheter un remède contre l’ennui. D’une part, pour acteurs, des citoyens qui accomplissent avec plaisir un devoir religieux en montant sur la scène ; d’autre part, quelques artistes intelligens et enthousiastes perdus dans la foule de ceux qui font leur métier avec ennui et pour vivre. Le poète grec avait encore l’avantage de pouvoir choisir des interprètes dans toutes les classes, car l’éducation commune de l’enfance semblait n’être alors qu’une préparation aux exercices dramatiques. La musique en faisait la base, et sous cette dénomination générale on comprenait les arts divers qui tirent leur puissance du rhythme. Deux de ces arts concernaient spécialement la diction et le geste, les deux moyens d’expression du comédien : c’étaient la musique hypocritique, art de la récitation théâtrale, et la musique orchestique, art de la danse ou plutôt de la gesticulation expressive, qui consistait, a dit Platon, dans l’imitation méthodique de tous les gestes que les hommes peuvent faire. Appliquée à la scène, l’orchestique se subdivisait en trois méthodes spéciales : emmélie, ou gesticulation tragique ; cordace, ou gesticulation usitée dans la comédie ; sicinnis, danse et gesticulation satiriques. Chez les Romains, le fameux Pylade institua une quatrième méthode, qu’il appela italique, pour les gestes en usage dans la pantomime. Ainsi, tout homme de bonne éducation était préparé à monter sur la scène, et, comme les divers genres d’expression dramatique reposaient sur des principes et des conventions invariables, comme les inflexions du geste et de la voix avaient une valeur généralement acceptée, l’étude d’un rôle pouvait, à la rigueur, se réduire à un travail de mémoire.
Le génie prosodique des langues anciennes, la différence des moyens d’exécution, des localités, du personnel dramatique, donnaient à la diction un caractère si étrange, que nous avons besoin d’un effort d’esprit pour en concevoir l’effet. Jusqu’au commencement du XVIIIe siècle, on croyait vaguement que les tragédies grecques étaient chantées d’après une mélopée écrite à l’avance par un musicien, sinon par le poète lui-même. Par le mot mélopée, on entendait un genre particulier de notation applicable au drame, et de nature à préciser le rhythme, les accentuations et le dessin mélodique de chaque phrase. La vérité, ou du moins une lumière plus certaine, jaillit enfin d’une controverse engagée entre l’abbé Dubos et Racine le fils, et prolongée par l’intervention des plus savans hommes de l’époque, Rollin, Voltaire, les académiciens Vatry et Duclos, les jésuites Bougeant et Brumoi, le bénédictin Caffiaux et beaucoup d’autres. Le débat se termina par une sorte de transaction entre ceux qui faisaient du poème tragique une véritable partition musicale, et ceux qui niaient la possibilité de noter le débit des déclamateurs. On distingua dans la tragédie grecque trois parties : le dialogue, diverbium, c’est-à-dire le drame lui-même ; les cantiques, morceaux d’un sentiment élevé et d’un rhythme chantant, amenés dans les momens d’expansion lyrique, comme les stances de Polyeucte et du Cid, ou comme les airs de bravoure de nos opéras ; enfin, les chœurs. Or, suivant les conclusions de la critique, dans les scènes d’action, le ton du dialogue devait bien prendre des inflexions chantantes, comme celles des tragédiens qui exagèrent ; mais il n’avait pas pour cela le vrai caractère du langage musical, qui est de procéder par intervalles égaux, appréciables à l’oreille et mesurés comme ceux de notre gamme. Le dialogue tragique conservant les intonations inégales et non mesurables du parler ordinaire, il n’y avait donc pas possibilité de noter exactement chaque phrase, syllabe par syllabe, comme dans le chant proprement dit. La notation appliquée à cette partie du drame devait correspondre seulement aux signes expressifs de notre musique, indiquer les silences, les degrés de la force vocale et aussi le rhythme prosodique, afin que le déclamateur pût se mettre d’accord avec l’accompagnement, qui ne s’arrêtait jamais. Le monologue lyrique, ou cantique, était un morceau de chant véritable, susceptible d’être noté, et accompagné avec plus de recherche que le récit. Enfin, les chœurs étaient toujours chantés sur des mélodies simples, franches et fortement rhytmées, de telle sorte que les spectateurs eux-mêmes pussent se joindre par instans aux musiciens. Il n’y avait d’autres combinaisons harmoniques que les accords naturels trouvés instinctivement par tous ceux qui ont de l’oreille.
Bien que le dialogue dramatique de la tragédie grecque n’eût pas le caractère que nous attribuons au chant, il s’éloignait encore beaucoup plus des idées que nous avons pu nous faire de la déclamation parlée. Tout le monde sait que chez les anciens, chaque syllabe avait une durée précise et invariable dans sa prononciation, et qu’on devait employer exactement à l’articulation d’une longue le double du temps nécessaire pour une brève. Cette observation de la quantité syllabique, en usage dans le discours familier, était impérieusement exigée au théâtre. Pour prévenir la tempête que n’eût pas manqué d’exciter une violation de la prosodie, un homme était sur la scène, en vue de tous, frappant du pied pour battre la mesure. Ainsi, le tragédien et même l’acteur comique n’étaient pas moins esclaves du rhythme dans leur diction que, dans leurs genres, le chanteur et le danseur. Auprès du batteur de mesure se trouvaient deux musiciens accompagnateurs l’un pour guider les scènes dialoguées, l’autre pour soutenir les parties lyriques. Le premier exécutait sur la flûte une sorte de basse continue, dont le son était ordinairement faible et discret ; mais, par momens il frappait des accens avec force, soit pour indiquer aux déclamateurs certaines intonations dans les passages importans, soit plutôt pour les aider à rentrer dans le ton lorsqu’ils étaient jetés hors d’eux-mêmes, par des efforts trop violens pour grossir leur voix. On faisait alors un mérite aux tragédiens d’un certain genre de vocifération surhumaine, en contraste avec le ton assez familier de la comédie. Tragœdus vociferatur, comœdus sermocinatur, a dit Apulée. Les masques, suivant la définition étymologique d’Aulu-Gelle (persona du verbe, personare, résonner), aidaient beaucoup le mécanisme vocal. Le développement monstrueux de la bouche cachait une espèce de porte-voix au moyen duquel, dit Cassiodore, se formaient « de tels sons qu’on avait peine à croire qu’ils pussent sortir de la poitrine d’un mortel. »
Si le parler des tragédiens était conventionnel, leur aspect, leur gesticulation, ne l’étaient pas moins. Pour que les acteurs qui paraissaient dans une perspective plus éloignée que les choristes conservassent aux yeux du public une stature héroïque, ils chaussaient le cothurne, c’est-à-dire des brodequins dont les semelles étaient exhaussées par un entassement de feuillets d’une matière souple, je le suppose. Ils étaient obligés en outre de se matelasser le corps pour le proportionner à leur et de donner au masque qui couvrait toute la tête une configuration également exagérée. Les gestes, appesantis par cet attirail, n’avaient rien de spontané. Ils devaient être réglés à l’avance sur la prosodie du discours, et sur l’accompagnement musical. Le jeu muet consistait donc en une succession de mouvemens, de poses expressives, conformes aux lois généralement connues de l’orchestique, et dont, par conséquent, la signification positive ne pouvait pas échapper aux spectateurs.
Gardons-nous de croire néanmoins, d’après M. Schlegel, que « l’acteur chez les anciens n’était qu’un instrument passif, que son mérite consistait dans l’exactitude avec laquelle il remplissait son rôle, et non dans l’étalage de ses sentimens particuliers » Autant vaudrait dire que nos chanteurs sont des automates, parce qu’ils obéissent au ryhthme, et que leurs intonations n’ont rien d’arbitraire. Si l’acteur, dans l’antiquité, était dispensé de la recherche des intentions, des jeux de physionomie, des élans improvisés, et de tout ce que nous appelons aujourd’hui la composition d’un rôle, il avait en revanche à faire dans l’exécution une dépense prodigieuse de vitalité et d’intelligence. On peut mettre du génie dans la manière de comprendre et de rendre un effet indiqué, de prendre et de soutenir un ton, de passionner une syllabe, de conduire le geste par une succession d’accens bien frappés et d’ondulations mollement harmonieuses.
Il est hors de doute, d’après tout ce qui précède, que les Grecs ne se proposaient aucunement de faire illusion en reproduisant la réalité extérieure. Pour apprécier le système de leur déclamation, il faut considérer, non pas ses procédés, mais le but qu’on lui assignait. Au lieu de copier, comme les modernes croient le faire, les incidens de la vie humaine, les anciens essayaient d’en éclairer le sens, et le jeu théâtral le plus conforme à ce but leur paraissait le meilleur. Qu’on se représente donc, sur une vaste scène, en plein jour, en plein air, sous l’œil des dieux, des figures colossales éveillant par l’ampleur de leur aspect, par le type de leur physionomie empruntée, l’idée de l’héroïsme. Leur parler a une sonorité étrange et forte, une justesse d’accent irrésistible, une puissance de rhythme pleine de séductions et de mystères : c’est la langue de la passion parlée avec une énergie plus qu’humaine. Également entraînés par la mesure, tous les mouvemens corporels se dessinent avec une lenteur noble et majestueuse : ils soulignent, pour ainsi dire, l’intention, en s’arrêtant dans ces poses expressives et parlantes dont la sculpture de grand style peut nous donner une idée. Jamais, dans ce tableau mouvant, le beau n’est sacrifié à ce qui semble vrai ; jamais le spectateur ne souffre dans sa dignité d’homme à voir le rapetissement de notre nature. Trop heureux est celui qui peut oublier la réalité mesquine, et s’élancer, à la suite du génie, dans un monde idéal où tout est grandiose. On y tremble sans honte d’une terreur pleine d’enseignemens ; on s’y enivre d’une solennelle tristesse qui agrandit l’ame et l’esprit : quand arrive ce moment de suprême émotion où l’auditeur appartient au poète, intervient, pour expliquer l’idée du poète, un spectateur idéal, le chœur, être multiple, placé au-dessous des acteurs du drame, comme dans le monde la foule au-dessous du héros, et cet interprète sublime de la sagesse vulgaire juge les grandes passions, les grands coups du sort qu’on lui donne en spectacle, avec cette voix du peuple qui est la voix des dieux.
Personne n’oserait soutenir, j’imagine, qu’un tel ensemble dût manquer d’effet ; mais l’aperçu n’est exact que pour le siècle fécondé par l’influence de Périclès. « Aux époques de décadence, a dit Winkelman, à propos des arts pittoresques, l’expression fut employée pour suppléer en quelque sorte à la beauté. » Un symptôme de cette nature se manifesta en Grèce peu après la mort des grands poètes dont les chefs-d’œuvre nous ont été conservés. On commença a chercher l’effet dramatique, moins dans un reflet idéal de la vérité que dans une exagération matérielle des choses vraies. On essaya les coups de théâtre, l’imprévu, l’horrible. La poétique d’Aristote témoigne de cette dégradation. Les chœurs tragiques perdirent leur signification religieuse, à tel point qu’ils furent souvent remplacés par des intermèdes lyriques, sans rapport avec le sujet de la pièce. La comédie, privée aussi de ses chœurs, cessa d’être une appréciation ironique et bouffonne des intérêts les plus sérieux de la société : elle devint purement et simplement anecdotique, et s’en tint à esquisser la superficie des mœurs. Ces changemens réagirent assurément sur l’art de l’acteur. La mise en scène, les usages tragiques se perpétuèrent ; mais l’idéal des pieux interprètes d’Eschyle et de Sophocle s’affaiblit à la longue, et pour les comédiens mercenaires de la décadence, il ne fut plus qu’une tradition de coulisses, si j’ose m’exprimer ainsi. Or, rien n’est plus froid dans les arts, rien n’est plus ennuyeux qu’un idéal de convention, devenu, pour ceux qui le traduisent, une routine d’école : mieux vaut, je l’avoue, la plus vulgaire réalité. Je conjecture que les Grecs continuèrent à vanter leur ancienne tragédie, qui était un de leurs titres de noblesse, mais qu’ils coururent en foule à ces comédies dont les acteurs savaient faire une image amusante de la vie réelle. Je crois voir un indice de ce fait dans la prodigieuse abondance de la muse comique, depuis la déchéance d’Athènes jusqu’à l’asservissement de toute la Grèce.
Ce besoin de remplacer la beauté idéale, le sentiment sympathique par la vivacité et le naturel de l’expression, se manifesta en Italie dès l’introduction des jeux dramatiques par Livius Andronicus, cent soixante ans après la mort d’Eschyle et de Sophocle. Le chœur, composé de gagistes mal exercés, est relégué au fond de la scène, comme nos humbles comparses, et sa place à l’orchestre est envahie par les personnes de distinction et les fins amateurs. La gesticulation et la vocalise se sont déjà tellement chargées de difficultés, que le même acteur ne peut plus exécuter les gestes rhythmiques en chantant. Livius Andronicus obtient la permission de se faire remplacer dans les cantiques par un musicien de profession, et cet usage ne tarde pas à se répandre généralement. Les monologues deviennent ainsi des espèces de cavatines, dont la mélodie, de plus en plus tourmentée, est écrite par un compositeur spécial qui y met toute sa science. À ces passages, intervient le chanteur qui rend la mélodie par des sons, tandis que le tragédien se contente de traduire les mots par des gestes en accord avec le chant. Les acteurs négligent les beautés de sentiment, et s’accoutument à chercher l’effet dans l’illusion théâtrale. Pour se rapprocher de la réalité, ils renoncent à la lenteur solennelle du style idéal. On presse peu à peu les mouvemens, dans l’espoir de donner à la diction et au geste une vivacité plus naturelle. Si les Romains avaient dès-lors renoncé franchement à la déclamation rhythmique, leur théâtre serait devenu ce qu’est celui des modernes, une copie de la nature, livrée à l’arbitraire de l’acteur. Soit respect, soit routine, on n’alla pas jusqu’à rompre avec la tradition. Alors se présenta d’une manière bien plus marquée, bien plus choquante que chez nous, ce phénomène qui caractérise, selon moi, l’état actuel de notre scène, la confusion de l’idéal et de la réalité vulgaire. Dès le temps de Cicéron, c’est le grand orateur, c’est Horace qui nous l’apprennent, la mélopée simple et réservée de Nœvius et d’Andronicus avait fait place à une musique si pétulante, que les acteurs étaient obligés, pour en suivre les mouvemens, de s’épuiser en ridicules contorsions (cervices oculosque cum modorum flexionibus torquent). Le modeste accompagnement de la flûte douce fut dédaigné pour des instrumens criards. Dans le monde même, le langage des ancêtres, ce parler ferme et franc exempt de toute affectation, devenait un écho de la diction en vogue au théâtre, en se chargeant d’accens étrangers, d’éclats de voix, d’aspirations, de sons diminués ou prolongés. En vain le tragédien Esopus et le comédien Roscius, artistes de l’ancienne école, proclament-ils que l’union du beau au vrai est le point culminant de l’art, caput artis ; en vain essaient-ils la protestation plus efficace de l’exemple en ordonnant que les mouvemens fussent ralentis quand ils jouaient, afin qu’ils pussent développer l’ampleur et la sérénité puissante de leur exécution : on admire en eux des talens exceptionnels, on les comble d’honneur et de richesses ; mais l’engouement de la foule n’encourage pas moins les innovations de mauvais goût.
Les historiens de la scène latine ont attribué la chute des genres littéraires à l’immensité des amphithéâtres, qui ne permettait plus aux acteurs de se faire entendre, et surtout à la frayeur des poètes, responsables des allusions malignes saisies par l’auditoire. Le discrédit de la muse tragique s’explique d’une manière plus simple par les changemens que je viens de signaler dans le système de l’exécution. À mesure que les acteurs tendaient à remplacer la beauté par la vivacité, il devenait plus embarrassant pour eux de s’assujétir à un rhythme impérieux. L’accélération progressive des mouvemens dut à la fin rendre à peu près impossible cette double traduction de la poésie tragique par la mélopée apprise et par le geste cadencé : assurément l’ancienne hypocritique avait cessé d’être en harmonie avec les exigences de la mode. Alors arrivent des régions orientales de l’empire Bathylle et Pylade, artistes vifs, hardis, gracieux, bondissans. Dégagés du lourd attirail tragique, ils se vouent à un seul genre d’expression, le geste, qu’ils poussent à un degré de subtilité et d’entrain dont rien jusqu’alors n’a donné l’idée. Tels furent, à leur exemple, les pantomimes latins. Le délire qu’ils excitèrent se répandit dans tout l’empire comme une incurable contagion. Sans cesse proscrits, toujours rappelés, on les maudissait et on ne pouvait se passer d’eux.
Si la pantomime, à son origine, fut attrayante, digne, à certains égards, de l’admiration des esprits les plus distingués, elle ne tarda pas à subir la loi fatale. La mimique savante, la peinture par les gestes expressifs, fut à son tour effacée par un art plus sensuel, par la danse pétulante et lascive, exécutée surtout par des femmes. Si j’avais à fournir une preuve de la décadence du théâtre pendant cette agonie de plus d’un siècle qui précéda la ruine de l’empire, je la trouverais dans la condition sociale des comédiens. Leur profession était devenue héréditaire ! L’hérédité, que dis-je ? l’obligation légale, sous peines sévères, d’exercer un art qui exige une aptitude des plus rares, une vocation impérieuse, quel renversement de toutes les idées ! quel symptôme de dégradation ! Le fait paraît constant néanmoins ; il résulte d’un point de droit qui est resté jusqu’à ce jour fort obscur parmi les légistes et qui, je crois, n’a pas encore été signalé par les historiens du théâtre. J’ai eu occasion de montrer, dans des recherches d’un ordre plus sérieux[2], comment, vers la fin du IIIe siècle de notre ère, les classes ouvrières avaient été distribuées en corporations industrielles dans chaque ville et dotées de biens inaliénables, à la condition d’accomplir, suivant leur spécialité, des services d’utilité publique. Avec le temps, et sous le poids de la plus accablante tyrannie qui ait pesé sur l’humanité, ce droit facultatif de participer aux charges et aux avantages de la communauté, en y succédant à son père, dégénéra en obligation absolue : la condition des incorporés, contraints à la résidence dans le ressort de leur collége, condamnés irrévocablement à un métier contraire à leur goût, devint une exécrable servitude. Les spectacles, considérés dans chaque ville comme des besoins de première nécessité, donnèrent lieu à des corporations de ce genre. Cette circonstance explique plusieurs décrets conservés dans le Code théodosien[3]. Une loi de 389 porte une amende de cinq livres d’or contre quiconque éloigne de sa résidence une femme de théâtre. On a remarqué que beaucoup d’acteurs de cette période embrassèrent avec ferveur le christianisme. C’est que l’adhésion au nouveau culte était l’unique moyen de se soustraire à l’affreuse obligation de déclamer ou de danser malgré soi. Souvent aussi cette conversion n’était elle-même qu’une comédie pour effacer la servitude originelle. Plusieurs lois préviennent ce délit qui porte atteinte aux plaisirs des citadins. Un décret de 381 déclare que les sujets attachés à la scène d’une bonne ville (almæ urbis editioni obnoxii) ne seront admis à réclamer le baptême qu’à l’article de la mort. En 380, Valentinien jeune ordonne que les femmes qui se doivent au théâtre (quæ spectaculorum debentur obsequiis) et qui tentent de se soustraire à cette fatalité, soient restituées à la scène. L’église, à son tour, se sentit assez forte pour réagir contre la société païenne. Le concile d’Afrique de 399 demanda avec autorité que tout acteur qui désirait embrasser le christianisme ne pût en aucune façon être contraint à reprendre sa profession héréditaire (non eum liceat ad eadem exercenda reduci vel cogi). Je laisse à penser ce que dut être l’art du théâtre lorsque ceux qui l’exerçaient étaient plongés dans un tel avilissement.
Les conquérans barbares, qui travaillaient à leur insu au renouvellement de l’Europe, étaient, en général, peu favorables aux villes, derniers foyers de la civilisation romaine. Les corporations industrielles furent dépouillées et asservies ; à l’égard de celles qui avaient pour but de procurer au public des amusemens profanes, la proscription fut absolue. Ainsi finit le théâtre antique.
Les interprètes de la muse moderne ne descendent donc pas des histrions romains. Leur filiation est beaucoup plus noble. Ils ont pour aïeux vénérables les prêtres, les religieux, et les plus graves personnages de ces époques, où le christianisme régnait sans partage. Les pièces, écrites en mauvais latin jusqu’au XIIe siècle, ne pouvaient avoir pour acteurs que des clercs. À en juger par le Jeu paschal de l’Antechrist, que le bénédictin Pezio nous a conservé, ces pièces devaient être des espèces d’opéras, puisqu’on y trouve des chœurs et que parfois le dialogue même est noté en plain-chant. Nous nous faisons difficilement une idée du parti qu’on pouvait tirer de ces compositions informes, et cependant les cris d’alarme poussés par les moralistes du temps donneraient à penser que ces spectacles n’étaient pas sans agrément. « Notre siècle, dit Jean de Salisbury, mort en 1182, avide de fables et de frivolités, cherche à alimenter sa langueur par tout ce qui peut charmer les yeux, par la mollesse des instrumens, par les modulations de la voix, par l’enjouement de ses chanteurs ou la gentillesse de ses comédiens (hilarite canentium, aut fabulantium gratiâ). » Il paraît que les chanteurs de cette époque, à défaut de système harmonique, exécutaient d’instinct des enjolivemens, des variations ad libitum sur le thème principal, qui seul était noté, et qu’ils étaient parvenus à une remarquable adresse dans ce genre de vocalise. Écoutez saint Aëlrëde[4], disciple de saint Bernard, et vous croirez entendre un docteur de feuilleton déplorant la stérile habileté des virtuoses de notre époque. « Pourquoi, je vous prie, cette multitude d’instrumens qui expriment plutôt le fracas du tonnerre que la suavité de la voix humaine ? Pourquoi ces syncopes, ces diminutions de sons ? Tantôt des éclats de voix, tantôt des sons entrecoupés, ou des tremblemens, ou des notes interminables… Oubliant qu’il est homme, le chanteur pousse des soupirs efféminés. De temps en temps, il embrouille et débrouille l’écheveau de ses artificieuses roulades. Vous le voyez imiter tous les gestes des comédiens ; ses lèvres sont crispées, il roule ses yeux, il joue des épaules, et à chaque note qu’il émet correspond un certain mouvement de ses doigts. »
Le déclin de cet âge qui éveille communément dans les esprits des idées de candeur et de naïveté, le XVe siècle, est une époque de souffrance sourde où le besoin de la dissipation est poussé jusqu’à la fureur. Le théâtre est partout, dans l’église, dans les châteaux, dans les cours de justice. Il arrête les passans au coin des carrefours, il court de ville en ville au-devant des spectateurs. Où trouve-t-on des acteurs pour suffire à tant de spectacles ? Sont-ce de pauvres hères obligés de se vendre corps et ame à un spéculateur, de débiter à contre-cœur leur gaieté factice ? Point du tout. Ce sont les maîtres de la société, les privilégiés de la fortune, des prêtres, des magistrats, de bons bourgeois, la jeune cléricature, espoir de l’église et du barreau. Tous quittent leurs affaires, apprennent de longs rôles, s’affublent à leurs frais, gambadent sur les tréteaux pour divertir le menu peuple qui fait galerie. On évalue à trois mille le nombre des comédiens qui desservent aujourd’hui la scène française. L’homme qui connaît le mieux l’ancienne France, M. Monteil, ne craint pas d’affirmer qu’au XVe siècle cinq à six mille personnes de diverses classes paraissaient sur les théâtres publics. On parle de l’activité de nos directeurs quand ils ont mis en scène cinq actes qui se jouent en trois heures : qu’ils osent se comparer aux maîtres des mystères, obligés de réunir quatre à cinq cents personnes pour jouer des pièces qui duraient parfois des semaines entières, à l’exception d’un entr’acte de midi à deux heures, accordé aux spectateurs pour le temps de leurs repas et aux acteurs pour reprendre haleine. Il fallait engager de pieux ecclésiastiques pour représenter Dieu et les saints, de hardis soudards pour Satan et sa diabolique escorte, des gens de robe pour les personnages de distinction, des bourgeois, des artisans pour le populaire, et pour les rôles de femmes de blonds écoliers à mine joufflue et de fine taille. Que de soins, de dépenses, de dévouement pour équiper et discipliner cette armée de comédiens ! mais aussi quel succès ! quelle ardente curiosité ! quel religieux silence dans la foule pressée autour des échafauds ! Ne nous y trompons pas ; cet empressement est moins un symptôme de ferveur religieuse que l’effet d’un goût pour les spectacles presque général à cette époque. Pour huit à dix grandes confréries vouées en France à la représentation des pièces saintes, on eût rencontré dans les provinces nombre de bandes joyeuses qui, sous prétexte d’instruire et de moraliser le peuple, allaient jouer en plein vent des scènes bouffonnes ou des mascarades satiriques.
Je voudrais, pour me rapprocher du but de mes recherches, pouvoir caractériser la nuance de talent déployée par ces acteurs improvisés. À cette époque, les traditions de la scène antique étaient complètement effacées. Les confrères, qui prenaient long-temps à l’avance l’engagement solennel de jouer leurs rôles, les étudiaient sans doute avec beaucoup de soin, mais sans méthode, sans aucune notion d’art. Ces bégaiemens de la muse moderne n’eussent pas été supportables, s’ils n’avaient pas été soutenus par le pieux sentiment qui les animait. La foi naïve, l’onction religieuse des dévots personnages qui se réservaient les beaux rôles dans les mystères, devaient les élever par instans au ton d’une émotion sympathique. Je lis dans un vieil historien du Berry (Lassay), à propos de la représentation des Actes des Apôtres donnée à Bourges, que ce mystère « fut joué par des hommes graves, qui savaient si bien feindre par signes et gestes les personnes qu’ils représentaient, que la plupart des assistans jugeaient la chose être vraie et non fausse. » Il est permis de croire aussi que les moralités, les farces grivoises, les diableries, lorsqu’elles avaient pour acteurs des hommes comme Villon ou l’auteur de l’Avocat Patelin, étaient relevées par d’ingénieuses fantaisies ou par l’entrain d’une gaieté mordante.
Les confrères dramatiques n’auraient pas pu subvenir aux frais d’une pompeuse mise en scène, sans recourir à la générosité des spectateurs. Il est probable que les quêtes étaient faites dans la foule, ou qu’une légère rétribution était exigée pour certaines places réservées. L’appât des recettes conduisit à l’idée d’une spéculation sur la curiosité publique. D’amateurs qu’ils étaient, beaucoup de confrères devinrent des comédiens de profession. Il n’y avait là rien que d’heureux, puisqu’un art, assez vaste pour absorber toute la vie, ne saurait se perfectionner qu’en procurant des moyens d’existence à ceux qui l’exercent. Cette métamorphose date, pour Paris, de l’an 1402. Les confrères, établis au-delà de la porte Saint-Denis, dans le couvent des Trinitaires, y exploitèrent leur genre de spectacle pendant un siècle et demi avec assez d’avantages pour être en mesure d’acheter, en 1547, l’ancienne résidence des plus puissans vassaux de la couronne, de France, l’Hôtel de Bourgogne, situé rue Mauconseil. L’édifice, qui menaçait ruine, fut restauré conformément à sa destination nouvelle : en même temps, un arrêt du roi, interdisant à l’avenir la représentation des mystères, accordait en revanche aux confrères le monopole des spectacles profanes. Un emplacement des plus heureux au cœur de la ville, un privilège dont les restrictions même étaient avantageuses, semblaient ouvrir une veine de prospérité. Une concurrence imprévue précipita l’antique confrérie dans une voie de décadence.
L’Italie avait essayé, depuis plus d’un siècle, la rénovation de la scène antique, lorsqu’en 1552, Jodelle donna chez nous sa Cléopâtre. Cette pièce, illisible aujourd’hui, jouée fort médiocrement sans doute par des écoliers, avait le genre de mérite le plus favorable aux ouvrages dramatiques, celui de venir à point. L’érudition exicitait non seulement la juste estime des hommes graves, mais l’engouement de la société frivole. L’effet produit par la Cléopâtre fut un éblouissement d’amiration. Avant la fin du XVIe siècle, il s’était formé un répertoire de pièces composées dans le goût antique, ou plutôt à l’imitation de Jodelle. Jouées dans les colléges par la fleur de la jeune littérature, ces pièces réunissaient l’élite des personnages éminens par leur rang ou leur savoir : c’était une distinction que d’être admis à les entendre. L’enthousiasme devint une affaire de mode. Ces succès d’amateurs, décidés à huis clos, était plus funestes aux comédiens de profession qu’une lutte avouée. Mal inspirés par la misère, ils essayèrent de renouveler leur clientelle en flattant les instincts grossiers de la populace : ils s’abaissèrent peu à peu jusqu’à la farce ignoble. Dénoncée aux états de Blois comme ennemie de la morale publique, l’antique confrérie de la Passion fut dispersée. Sa salle et son privilège échurent à une troupe de comédiens qui crut voir des chances de succès dans l’exploitation du nouveau répertoire classique. L’admiration factice des lettrés ne gagna pas à cette portion nombreuse du public qui veut du plaisir en retour de son argent. Ennuyeuses par elles-mêmes, les pièces érudites devenaient plus insupportables encore par l’exécution. On n’avait pas idée alors des qualités de tenue et de diction, de ce mystérieux mélange d’abandon naturel et de noblesse qui sont nécessaires pour faire valoir les pièces conformes à la poétique grecque. On rompit par nécessité avec Aristote, et on en vint à mettre en scène des romans dialogués sans logique et sans style, mais surchargés de ces incidens dont l’invraisemblance même est une amorce pour la foule béante. Huit cents pièces que Hardy composa dans ce système, procurèrent une existence facile aux comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, et déterminèrent l’établissement d’une troupe rivale. Quant aux poètes de cette période, ils faisaient si bon marché de leurs succès, qu’ils ne livraient pas même leurs noms au public. Théophile, Mairet, Racan et Gombaud furent les premiers qui acceptèrent la responsabilité de leurs œuvres. Le théâtre en était au mode de publicité de nos spectacles forains. Après avoir battu la caisse dès le matin à la porte de l’hôtel et dans les rues voisines, on laissait annoncer par le stentor de la troupe que dans l’après-midi, entre deux et cinq heures, on représenterait une pièce sur un sujet très intéressant. La foule ne tardait pas à se précipiter dans une grande salle carrée, garnie de deux ou trois rangs de loges en charpente, en regard d’une estrade disposée en forme de scène. Il en coûtait dix sous à l’honnête bourgeoisie pour prendre place dans les galeries. Le parterre, où l’on entrait pour cinq sous, était le rendez-vous des laquais, des fainéans, des vauriens, cohue hargneuse et bruyante au milieu de laquelle il n’était pas prudent de s’aventurer.
Segrais, ou plutôt l’auteur du Ségraisiana, a dit, en parlant des ouvrages composés dans le goût de Hardy : « Ces vieilles pièces étaient misérables, mais les comédiens excellens les faisaient valoir par la représentation. » Je ne puis accepter ce jugement. Les comédiens en renom, sous Henri IV et Louis XIII, n’avaient sans doute que ces qualités dangereuses qui impressionnent la foule, l’emphase et l’énergie criarde dans le sérieux, et dans le genre bouffon un entrain de mauvais goût. En considérant leurs habitudes, leur clientelle, leur répertoire, on sent qu’ils durent rester bien loin de l’idée que nous nous faisons aujourd’hui d’un artiste véritable. Les mêmes acteurs qui avaient figuré les personnages héroïques dans les tragédies reparaissaient, sous des déguisemens grotesques, dans des parades improvisées à l’imitation des bouffonneries italiennes. Aussi avaient-ils toujours deux noms, l’un pour la tragédie, l’autre pour la farce. Henri Legrand, qui se faisait appeler Belleville quand il se présentait comme tragédien, devenait dans les parades ce joyeux Turlupin auquel il a donné une célébrité proverbiale. Le nom comique caractérisait un type de convention que l’acteur reproduisait invariablement dans chaque comédie où ce même nom restait toujours celui de son rôle. Ainsi Duparc, dont le sobriquet était Gros-Réné, joua les rôles de Gros-Réné dans le Dépit amoureux, dans Sganarelle et d’autres pièces encore. Certains acteurs s’enfarinaient la figure : la plupart jouaient masqués, à l’italienne ; Molière lui-même se masqua dans les premiers temps pour jouer les Mascarille. Beaucoup de rôles de femmes étaient rendus par des hommes avec la voix de faucet. La difficulté de trouver des actrices qui consentissent alors à représenter les femmes vieilles et ridicules perpétua cet usage jusqu’en 1704, époque de la mort de Beauval. Le prédécesseur de ce dernier, Hubert, élève de Molière, avait joué d’original les rôles de Mme Jourdain, de Mme Pernelle, et de Bélise des Femmes savantes.
Tendances vagues et impuissantes vers la noblesse antique, découragement et retour à la vulgarité déréglée, ainsi peut être résumée en deux mots l’histoire de la scène française, jusqu’à l’époque où les chefs-d’œuvre de Corneille, de Racine et de Molière firent entrevoir le genre d’idéal qui convient au théâtre moderne. L’influence de ces trois grands hommes sur l’art de la déclamation a été décisive. Il importe, afin de la mieux caractériser, de faire une rapide excursion dans les autres régions littéraires de l’Europe.
À l’Italie appartient l’honneur d’avoir essayé la première la régénération du théâtre, en renouvelant les traditions de l’art grec. À peine les chefs-d’œuvre de la scène antique eurent-ils été divulgués par l’imprimerie, qu’une foule de poètes s’appliquèrent à les imiter, les uns en se servant de la langue latine, qui était devenue pour les savans une langue usuelle, les autres en essayant d’élever l’idiome vulgaire jusqu’à la dignité de la tragédie. La renaissance du théâtre littéraire n’eut pas en Italie un caractère mesquin, comme dans le reste de l’Europe : ce ne sont pas des pédans qui s’enferment dans leurs colléges pour y jouer leurs propres ouvrages. Tout ce que la péninsule renferme d’hommes supérieurs par le génie ou par la fortune s’honorent de concourir à la splendeur de la scène. Les poètes n’ont aucune espérance de profit : ces poètes, il est vrai, sont ordinairement les dignitaires de l’église. Il y a rivalité entre les princes pour élever la mise en scène jusqu’à la haute idée qu’on s’est faite des spectacles antiques. Les représentations, organisées avec magnificence par les cours de Ferrare, de Florence, d’Urbin, de Mantoue, deviennent, comme les jeux de l’ancienne Grèce, autant de fêtes nationales. Les architectes les plus célèbres, Balthazar Peruzzi, Scamozzi, Sansovino, Palladio, sont appelés à construire des théâtres sur le plan des anciens. Les innombrables sociétés savantes qui se forment à l’exemple des Intronati de Sienne et des Sempiterni de Venise, ont pour but principal la représentation des œuvres dramatiques. On joue avec un zèle respectueux des pièces grecques traduites en latin, et celles de Plaute, de Térence, de Sénèque, en original. Tous les littérateurs renommés, Politien, Trissin, Bibbiena, Arioste, Tasse, Machiavel, l’Aretin, et une foule d’autres que les bibliographes comptent par centaines, ne cessent d’alimenter le répertoire des acteurs académiques.
Ne nous étonnons pas de voir l’élite d’une population se précipiter, pour ainsi dire, vers la scène. Les Italiens de la renaissance considéraient la récitation dramatique comme un complément indispensable de l’éducation. « Si l’on nous traite d’histrions, dit Politien dans un prologue qu’il composa pour les Ménechmes de Plaute, nous ne nous en défendrons pas. Qu’on sache que nous suivons les mœurs de l’antiquité, et que les anciens livraient leurs enfans aux comédiens, afin qu’ils formassent sur eux leur maintien. » Presque tous les hommes célèbres de l’Italie, pendant la période de sa plus grande gloire littéraire, ayant passé sur le théâtre, il est évident que plusieurs d’entre eux ont dû s’élever jusqu’aux divers genres de mérite qui constituent le comédien. Les traditions ont mis quelques noms en relief. Dans les pièces latines réussirent Marcellin Verardi et le chanoine Thomas Inghiramo, surnommé Phèdre parce qu’il joua avec supériorité le rôle de cette héroïne dans l’Hippolyte de Sénèque. Dans les pièces en langue vulgaire, Machiavel saisissait à merveille la démarche et jusqu’au son de voix des personnages de son temps qu’il voulait livrer au ridicule. Le poète Ruzzante se rendit célèbre par sa verve bouffonne. Les artistes, en grand nombre dans les sociétés académiques, s’y distinguaient particulièrement. Le talent scénique du Bernin et de Salvator Rosa contribua beaucoup à leur réputation.
Malgré ces exemples que je cite par esprit d’impartialité, je reste en défiance contre des succès de coterie auxquels a manqué la sanction populaire. À en juger par le répertoire des académies, je ne puis croire que les acteurs érudits aient élevé bien haut l’art de l’exécution théâtrale. Pour eux, le beau idéal de la déclamation tragique ne dut être qu’une récitation chantante, selon l’idée qu’on se faisait alors de la mélopée des anciens. Il leur était moins difficile dans la comédie de se rapprocher du naturel, car les personnages empruntés aux comiques latins se retrouvaient encore dans l’Italie du XVIe siècle. Malheureusement, chez les Italiens, comme chez les Romains, la comédie ne pouvait refléter que les superficies de la société. En ces temps de despotisme jaloux et perfide, une étude pénétrante des mœurs n’eût pas été sans dangers pour les poètes. Avec ces masques éternels de l’intrigant, du libertin, de l’usurier, de l’entremetteur, de la courtisane, du spadassin et du matamore, on ne pouvait produire que des imbroglios faits pour exciter, non la gaieté cordiale, mais seulement la grimace du rire. Un jour vint où chacun comprit, sans l’avouer, que la tragédie érudite était sans intérêt, que la comédie selon les règles était sans variété comme sans pudeur. Dès le commencement du XVIIe siècle, les scènes académiques tombèrent dans un discrédit dont elles ne se relevèrent pas en essayant de se transformer en spectacles payés.
Un obstacle décisif s’opposait d’ailleurs au succès des érudits. Un théâtre ne peut prospérer qu’à la condition d’être populaire. Or, la langue des académiciens, qui est une épuration minutieuse du dialecte toscan, n’a jamais été adoptée généralement. On compte dans la péninsule environ quatorze patois qui correspondent, assure-t-on, par leurs qualités et leurs défauts, aux traits caractéristiques des contrées où ils sont en usage. Un esprit instinctif d’opposition contre la langue officielle, un sentiment de vanité mesquine, attachent les localités rivales à leurs différens idiomes. La foule, glacée aux interminables tirades des académiciens, se portait donc devant les tréteaux de ces bouffons ambulans qui, dans un dialogue improvisé, parlaient à chaque province la langue qu’elle aimait. Les vrais artistes, aux yeux du peuple, n’étaient pas les érudits dévoués et laborieux : c’étaient, comme le prouve le nom populaire des pièces à canevas (comedia dell’arte), c’étaient ces joyeux improvisateurs qui, le masque au visage, le geste prompt, la langue vive et piquante, gambadant, riant des pieds à la tête, pouvant tout risquer, parce qu’ils étaient certains d’avoir un public grossier pour complice, remplissaient avec plus ou moins de bonheur des scenarios dont l’intention seulement était convenue à l’avance.
Je veux bien croire que plusieurs comédiens de l’art ont justifié par leur esprit et leur gentillesse la célébrité acquise à leur nom. Néanmoins, en examinant les conditions auxquelles l’impromptu est possible, on voit qu’il ne constitue qu’un genre inférieur auquel on hésite à accorder quelque estime. Les patois employés par les bouffons, consistant dans certaines altérations du langage littéraire, devaient exclure le sentiment d’une bonne diction. Au lieu de se transformer sans cesse comme nos acteurs, de revêtir autant de caractères que de rôles, le comédien de l’art, voué à un seul type, restait le même personnage dans mille pièces différentes. Il était toujours, ou Pantalon, l’avare négociant de Venise, ou Arlequin, l’espiègle de Bergame, ou le docteur, c’est-à-dire un pédant bolonais, ou le jovial Polichinelle. Le bravache, le fourbe, le niais, le rustre calabrais, le fat romain, le petit maître florentin, le bon bourgeois milanais, avaient chacun leur nom, leur masque, leur costume, leurs lazzis, connus à l’avance du dernier des spectateurs comme de l’acteur lui-même. Cette improvisation prétendue ne pouvait être qu’une variante sans cesse renouvelée de la même charge, de la même plaisanterie. Les gravures du temps, celles de Callot, par exemple, font voir qu’à défaut de verve comique, on obtenait le rire par des turpitudes.
Avertis par le dégoût public de la nécessité de se réformer, les troupes ambulantes perdirent leurs principaux moyens d’effet, et devinrent insensiblement aussi moroses que les troupes académiques. Sous le poids d’une disgrace commune, les érudits et les improvisateurs se rapprochèrent. Il résulta de leur alliance un genre bâtard, qui étala des prétentions littéraires en conservant le sans-gêne de l’impromptu. La verve nationale semblait épuisée. Pour la renouveler, on ne sut mieux faire que des emprunts maladroits aux théâtres de la France et de l’Espagne. Pendant, le XVIIIe siècle, plusieurs poètes comiques, d’une ingénieuse fécondité, ne captivèrent la multitude qu’en mêlant à leurs ouvrages étudiés les charges des anciennes parades. Quant à cette classe exigeante et capricieuse qui s’appelle la bonne société, professant pour le drame parlé une indifférence dédaigneuse, elle commença à manifester cet engouement musical qui est pour la littérature un symptôme funeste. Autant il y avait eu autrefois d’académies de déclamation, autant on fonda de conservatoires de musique où l’on offrit gratuitement à la jeunesse, avec des leçons de chant, les élémens des connaissances utiles, et une bonne éducation morale. Vers 1760, on comptait à Naples trois de ces écoles, et quatre à Venise. Tous ceux qui sentirent en eux l’étincelle de la vocation dramatique se réunirent dans les conservatoires, où ils apprirent la vocalise, au lieu de s’élever jusqu’à l’éloquence du geste et de la diction. L’Italie obtint ainsi les plus grands chanteurs qui eussent existé ; mais elle se priva à jamais de la plus pure des jouissances littéraires, de cette émotion saine et bienfaisante qu’on éprouve en sympathisant avec un excellent comédien.
J’arrive à l’Espagne. Nous manquons en France de documens directs et précis sur les comédiens de ce pays, et nous sommes réduits à nous en faire une idée en étudiant le caractère et les vicissitudes du théâtre espagnol. Le génie dramatique s’éveilla vers la fin du XVe siècle. Ses premiers bégaiemens furent de petits poèmes dialogués que leurs auteurs mirent en action, en s’associant au besoin quelques camarades : de là vint que les directeurs de théâtre conservèrent long-temps le nom d’autores. Gil Vicente et sa fille à la cour de Portugal, et Lope de Rueda, simple artisan à Séville, furent les premiers qui se firent un nom dans ce genre. Leurs pièces étaient des pastorales, c’est-à-dire des conversations galantes, relevées d’ordinaire par des bouffonneries ou des allégories satiriques. « Dans ce temps-là, dit Cervantes en recueillant des souvenirs d’enfance, tout l’appareil d’un auteur de comédie s’enfermait dans un sac, et consistait en quatre pelisses blanches de berger, garnies de cuir doré ; quatre barbes ou chevelures postiches, et quatre houlettes. Il n’y avait point de coulisses : l’ornement du théâtre, c’était une vieille couverture soutenue avec des ficelles. » Les progrès de la mise en scène sont attribués à un certain Naharro de Tolède, renommé pour les rôles comiques. En peu de temps, on imagina les coulisses, les décors, les costumes ; on trouva les moyens de produire les tonnerres, les éclairs, les incendies, les cérémonies, les combats à pied et à cheval. Le matériel du théâtre semblait préparé pour un drame pétulant et romanesque en rapport avec les instincts de la foule. Cervantes, un des premiers, donna des pièces dans ce caractère. À travers son ironie souriante, il laisse percer l’orgueil d’avoir fondé le théâtre national : « On ne toucha, dit-il, à la perfection qui nous charme aujourd’hui, qu’au moment où l’on représenta sur le théâtre de Madrid les Captifs d’Alger, pièce de ma composition. Je donnai depuis vingt à trente comédies, qui toutes furent représentées sans que le public lançât aux acteurs ni concombres, ni oranges, ni rien de ce qu’on a coutume de jeter à la tête des mauvais comédiens. » À peine ouverte, la veine fut exploitée, avec une puissance gigantesque, par Lope de Vega et par beaucoup d’autres poètes d’une si prodigieuse fécondité, qu’on n’a pu réussir à dresser l’inventaire complet de leurs ouvrages.
Il y avait depuis long-temps en Espagne, comme au-delà des Pyrénées, des scènes érudites, alimentées et suivies exclusivement par les savans de profession. Plusieurs des pièces écrites alors suivant les règles de la poétique grecque eussent mérité, assure-t-on, un succès solide et durable ; mais débitées dans les universités, et sans doute avec une emphase pédantesque, elles ne pouvaient atteindre cet entrain, ce fini d’exécution, qui sont nécessaires pour impressionner sérieusement un auditoire. Les poètes et les comédiens ne se trompent pas aux démonstrations de la foule : l’enthousiasme dont ils ont besoin ne se renouvelle que dans les applaudissemens sincères. À l’exemple des femmes andalouses, qui abaissent un rideau devant l’image de la madone quand elles craignent quelques tentations, Lope de Vega et les poètes de même école, franchement dévots à l’antiquité, voilaient pieusement le buste d’Aristote avant d’écrire pour les tréteaux populaires ces drames où le sublime étincelle et dont notre Corneille devait s’inspirer. Un jour vint où les savans s’ennuyèrent de déclamer dans le vide, et le théâtre classique, qui n’avait jamais eu de public en Espagne, succomba définitivement, faute d’interprètes.
Quels ont été l’état matériel de la scène, le sort des comédiens, le système de la déclamation, pendant la période active du théâtre espagnol, pendant le règne brillant des Vega, des Castro, des Alarcon, des Royas, des Calderon ? À défaut de feuilletons, dont on se passait fort bien, je consulterai les impressions des voyageurs contemporains. Les troupes ambulantes étaient si nombreuses, que la plupart des villes avaient le plaisir de la comédie. Il y avait à Madrid deux théâtres publics et plusieurs salles dans les palais royaux, bien que le roi n’eût pas de troupe à ses gages. Le prix des meilleures places, c’est-à-dire des siéges réservés, représentait environ quinze sous de France, équivalant à plus de deux francs de notre monnaie actuelle. Deux sous au plus par spectateur, revenaient aux comédiens ; le reste était partagé entre les hôpitaux, la municipalité propriétaire des salles et les loueurs de chaises. Dans les provinces, la contribution était moindre. En général, le sort des comédiens était assez misérable, et il fallait pour le supporter ce dévouement qui est un des indices de la vocation. Une première actrice, célèbre en 1639, avait par exception trente-trois réaux par jour et une litière à ses ordres. Le goût pour le théâtre, très vif dans toute la Péninsule, dégénérait à Madrid en véritable fureur. Quoique deux salles fussent ouvertes tous les jours, il était difficile aux étrangers d’y pénétrer. Les places d’honneur étaient toujours louées à l’avance par les gens de distinction, et plusieurs familles se piquaient de les conserver de père en fils, comme un fief. Il y avait pour les femmes un amphithéâtre inaccessible aux hommes. À l’heure du spectacle, c’est-à-dire vers le milieu de la journée, beaucoup de boutiques, beaucoup d’ateliers restaient déserts. Les petits marchands, les artisans allaient s’entasser au parterre, où, debout, drapés dans leur cape, la rapière au côté et la main sur le poignard, ils prononçaient sur le mérite des acteurs et des pièces. Le parterre était, suivant ses impressions, un volcan d’enthousiasme ou une tempête de colère : les jours de cabale, il devenait un champ de bataille.
Les représentations des Autos sacramentales avaient un caractère particulier, elles commençaient chaque année le jour de la Fête-Dieu, et duraient environ un mois, pendant lequel les spectacles profanes demeuraient fermés. On élevait à cet effet des échafauds sur les places publiques devant la résidence des hauts dignitaires de l’endroit. À Madrid, on jouait d’abord devant le palais du roi, et successivement devant les hôtels de chacun des ministres. Pour donner plus de pompe à ces solennités, on mettait en réquisition tous les comédiens de la ville sauf à choisir entre eux les plus habiles et les plus dignes. La munificence des grands de l’état prêtait à la mise en scène un éclat inaccoutumé. Les décorations et les costumes de chaque jour, grotesques dans les petites villes, mesquins même à Madrid, prenaient une apparence de splendeur pour les représentations des Autos. Les étrangers étaient surtout surpris de voir qu’on prodiguât les flambeaux à ces pièces saintes, exécutées en place publique et en plein midi, tandis qu’on jouait les pièces profanes sans lumières, dans des salles ou dans des cours obscures.
J’arrive au point capital, et j’interroge mes vieux voyageurs sur le mérite des comédiens. « La représentation ne vaut presque rien, dit l’un d’eux (Van Aarsens, 1655) ; car, excepté quelques personnes qui réussissent, tout le reste n’a l’air ni le génie du vrai comédien. Les habits des hommes ne sont ni riches ni proportionnés aux sujets : une scène grecque ou romaine se représente avec des habits espagnols… On chante si mal que l’harmonie semble des cris d’enfans. Aux entr’actes il y a quelque peu de farce, quelque ballet ou quelque intrigue, et c’est souvent le plus divertissant de la pièce. » Ce jugement sévère confirme les conjectures qu’on peut établir d’après le répertoire du vieux théâtre espagnol. Si on veut bien se rappeler que Lope de Vega a composé, suivant le calcul de ses apologistes, deux mille deux cents pièces de théâtre, et répandu vingt et un millions trois cent mille vers sur cent trente-trois mille deux cent quatre-vingt-deux feuilles de papier ; que la plupart de ses nombreux successeurs ont semé les drames par centaines, on conviendra que les comédiens aux prises avec d’aussi rudes joûteurs ont eu peu de temps à donner à la méditation des rôles : il fallait que chacun d’eux se consacrât à reproduire constamment une même nuance de caractère, à peu près comme les improvisateurs de la comédie de l’art en Italie. Les critiques littéraires ont remarqué en effet que tous les personnages du théâtre espagnol répondent à des types conventionnels et immuables, placés en dehors de la réalité. L’amant réunit de droit les qualités chevaleresques ; l’amante offre l’idéal de la passion et de la fidélité. Hautains, inflexibles sur le point d’honneur, tels doivent être les parens de l’héroïne. Toujours les gens de condition, quel que soit leur caractère, sont placés sous un reflet sombre et sévère : leurs vices, quand ils en ont, sont anoblis par une fierté héroïque qui les maintient à leur rang. La gaieté n’est permise qu’à la gueuserie : les êtres vils et pauvres ont seuls le droit de faire rire en riant eux-mêmes. Observons encore que le dialogue espagnol, écrit en petits vers d’un mouvement rapide et passionné, est entrecoupé par des sonnets et des stances qui se détachent, comme les airs de nos drames lyriques. Le passage fréquent d’un mètre à l’autre, l’entrain irrésistible des parties dialoguées, la nécessité de faire ressortir la pointe du sonnet ou de détailler les beautés poétiques de la stance, me semblent autant d’obstacles au naturel du débit et à la progression dramatique des effets. Les mauvaises conditions acoustiques de ces salles ouvertes eussent détruit d’ailleurs ces nuances de diction qui font vivre les personnages. J’oserai donc conclure, de tout ce qui précède, qu’une énergie fougueuse, une emphase castillane dans le genre héroïque, une pétulance bouffonne dans le genre picaresque, étaient les principaux, peut-être les seuls mérites, des acteurs espagnols au XVIIe siècle ; qu’improvisant la mise en scène pour des poètes, qui improvisaient les pièces, leur déclamation devait être conventionnelle, imparfaite, et fatigante à la longue par son uniformité. L’Espagne, soumise au petit-fils de Louis XIV, ouvrit les yeux sur les inconvéniens de son vieux théâtre, et essaya de conformer sa poétique aux habitudes de la scène française. Les historiens littéraires s’accordent à reconnaître que cette innovation ne fut pas heureuse. On dit qu’une régénération théâtrale coïncide présentement avec les réformes politiques ; que déjà de grands talens se sont révélés : prenons acte de la déclaration.
L’Angleterre, dont la civilisation se développe parallèlement à celle de la France, débute aussi dans la carrière théâtrale par les drames religieux et les comédies satiriques jouées par des bourgeois. Au XVIe siècle, on commence à spéculer sur la légère cotisation exigée jusqu’alors des spectateurs. L’instinct dramatique, chez quelques-uns, le libertinage chez le plus grand nombre, transforment les candides confrères en comédiens errans, qui vont exploiter à leurs risques et périls la curiosité des provinces. Beaucoup de comédiens aux gages des seigneurs étaient tristement confondus dans la domesticité des grandes maisons. Shakspeare parut ; on sentit qu’il fallait pour ses conceptions variées comme le monde qu’elles reflètent, d’autres interprètes que les vagabonds accoutumés à jouer d’instinct des pièces à peu près improvisées. Élisabeth choisit les douze meilleurs sujets des différentes troupes publiques et particulières, et leur donna, avec le titre de comédiens royaux, une pension et des priviléges qui les mirent au-dessus de la nécessité. Que les pièces de Shakspeare aient été jouées dans une espèce de grange dont les fenêtres intérieures tenaient lieu de loges pour les dames, devant une populace debout et pressée dans une cour poudreuse qu’on nommait le parterre, au milieu des gentilshommes qui achetaient le droit de rester sur la scène, et croyaient du bon ton d’y jouer aux cartes ou d’y fumer le tabac nouvellement introduit ; que ces pièces aient été exécutées en plein jour, sans autres décorations que des tapisseries douces aux murs, sans autres costumes que des oripeaux de saltimbanques ; que les rôles de Juliette et d’Ophélie aient été créés par de jeunes garçons, tout cela ne nous autorise pas à mettre en doute la sensation produite sur la multitude par les acteurs de Shakspeare. Ce grand homme voyait trop clairement dans les profondeurs de la nature humaine pour ne pas y découvrir les secrets de l’art théâtral. Il suffit de lire les instructions qu’il adresse par la bouche d’Hamlet aux comédiens de son temps, pour être persuadé que l’exécution de ses pièces sur le théâtre du Globe était saisissante malgré la misère des accessoires. N’est-ce pas un des indices de son influence que cette manie de jouer la comédie, qui fut un des travers de la société anglaise pendant la première moitie du XVIIe siècle ?
La révolution de 1644 vint interrompre la tradition shakespearienne. Pendant tout le règne du puritanisme, les spectacles furent fermés et les acteurs assimilés aux plus odieux vagabonds. L’ouverture du théâtre de Drury-Lane ; l’introduction des femmes sur la scène, coïncident avec la restauration des Stuarts. Un drame sévère, envisageant les choses humaines par les côtés sombres et profonds, ne pouvait plus convenir à une société dissipée. L’existence des gens du bel air devenant une orgie, le théâtre se transforma sur ce modèle. Le règne de la comédie licencieuse abâtardit le goût de la forte déclamation ; la vogue appartint à l’acteur qui réussit le mieux à mettre en saillie les pointes d’un esprit maniéré. Vers le commencement du XVIIIe siècle, un ridicule engouement pour la musique acheva de fausser le goût du public. À défaut de chanteurs nationaux, il fallut faire appel aux virtuoses de l’Italie. On en vint, suivant Addison, à applaudir des espèces d’opéras-comiques, où le héros s’adressait en chantant de l’italien à son confident, qui lui répondait en déclamant de l’anglais. Quant à la déclamation tragique, elle choquait les Français surtout par des tons furieux et par une gesticulation dévergondée. Un homme d’un goût très fin, qui avait pu observer l’Angleterre pendant ses missions diplomatiques, l’abbé Dubos, porta ce jugement : « Les acteurs anglais sont dispensés de noblesse dans le geste, de mesure dans leur prononciation, de dignité dans leur maintien, de décence dans leur démarche. Il suffit qu’ils fassent parade d’une morgue, bien noire et bien sombre, ou qu’ils paraissent livrés à des transports qui les fassent extravaguer. »
L’école littéraire dont les critiques du Spectateur furent les organes détermina une réaction. S’ils ne parvinrent pas à implanter en Angleterre la tragédie classique telle qu’on l’avait comprise sous Louis XIV, ils contribuèrent du moins à corriger par la sévérité de la poétique française, les écarts choquans du goût britannique. Cette influence fut particulièrement remarquable en ce qui concerne l’art de la scène. On revient avec amour à Shakspeare. Toutefois le respect n’empêcha pas qu’on ne retranchât dans l’exécution de ses pièces tout ce qui pouvait prêter à des excentricités ou à des effets de mauvais aloi. La période qui commence à l’ouverture de Covent-Garden, en 1733, pour se prolonger jusqu’à l’invasion de la sentimentalité allemande, vers la fin du siècle, fut pour l’Angleterre, comme pour la France, celle des grands comédiens. À côté de Garrick, brillaient assez pour éclipser par instans leur émule, Quin, l’inimitable Falstaff, Barry, l’élégant et tendre Roméo, l’inépuisable Macklin, et parmi les femmes mistress Cibber, la ravissante Juliette, mistress Pritchard, Bellamy, Siddons, talens variés et féconds, atteignant moins souvent le grandiose que les artistes français de la même période, mais plus près de la vérité dans la personnification des caractères. L’émulation qui régnait alors dans les coulisses devint si vive, qu’elle se communiqua à toutes les classes de la société, et en 1751 on vit les plus grands seigneurs de l’Angleterre louer la salle de Drury-Lane pour y représenter une tragédie de Shakspeare. La décadence se manifesta, comme chez nous, dès la fin du dernier siècle, par le succès du drame larmoyant, qui dégénéra en mélodrame, et par de petits opéras qui dégénérèrent en espèces de vaudevilles. Shakspeare a encore rencontré quelques interprètes assez éloquens pour le faire tolérer par le public ; mais en général la décadence de l’art théâtral est si profonde, que les meilleurs juges la déclarent irrémédiable.
Peu de mots suffiront pour esquisser l’histoire de la scène allemande. Après les mystères vinrent les réminiscences du drame antique, les pièces latines composées et jouées dans les universités protestantes. Le défaut d’unité dans le monde germanique fut long-temps un obstacle à l’établissement d’un théâtre national et populaire. Jusqu’à la fin du dernier siècle, il y eut peu d’états allemands qui possédassent des troupes sédentaires et régulièrement organisées. Les théâtres étaient desservis au hasard, par des comédiens ambulans qu’on retenait au passage, ou par des artisans qui, le soir, quittaient l’atelier pour la scène. « Très souvent, disait il y a cent ans un voyageur français, votre cordonnier est le premier ténor de l’opéra, et l’on achète au marché les choux et les fruits des filles qui ont la veille chanté Armide ou joué Sémiramis. » La condition précaire de ces acteurs les condamna long-temps à une médiocrité grotesque. Figurons-nous l’indignation d’un secrétaire perpétuel de l’Académie française, du savant abbé Dubos, en voyant vers 1730, sur la scène allemande, « Scipion fumer une pipe de tabac et boire dans un pot de bière sous sa tente, en méditant le plan de la bataille qu’il va livrer aux Carthaginois ! » Vers la fin du siècle, des artistes véritables s’étaient formés à l’imitation des grands maîtres de Paris et de Londres. Celui qui justifia le mieux l’enthousiasme de son pays fut Eckhof, remarquable surtout dans certains rôles d’origine française, comme Lusignan et le Père de Famille. L’émancipation poétique, prêchée par Lessing et réalisée par Schiller, n’était pas de nature à favoriser l’essor de l’art théâtral. Les poèmes dialogués de la nouvelle école, parfois admirables par l’ampleur de la conception, par l’épanouissement lyrique, sont peu conformes aux lois de la perspective scénique. L’exécution en est très difficile, et répond rarement, assure-t-on, aux efforts de l’acteur. Aussi en est-on revenu communément, en Allemagne, aux drames à situations pressées et pathétiques, ou aux pièces empruntées aux répertoires divers de la France.
Nous avons pu voir que dans les pays étrangers, comme en France avant Corneille, s’est manifestée dans l’art dramatique une tendance vers cet idéal qui semble un des besoins de l’ame humaine, mais que partout la tentative échoua, et qu’on en revint sur toutes les scènes à laisser parler les instincts populaires. Les érudits qui cherchaient systématiquement le secret de l’antiquité ne pouvaient rencontrer que l’ennui. On ne s’était pas encore rendu compte, au XVIe siècle, de ce qui constituait la déclamation idéale des anciens, et, l’eût-on découverte, on aurait vu qu’elle n’était plus applicable aux temps modernes. La déclamation antique recevait sa plus grande puissance d’un rhythme fortement prononcé ; les langues de nouvelle formation ont bien aussi leur rhythme, mais plus souple, plus mystérieux, et dont la vertu, n’est connue que du génie. Le style du geste, dans cette tragédie pour laquelle Phidias dessinait des masques, était comme la sculpture de ce sublime artiste, imposant, élevé, énergique dans sa majestueuse immobilité. Il faut du mouvement aux modernes. L’idéal convenable à leur scène devait bien plutôt correspondre à cette autre époque de la statuaire où l’idée se fait chair sous le ciseau des Praxitèle et des Lysippe, où l’expression s’unit à la beauté. D’ailleurs, pour que cet idéal que tout le monde rêvait vaguement se réalisât, il était nécessaire que des poètes bien inspirés produisissent, dans cet ordre de sentiment, des ouvrages qui fussent à la fois nobles et saisissans, littéraires et dramatiques.
Eh bien ! ces conditions, ce sont nos trois poètes immortels qui les ont remplies, et c’est là leur vraie gloire. J’associe notre grand comique à Corneille et à Racine, parce que la haute comédie, telle qu’il l’a conçue, admet les qualités de tenue et de diction essentielles dans la tragédie. « Le comique de Molière, a dit avec raison M. de Châteaubriand, par son extrême profondeur, et, si j’ose le dire, par sa tristesse, se rapproche de la vérité tragique. » C’est la passion abstraite qu’ils peignent, mais d’une main assez sûre, d’une touche assez large pour que l’acteur puisse faire vivre sur la scène des types savamment personnifiés. La langue dont ils se servent, réunissant la clarté, l’exactitude du parler habituel au noble épanouissement du style littéraire, permet, que dis-je ? commande impérieusement cette musique du langage qui poétise la voix de l’instinct. Sachant bien que le drame a besoin, pour exister, de l’émotion populaire, l’idéalisme n’est pour eux qu’un moyen de concentrer l’intérêt par l’unité d’impressions. Ils conduisent leur œuvre à ce point culminant dans l’art où le mouvement se produit sans altérer la beauté, où la vérité, poétisée par le génie, semble plus animée, plus réelle que la nature même. C’est ainsi que nos trois grands poètes ont créé la possibilité d’élever la pratique théâtrale à la dignité d’un art des plus sympathiques. Il est à remarquer que les époques où les scènes étrangères ont eu leurs plus grands acteurs sont précisément celles où elles se sont rapprochées de la poétique de l’école française.
Les vrais principes ne furent pas découverts soudainement. Il fallut plus d’un siècle d’inspirations et de tâtonnemens, il fallut le concours de beaucoup d’hommes éminens, comme acteurs ou comme critiques, pour conduire l’art théâtral à ce degré de perfection qui devait faire la règle de l’avenir. Les acteurs que trouva Corneille étaient, pour le tragique, dans le sentiment de l’emphase espagnole, à l’exception de Floridor, homme de qualité qui conserva à l’hôtel de Bourgogne la dignité aisée au parfait gentilhomme. Corneille d’ailleurs, modeste et naïf, s’inquiétait peu de faire valoir ses propres ouvrages. Il balbutiait en déchiffrant avec peine sa propre écriture, et appuyait lourdement sur les beaux passages qu’il savait de mémoire. Lui-même confessait ingénument sa maladresse : « L’on ne peut, a-t-il dit, m’écouter sans ennui, — que quand je me produis par la bouche d’autrui. » Au contraire, Racine et Molière s’appliquèrent, autant par goût que par calcul, à pénétrer les secrets de la belle déclamation. L’un et l’autre avaient même la prétention, plus nuisible qu’utile, à mon sens, de noter musicalement certaines intonations qu’ils jugeaient heureuses. Les conseils de Molière avaient tant d’autorité, qu’on peut dire qu’il a fait école. Séduit, dans sa jeunesse, par la charge italienne, il ne cessa de se rapprocher de la vérité dans ses ouvrages, dans les divers rôles qu’il créa, dans les principes de déclamation qu’il essaya de faire prévaloir. N’oublions pas Lulli, qui, suivant son principal biographe, « dressait lui-même ses acteurs et ses actrices, leur montrait à entrer, à marcher, à se donner de la grace, du geste et de l’action. » Le naturel et l’élégance de ce grand musicien exigeaient des qualités vocales qui ont dû vulgariser le sentiment du beau langage, et je ne doute pas que son influence n’ait été très utile.
Retrouver la déclamation théâtrale des anciens, cette merveille perdue, tel était, sous Louis XIV, le rêve de tous les auteurs, de tous les acteurs tragiques. Dans la persuasion que le récit des Grecs était une espèce de chant, on trouvait beau de psalmodier les vers en cadençant la mesure, en accusant l’intention par des tournures mélodiques, en donnant à la voix une sonorité musicale. Il est facile de reconnaître, à la pompe de leurs tirades, que les poètes du temps acceptaient ce genre de déclamation. Seulement, à l’opposé du récitatif de l’opéra, où l’émotion est traduite par des chants d’un caractère plus prononcé, le récitatif tragique était souvent ramené par les acteurs intelligens à la vérité du langage passionné. C’était le secret que la tendre Champmeslé avait appris de Racine. Elle n’a garde de chanter comme les autres ; mais, est-il dit dans une critique datée de 1681, « elle sait conduire sa voix avec beaucoup d’art, et elle y donne à propos des inflexions si naturelles, qu’il semble qu’elle ait véritablement dans le cœur une passion qui n’est que dans sa bouche. » Pour le vulgaire des acteurs, le beau du métier fut une déclamation boursouflée, emphatique, toujours rhythmée de même manière, toujours modulée dans les mêmes tons. Un débit accéléré jusqu’à la fin du couplet, un crescendo de gestes et de cris, conduisaient à cette dernière explosion que les spectateurs grossiers attendaient, comme a dit Molière, « pour faire le brouhaha. » Depuis la première retraite de Baron, et la mort de Mme Champmeslé, jusqu’à la fin de la régence, cette manière fut poussée au dernier terme de l’extravagance. La vogue appartenait à Beaubourg, dont on vantait la chaleur désordonnée, et surtout à Mlle Duclos, ancienne chanteuse de l’Opéra, qui exagéra jusqu’au ridicule le chant monotone des comédiens français.
Une réaction était nécessaire. L’élève de Molière, Baron, en fut le héros. Lorsque cet acteur incomparable remonta sur la scène qu’il avait quittée depuis vingt-neuf ans, il avait environ soixante-douze ans. Remplaçant Beaubourg, qui avait réussi par l’abus de sa vigueur physique, il chercha dans le contraste les chances de son propre succès. La moindre cause d’étonnement pour le public fut l’audace de ce vieillard qui abordait, à l’âge où la décrépitude commence, les rôles les plus vivaces du répertoire. On fut saisi surtout d’entendre un homme qui parlait en réponse à des chanteurs, qui économisait le geste au milieu des énergumènes, qui, au lieu d’une pétulance inintelligente et brutale, détaillait savamment ses rôles, en nuançait à l’infini les intentions ; artiste merveilleux, assez maître de lui pour éviter les défauts de ses qualités, simple et calme sans froideur, décent dans l’impétuosité, intéressant et spirituel sans laisser voir la recherche de l’esprit. L’impression que fit Baron sur ses contemporains fut si vive, qu’elle demeura ineffaçable, et que la critique du dernier siècle s’accoutuma à le présenter comme le type de la perfection. Je m’en tiens à croire qu’il a possédé au suprême degré la qualité la plus importante du comédien, celle du bien-dire. C’est avec cette qualité enchanteresse qu’il captivait son auditoire, au point de ne pas lui laisser le temps de la réflexion, il traduisait, dit-on, non pas le mot, comme le font les acteurs médiocres, mais l’intention, mais le sentiment, et il trouvait pour chaque sentiment des inflexions si consciencieuses, qu’elles étaient irrésistibles.
En caractérisant le talent de Baron, j’ai fait connaître sa brillante élève, Mlle Lecouvreur. Même netteté de débit avec un organe moins riche, même adresse à phraser suivant la tradition de Molière, comme on disait alors, c’est-à-dire à conserver quelque chose du rhythme poétique, sans marquer la césure, sans appuyer sur la rime ; même charme à parler le vers, mais non pas comme on parlait la prose. Ses efforts pour animer la pantomime, pour compléter l’illusion théâtrale, annonçaient les derniers progrès de l’art, lorsque la mort la frappa.
Le maître de la scène, après la perte de Lecouvreur, Dufresne, venait développer complaisamment les suprêmes beautés de sa personne et les richesses naturelles de son organe. Toujours éblouissant, il n’essayait pas même de paraître profond, et, soit qu’il jouât le brûlant Orosmane ou le Glorieux, dont il avait été le modèle, il n’était jamais qu’un pompeux lecteur à qui on eût été tenté d’offrir l’eau sucrée académique. Autour de lui, et à son exemple, on dessinait de belles attitudes, on posait largement la voix, on phrasait avec élégance mais on ne jouait pas. La bienséance théâtrale n’admettait alors qu’une marche majestueusement cadencée et inconciliable avec les grands effets de scène. Un soir pourtant, à une représentation de Mérope, au moment où la mère désolée trahit son secret pour sauver son fils, l’actrice, entraînée par un élan de passion, franchit la scène en courant pour venir se placer entre Égysthe et le meurtrier. Ce bondissement de lionne, un cri parti des entrailles, étonnent le spectateur et l’actrice elle-même. L’éclair, si rapide qu’il fût, a laissé voir une manière nouvelle.
Âgée alors de trente-deux ans, Mlle Dumesnil tenait de la nature une organisation tragique riche et complète ; sa facilité d’exécution était si prodigieuse, qu’elle niait le pouvoir de l’étude chez les autres, et ne s’apercevait pas même du travail qui se faisait en elle-même. Sa diction ne perdait jamais l’accent de la grandeur, même lorsqu’elle était familière et distraite. Impatiente de frapper les grands coups, elle atténuait les redondances de la tirade, et, suivant une expression inventée pour elle, déblayait les détails inutiles. « Mais, a dit un excellent juge, Grandmesnil, de ces ombres qu’elle distribuait peut-être avec trop de profusion, partaient des éclairs et des tonnerres qui embrasaient toutes les ames. » Jamais actrice n’obtint des effets plus puissans, plus variés. Dans les émotions de la sensibilité, elle trouvait de ces larmes sympathiques, de ces cris de nature que l’art ne saurait imiter. Dans les grands mouvemens de passion, elle renouvela les prodiges de la scène antique. Lorsque terrible, l’œil en feu, la menace à la bouche, elle s’avançait à l’encontre du spectateur debout au parterre, on vit parfois cette foule mouvante, comprimée par la terreur, reculer en tremblant jusqu’au fond de l’enceinte, et s’y blottir de manière à laisser un espace vacant entre elle et cette femme qui lançait la foudre.
Ce qui me confirme dans la haute idée que je me suis faite du génie de Mlle Dumesnil, c’est le dépit haineux, implacable, d’une autre tragédienne, Mlle Clairon, digne d’occuper la seconde place au premier rang. Je suis frappé des points de ressemblance qui existent entre Mlle Clairon et Mlle Rachel. Toutes deux, dans leur bas âge, sont éprouvées par l’adversité. Leur première éducation dramatique est toute musicale : l’une chante l’opéra à Rouen et à Paris, comme l’autre à l’école de Choron. Mlle Clairon, engagée pour jouer les soubrettes, débute par Phèdre ; Mlle Rachel traverse le vaudeville pour arriver à la tragédie. Mêmes qualités d’articulation, même science dans le jeu muet, même supériorité dans les éclats d’ironie et de colère, dans les crises de la passion concentrée et oppressive. J’incline à croire que le jeu de Mlle Clairon n’était pas exempt d’emphase et de véhémence factice, et qu’à tout prendre elle fut moins heureusement douée que Mlle Rachel ; mais elle eut sur celle-ci l’avantage de venir à une époque où la rivalité des grands talens, où les exigences des bons juges, ne permettaient pas à l’artiste de se relâcher un instant. Leur existence était un combat. Il serait peut-être malheureux pour Mlle Rachel que la sienne continuât à n’être qu’une victoire.
On a remarqué que les tragédiennes dignes de ce nom ont toujours été moins rares que les tragédiens. La raison en est simple : les rôles destinés aux femmes dans la tragédie n’admettant que peu de nuances, sont en général plus francs et plus sympathiques que les rôles d’hommes dont la variété est infinie. Lekain agrandit considérablement l’importance et la difficulté des rôles de son emploi en concentrant tous les moyens imaginables d’intérêt sur chacune de ses conceptions. Disgracieux de sa personne, il possédait en revanche la parfaite intelligence, celle qui vient à la fois de l’esprit et du cœur. Sans amoindrir cette solennité de débit qui était de tradition sur la scène française, il l’enrichit par les nuances les plus variées, qu’il obtint en travaillant musicalement sa voix. Son ambition fut d’être un acteur tragique, dans le sens exact du mot. La mauvaise disposition matérielle de notre scène faisait obstacle à son dessein ; il persuada à un généreux amateur, le comte de Lauraguais, de sacrifier 40,000 livres pour disposer dans l’intérieur de la salle les balcons, c’est-à-dire ces banquettes d’avant-scène où les élégans venaient eux-mêmes se donner en spectacle. La réforme des costumes et des décors, les savans effets d’entrée et de sortie, les larges jeux de scène, mille moyens nouveaux d’illusion devinrent possibles. Pour des spectateurs qui ne concevaient l’héroïsme qu’avec habit à la française, ce fut un saisissant coup de théâtre que de voir Ninias sortir du tombeau où il vient de tuer Sémiramis, les bras nus et ensanglantés, les vêtemens souillés, la chevelure en désordre. Lekain, travailleur infatigable, reprit alors chacun de ses rôles pour les agrandir, pour les meubler des plus riches effets. Il accordait aux préparations muettes une importance peut-être exagérée, s’il est vrai qu’on l’a vu employer jusqu’à six minutes à dire quatre vers. Ce qu’il préparait, au surplus, ce n’étaient pas seulement les coups de théâtre ménagés par le poète, mais les éclats de la passion qui s’amoncelait dans son sein. Par exemple, lorsqu’après avoir dit, sous les traits d’Orosmane : « Je ne suis point jaloux, » il ajoutait : « Si je l’étais jamais !… » il manifestait à ces derniers mots des remuemens intérieurs si profonds, si douloureux, qu’il n’était plus possible d’attendre sans épouvante l’explosion de sa jalousie. C’était par cette ampleur d’exécution qu’il emplissait toujours le cadre de la scène.
Les souvenirs de Baron et de Lecouvreur, les exemples de Lekain, de Dumesnil et de Clairon, formèrent cette grande école tragique qui se soutint avec éclat jusqu’aux premiers temps de la révolution. Il serait trop long de citer tous ceux qui eurent, sinon le génie de leur emploi, au moins cet ensemble de qualités essentielles qui constituent le vrai talent.
L’art de l’acteur comique subit dans son développement les mêmes phases que celui du tragédien, c’est-à-dire que vers le milieu du siècle, sans répudier l’entrain et la jovialité naïve de la première période, on s’éleva jusqu’à la pensée philosophique dans l’étude des rôles, et dans l’exécution, jusqu’à ce naturel élégant et châtié qui touche à l’idéal. Il y a peut-être quelque témérité de ma part à avancer que des comédies mises en scène par des auteurs qui étaient du métier, comme Molière, Poisson, Hauteroche, Baron, Dancourt, Legrand, n’ont pas été dès l’origine jouées d’une manière pleinement satisfaisante. Je crois entrevoir à travers le prestige des anciennes renommées, que pendant cette première période la verve comique dégénérait trop souvent en bouffonnerie, sinon en charges grossières. Quant aux rôles posés de la haute comédie, ils étaient remplis par les tragédiens, c’est-à-dire qu’on se contentait, pour les caractères élégans ou sérieux, de la froide correction du siècle que la comédie agrandit le style de son exécution. L’honneur de ce progrès doit revenir surtout à Préville, comédien par excellence, fin, leste, incisif, naturel sans trivialité, d’une gaieté franche sans grossièreté, doué surtout d’une puissance de transformation qui étonnait Garrick, le protée de l’Angleterre. Sa promptitude d’intelligence lui permit d’aborder avec succès tous les emplois de la comédie, depuis les pères nobles et les rôles à manteau jusqu’aux valets et aux types ridicules. Il fut à peine remplacé par trois acteurs du premier mérite, Dugazon, Dazincourt et Larochelle. Une comédienne seulement, Mlle Dangeville, lui fut comparable pour la perfection et la variété de son talent. Mon plan m’oblige à mentionner encore les deux artistes qui, par le prestige de leurs manières, ont le plus contribué à élever le style de la comédie, Mlle Louise Contat et Molé. Dix années de lutte contre un public sévère jusqu’à la rigueur, furent pour Mlle Contat un apprentissage qui la conduisit au plus haut point de son art. Sa supériorité dans l’emploi des grandes coquettes a laissé des impressions ineffaçables ; mais la coquetterie, cet art qui consiste à charmer les hommes en se moquant d’eux, avait communiqué à son débit plein d’agrément, à son regard brillant et fin, une intention de persiflage qu’on lui reprochait de conserver dans tous ses rôles. Nous avons un témoignage de l’intelligence de cette actrice, un écho de sa manière enjouée et spirituelle dans le style consacré des pièces de Marivaux, qu’elle a empruntées à une scène inférieure pour les élever au ton de la Comédie-Française. Le prédécesseur de Molé, Grandval, beau de formes et d’un maintien irréprochable, avait été le modèle accompli de la bonne société, l’homme parfait qu’on estime. Molé établit le type de l’homme charmant et dangereux qu’on ne peut s’empêcher d’aimer. Comédien des plus variés, il conserva sous tous les aspects une séduction de manières, une vivacité de bon goût, une fine fleur d’aristocratie qui le rendait intéressant et gracieux, jusque dans les détails insignifians de ses rôles. « Il possédait, a dit un de ses biographes, cette magie éblouissante du talent qui pare le ridicule et embellit jusqu’au vice. »
La dispersion de la Comédie-Française, pendant les orages de la révolution, eut des conséquences funestes pour l’art théâtral. Désunie par la misère et plus encore par les haines politiques, la société se dissémina dans ces innombrables troupes qui se formèrent de tous côtés après la proclamation de la liberté des théâtres. Confondus avec des acteurs vulgaires, condamnés à se faire applaudir par un public grossier dans des pièces pitoyables, les vrais comédiens perdirent cette estime d’eux-mêmes, ce légitime orgueil qui les portait à soutenir leur répertoire assez haut pour que sa supériorité ne puisse pas être mise en contestation. Néanmoins, après que le directeur eut reconstitué la Comédie-Française par le rapprochement de ses anciens membres et par l’adoption de plusieurs talens nouveaux, la société présenta encore un riche ensemble dans chacun des trois genres qui constituent son domaine. Mlle Raucourt, dont la célébrité datait de ses débuts en 1772, rapportait dans la tragédie les qualités qui remuent la foule, l’éclat et la véhémence. Trente ans d’études et d’exercices avaient fait de Monvel un tragédien accompli : on lui savait gré de racheter la pauvreté de ses moyens physiques par la sincérité de son émotion et la profondeur de son intelligence. Une figure détachée d’un tableau de David, un peu raide dans sa majesté, un peu blafarde dans son héroïsme, donnerait une idée de Saint-Prix. Quant à Talma, il devait déjà à son exaltation républicaine, puis à la bienveillance du chef de l’empire, une renommée qui aidait à sa réussite. Il était loin, à cette époque, de cette élévation qu’il devait atteindre. Flottant entre deux manières extrêmes pour s’en faire un style qui lui fut propre, il était souvent lourd et lamentable quand il visait au grandiose, sec, saccadé, fantasque, inharmonieux, lorsqu’il essayait le réel et le pittoresque. Les juges sévères qui le condamnaient à huis clos ne lui faisaient grace que pour quelques créations, comme Oreste, Othello, Hamlet, où il était servi par l’ardeur sombre et concentrée de son tempérament.
Le genre comique retrouva Molé, Dugazou, Dazincourt, Larochelle et Mlle Contat. D’autres artistes, effacés dans l’ancienne société ou admis depuis peu dans la société nouvelle, établirent leur réputation sur un mérite digne de leurs devanciers. Laissant à des acteurs élégans et distingués, comme M. Armand, les jeunes rôles de son emploi, Fleury exprimait à ravir le persiflage du petit maître qui légitime sa fatuité à force d’esprit. On ne tarda pas à remarquer l’admirable vérité dans les rôles à manteau de Grandmesnil, la rondeur, le naturel entraînant de Michot, la fine bêtise de Baptiste Cadet, qui jouait les niais mis à la mode par Volange avec une tenue digne du Théâtre-Français. Les grands rôles que ne réclamait pas Mlle Contat étaient tenus avec distinction par Mlle Mézerai : il ne restait à Mlle Mars que l’ingénuité gracieuse ; mais déjà elle y déployait une perfection irrésistible. Le drame touchant, où Monvel excellait, avait pour ses principaux interprètes Baptiste aîné, dont on estimait la minutieuse exactitude ; Saint-Phal, copiste de Molé dans les parties dramatiques de son talent, et surtout Mme Talma (Mlle Vanhove), dont la sensibilité vraie était soutenue par un organe enchanteur.
Depuis les premières années de la restauration jusqu’à nos jours, de grands talens brillèrent sur nos scènes diverses. C’est pendant cette période que Talma entra en possession des qualités qui l’ont rendu justement célèbre. On comprendra que si je me prive de citer d’autres noms, c’est pour ne pas m’exposer à des omissions blessantes, quoiqu’involontaires.
La tradition qui remonte à Baron, l’influence successive des artistes dont je viens de caractériser le talent, avaient déterminé le style de la grande déclamation tragique, art particulier à la France, approprié au sentiment élevé de nos chefs-d’œuvre dramatiques ; art très défavorable, je l’avoue, à la médiocrité, mais noble, mais fécond dans sa simplicité, mais supérieur à tous les autres systèmes d’exécution théâtrale, quand c’est le génie qui interprète le génie. La tendance à idéaliser le vrai régna jusqu’aux premiers temps de la révolution avec tant d’autorité, qu’elle semblait un effet instinctif du goût national. « L’art de la déclamation, disait plus tard La Harpe, n’était pas encore détruit par le système le plus faux que la médiocrité et l’impuissance aient pu substituer au talent. On ne croyait pas alors qu’il fallut débiter des vers enchanteurs comme la prose la plus commune ; que l’expression, pour être vraie, dût toujours être violente. »
L’indignation de La Harpe était peu clairvoyante. Disciple fervent de l’école idéaliste, il ne s’élevait pas assez haut dans sa critique pour distinguer le double domaine dont se compose l’empire des arts. Pendant la révolution, une époque où le grand mot de nature était dans toutes les bouches, le naturalisme, appliqué à la déclamation, commençait à avoir beaucoup d’adeptes. Depuis long-temps déjà cette doctrine avait eu ses théoriciens. Diderot et Mercier, Lessing et Engel, méconnaissant le caractère idéal de l’ancien théâtre qui justifie la distinction des pièces en tragédie et en comédie, déclarant que la scène doit être un écho passif des agitations de la vie humaine, avaient réduit l’éducation de l’acteur à une simple analyse du cœur humain, et la pratique de la scène à une copie exacte de la nature. Il ne résulta d’abord de cette prédication qu’un genre de sensiblerie ennuyeuse empruntée à l’Allemagne. Sous la restauration, la théorie de Diderot et de Lessing, fécondée par l’étude de Shakspeare et de Schiller, par le sentiment du pittoresque emprunté à Walter Scott, est devenue, comme chacun sait, le symbole de notre école romantique. Je m’empresse de reconnaître hautement que le romantisme, appelé à refléter la réalité, nous présente un des deux aspects éternels de l’art, que sa légitimité est consacrée chez nous par de très beaux ouvrages, que son triomphe a réagi d’une façon utile contre cet idéal bâtard et monotone qui régnait dans certaines écoles de l’empire. Je n’ai d’autre but ici que de constater l’influence du romantisme par rapport à l’art de la déclamation, et je le ferai dans les termes les plus simples, afin d’éviter tout ce qui pourrait ressembler à des récriminations littéraires.
Au siècle dernier, le grand secret était celui d’ennoblir la réalité, et sans négliger la peinture des caractères et des passions, on obtenait l’effet principal du beau développement des attitudes, de la justesse et de la mélodie des intonations vocales. Sous l’inspiration romantique, l’effet fut déplacé. Afin de peindre le monde dans sa plus rigoureuse vérité, et la passion dans sa plus saisissante énergie, on renonça systématiquement à la diction finement détaillée, à la sonorité mélodieuse et enivrante : on rechercha le ton vrai dans l’accent, comme le mot propre dans la phrase. On s’en tint, pour le fond du dialogue, au sans-gêne de la vie commune, et on se réserva pour lancer de temps en temps avec puissance le cri de l’instinct. De même pour le jeu muet. La gesticulation, au lieu d’être dessinée méthodiquement, devint indécise et vagabonde comme dans la nature, où le geste ne se caractérise que dans les grands mouvemens de la passion. À la beauté d’aspect on préféra un pittoresque dont trop souvent le costumier a fait seul les frais. Chacun des deux genres a un vernis poétique qui lui est propre. Chacun a ses avantages, que le talent fait valoir, et aussi ses inconvéniens que la médiocrité rend insupportable. Les grands écueils sont d’un côté l’emphase, de l’autre la vulgarité. Dans l’idéalisme, tel que l’ont conçu les Grecs, et comme l’ont appliqué Corneille et Racine, il n’y a de vrai que le sentiment ; le parler et l’aspect ne sont pas naturels, parce qu’ils sont logiques et plus beaux que la nature. Dans le naturalisme, au contraire, les apparences extérieures sont vraies, mais le sentiment est souvent faussé, parce que l’acteur serait froid et insignifiant, s’il ne l’exagérait jamais. Il résulte de ce parallèle que l’idéalisme et le romantisme, dans la déclamation, constituent deux arts distincts dont les procédés et les effets sont différens : ce sont comme deux instrumens dont chacun a son mécanisme particulier. L’important, je le répète, est de se pénétrer de leur diversité. Exclure l’un au profit de l’autre, ce serait rétrécir, sans raison légitime, le cercle de nos jouissances.
Au-dessous des deux systèmes littéraires dont je reconnais la légitimité, s’est produit, par la nécessité d’alimenter les trop nombreuses scènes d’un ordre inférieur, un troisième genre de pièces imaginées en faveur des théâtres qui n’ont pas d’acteurs. Les écrivains qui soutiennent nos théâtres secondaires font preuve d’une ingénieuse fécondité, d’une habileté souvent surprenante dans un art qui consiste à rendre les médiocrités supportables. Ils forcent les effets, comme on dit dans le jargon théâtral, c’est-à-dire qu’au lieu de les attendre du jeu sympathique de leurs interprètes, ils les font jaillir forcément de la situation. Dans ce genre bâtard, qui ne s’inquiète pas plus de la nature que de l’idéal, l’imprévu, la bizarrerie des incidens, sont les uniques moyens d’intérêt. L’acteur, emporté par ce mouvement désordonné qu’on est convenu d’appeler action, n’a pas le temps de poser son jeu, de dessiner un type. Le style qu’il doit débiter est d’ordinaire tellement négligé, que si une prononciation savante le déroulait lentement, on n’en pourrait supporter les taches et la misère. Chauffer la scène par la précipitation du débit et l’abus du geste, enlever la situation invraisemblable, c’est le comble du talent. Une seule qualité, l’entrain, tient lieu de tous les genres de mérite qu’un artiste véritable obtient par de longues études.
La diversité, l’antagonisme des genres, ne seraient pas un mal, si chaque école restait franchement dans les limites de son système. Malheureusement il n’en est pas ainsi : les théories sont tombées en défaveur chez les artistes comme parmi le public ; on s’est endormi mollement dans l’idée que nous sommes parvenus à une époque de fusion qui doit concilier tous les genres. Représentons-nous l’état de notre scène, en laissant à l’écart un très petit nombre de personnes dont le mérite hors ligne échappe aux classifications. Les comédiens de notre temps peuvent être distribués en trois groupes : d’une part, les artistes voués à l’ancien style, mais formés à une époque où l’école classique, démoralisée par des attaques imprévues et violentes, était véritablement affaiblie. N’apportant devant le public qu’un idéal d’emprunt dont ils ont les habitudes traditionnelles, mais rarement le sentiment, ils ne résistent pas à la tentation de rétrécir leur manière pour paraître plus naturels, de risquer souvent des accens vulgaires qui semblent d’autant plus vrai qu’ils font contraste avec leur emphase routinière. D’autre part, des artistes pleins de feu et d’une intelligence pénétrante, mais qui, habitués seulement à cette vague étude de la nature qu’a recommandée le romantisme, n’ont pas aujourd’hui un mécanisme d’exécution assez complet, assez sûr, pour aborder avec un plein succès le genre classique qui reprend faveur. Le dernier groupe, le plus nombreux de tous, se compose de ceux qui, livrés dès leur jeunesse aux hasards de l’instinct, formés par la pratique sur les scènes se trouvent inquiets, dépaysés comme des parvenus dans un salon, dès qu’ils sont appelés à composer, dans une pièce de haut style, des rôles dont tous les effets ne sont pas soulignés. De cet ensemble de faits résulte cette confusion qui, selon, moi, fausse l’intelligence, égare le zèle de la plupart de nos acteurs, et répand cette déplorable croyance, que le génie de la scène s’éteint chez nous.
Il s’est développé une sorte de fatalisme qui considère les évolutions des sociétés et des arts comme autant de phases inévitables et professe qu’il est impossible de modifier les tendances d’une époque. Cette doctrine a cela de commode, qu’elle dispense de l’observation dans la théorie, et de l’énergie dans la pratique. Les esprits de cette trempe ne manqueront pas de demander de quelle utilité il peut être de constater, comme j’ai essayé de le faire, l’état de notre scène. Cette chute de l’idéalisation au naturalisme, diront-ils, ce passage du culte de la beauté au besoin de la vérité et de l’expression, ont été des symptômes d’une irrémédiable décadence vers laquelle la fatalité nous entraîne. Le sentiment de l’idéal ne se commande pas, et c’est folie que de vouloir y ramener les générations qui en ont laissé tarir la source. Ces objections sont prévues : on essaiera d’y répondre dans la partie critique de cette étude.
- ↑ Mon but étant simplement d’exprimer quelques observations sur l’art de l’acteur, je glisserai sur les usages extérieurs, comme sur l’esprit littéraire du théâtre antique. Nos lecteurs n’ont pas oublié une série d’études sur la mise en scène chez les anciens, présentées par M. Ch. Magnin, avec un talent égal à la sûreté de son érudition. Ce travail, qui a épuisé la matière, me dispense, fort heureusement pour moi, d’une tâche à laquelle je ne serais point préparé ; — Voyez Revue des Deux Mondes, livraisons des 1er septembre 1839, 15 avril et 1er novembre 1840.
- ↑ Voyez Du Sort des classes laborieuses (Revue des Deux Mondes, 1er octobre 1842).
- ↑ Voyez le Code théodosien, livre XV, titre VII (passim), et les commentaires du savant Godefroi.
- ↑ Cité par Bonanni, dans son Cabinet harmonique, chap. XIII.