De l’Instruction du Peuple au XIXe siècle/04
Le congrès des sciences sociales réuni à Berne au mois de septembre 1865 avait posé la question suivante : « l’enseignement de la morale doit-il être séparé de celui des religions positives, ou convient -il d’assigner un rôle, dans l’école, aux ministres des cultes? » A la vivacité des débats, aux accens d’éloquence passionnée qu’ils provoquèrent, on put juger de l’importance du problème. L’organisation de l’enseignement n’en soulève pas en effet de plus grave. On le discute partout, dans les pays catholiques aussi bien que dans les pays protestans, et partout il remue profondément les âmes, parce qu’il touche à leur plus sérieux intérêt, à leur sentiment le plus intime, l’intérêt et le sentiment religieux. L’école où tous les enfans sont admis sans distinction de culte et où l’on enseigne une morale générale en dehors du dogme, c’est-à-dire l’école mixte ou laïque, est une institution nouvelle qui ne remonte pas au-delà du commencement de ce siècle. Introduite d’abord en Hollande, elle a été successivement adoptée par les États-Unis, l’Irlande, le Haut-Canada, l’Australie, et elle est réclamée par un parti puissant dans beaucoup d’états du continent, en France, en Allemagne, en Belgique, en Suisse, en Italie. C’est grâce à elle que l’Amérique du Nord a réussi à organiser cet admirable système d’enseignement populaire qui fait son orgueil et sa force. C’est pour l’avoir repoussée que l’Angleterre, malgré tant de sacrifices et de dévouemens, ne parvient pas à donner à ses populations laborieuses l’instruction dont elles ont besoin. L’éloquent historien des États-Unis qui récemment, en prononçant au capitole de Washington l’éloge funèbre de Lincoln, a fait frémir de satisfaction la fibre patriotique de ses concitoyens et désagréablement frappé l’oreille attentive de la diplomatie européenne, M. Bancroft, a dit dans un de ses écrits que l’école laïque est l’une des plus importantes conquêtes de notre époque. Cette opinion est aussi celle de tout le parti réformiste en Angleterre, depuis Cobden et Stuart Mill jusqu’au comte Russell. Nous étudierons d’abord la question en elle-même en examinant les argumens qu’ont fait valoir les partisans et les adversaires de l’école laïque; nous montrerons ensuite comment le problème a été résolu dans le pays qui l’a abordé le premier et qui a adopté la solution la plus radicale, en Hollande.
Ceux qui veulent que l’enseignement des religions révélées fasse partie de l’instruction primaire, qu’ils soient catholiques ou protestans, font valoir à peu près les mêmes motifs. Leurs raisonnemens peuvent se résumer dans les termes suivans. Empruntant un mot de M. Guizot, il faut, disent-ils, que « l’atmosphère de l’école soit religieuse. » La religion seule peut inspirer au peuple des sentimens de respect, d’ordre, de vertu. Détruisez ou affaiblissez seulement les croyances religieuses, et les classes les plus nombreuses, n’ayant plus d’autre mobile que leurs passions, ramèneront la société à la barbarie. La foi du pauvre est la sauvegarde des jouissances du riche. S’il n’attend pas de compensation dans un autre monde, celui qui n’a rien voudra posséder et jouir dans celui-ci; voilà la source des plus dangereuses révolutions sociales. Or, pour imprimer dans le cœur du peuple la morale et la religion, il faut les enseigner dans l’école. C’est en vain qu’on parle de séparer la morale de la religion; sans la religion, la morale n’a point de base, elle n’est rien, et par religion il faut entendre un culte positif, dogmatique. La religion naturelle, ce déisme vague, froid, abstrait, sans tradition, sans symboles, sans cérémonies extérieures, sans prêtre et sans autel, peut offrir un aliment aux spéculations des philosophes dans leur cabinet; jamais il ne servira de nourriture spirituelle aux âmes simples de ceux qui gagnent leur vie dans l’atelier et dans les champs. Ainsi donc il faut choisir : ou bien vous enseignerez dans l’école les dogmes de la religion, vous y appellerez le prêtre, et dans ce cas, en donnant satisfaction aux vrais besoins populaires, vous consoliderez l’ordre social; ou bien vous bannirez le prêtre de l’école, et alors par votre enseignement sans religion, sans morale digne de ce nom, vous jetterez dans les cœurs des semences d’incrédulité, d’athéisme, d’immoralité, de révolte, et vous aurez introduit dans la société moderne un irrémédiable ferment de dissolution.
Dans les pays catholiques, le clergé réclame la suprême direction de l’enseignement populaire avec plus d’insistance et au nom de principes plus inflexibles encore. Le plus important objet de l’enseignement, dit-il, est de répandre la morale et la religion. L’instruction, à vrai dire, n’a d’autre but que de préparer l’homme à remplir ses devoirs envers Dieu, envers ses semblables, envers lui-même. Or qui lui enseignera cela? Est-ce le représentant de l’autorité laïque, est-ce la philosophie? Mais qu’est-ce que la philosophie, sinon le recueil de toutes les erreurs humaines, ou une impuissante recherche de la vérité qui toujours fuit et se dérobe? Quant au pouvoir laïque, émanation de la raison éminemment faillible de l’homme, comment pourrait-il faire enseigner le dogme, puisque lui-même se déclare incompétent en cette matière? L’état est athée, l’école de l’état sera donc athée comme lui. L’église seule peut donner au peuple l’instruction religieuse dont il a besoin, car seule elle est dépositaire de la parole divine, seule elle est investie de l’infaillibilité que lui a promise le Fils de Dieu. « Allez, lui a-t-il dit, allez et enseignez tous les peuples de la terre. » Voilà son titre à la mission civilisatrice qu’elle remplit depuis dix-huit cents ans. Aussi, dans presque tous les concordats qu’il a conclus, le pape a-t-il stipulé que la haute direction de l’instruction appartiendrait au clergé. Le dernier concordat entre Pie IX et l’Autriche porte : « Article 5. L’instruction de toute la jeunesse catholique dans toutes les écoles tant publiques que privées sera conforme à la doctrine de la religion catholique. Les évêques, selon le devoir de leur charge pastorale, dirigeront l’éducation religieuse de la jeunesse dans tous les établissemens d’instruction publics ou privés... — Article 8. Tous les maîtres d’écoles élémentaires destinées à des catholiques seront soumis à l’inspection ecclésiastique. Quiconque déviera du droit chemin sera écarté. » Tel est le langage de l’église, et tous les pays qui sont restés soumis à l’autorité de Home lui ont jusqu’à ce jour abandonné l’enseignement moral et religieux.
Voyons maintenant au nom de quel principe, en vue de quel intérêt on réclame la sécularisation de l’école. Les motifs qui ont porté certains peuples protestans à exclure de l’école l’enseignement du dogme diffèrent complètement de ceux qui font réclamer cette réforme chez la plupart des peuples catholiques. Les peuples protestans ont adopté l’école laïque, non par suite de quelque hostilité contre le culte ou ses ministres, mais en raison de la grande diversité des sectes : c’est affaire non de choix, mais de nécessité. Chez les peuples catholiques, la lutte à laquelle cette question donne lieu est au contraire un des épisodes et des symptômes de la crise religieuse qu’ils traversent. Occupons-nous d’abord des premiers.
Chez les peuples qui ont adopté la réforme, le nombre des sectes différentes est grand déjà, et il augmente chaque jour. Bossuet, qui ne comprenait que l’unité basée sur l’obéissance, croyait confondre et anéantir les partisans de la « religion prétendue réformée, » en montrant les variations et les dissidences des églises protestantes. Qu’aurait-il dit de nos jours à l’aspect de ces confessions innombrables que la liberté illimitée fait éclore chaque jour en Amérique? C’est pourtant la conséquence inévitable de l’émancipation de l’esprit humain en matière de religion. Sans doute la vérité est une, mais que de modes différens de la concevoir, de l’exposer, de se l’approprier! En fait de culte surtout, que de nuances peuvent naître de la diversité des esprits, des tempéramens, des degrés de culture ! Ce qui édifie l’un scandalise l’autre; celui-ci croit qu’il convient de louer Dieu avec des chants qu’accompagnent l’orgue et les instrumens de musique; celui-là est convaincu que la prière intime et le discours sont le seul hommage digne de la Divinité; ceux-ci baptisent les enfans, ceux-là prétendent que le baptême ne doit être accordé qu’à l’homme qui adopte le christianisme en connaissance de cause. Ces variétés qui se dessinent sur un fonds commun de croyances chrétiennes prouvent seulement que l’on attache assez d’importance aux résultats du libre travail de la pensée et de la conscience pour rompre avec la routine. La diversité des confessions est ainsi la marque certaine de la vivacité des sentimens religieux. La compression et l’indifférence peuvent seules maintenir l’uniformité. Les dissidences qui se multiplient à mesure que le sentiment religieux prend une forme plus personnelle ne doivent donc ni étonner ni alarmer, mais il faut en tenir compte dans l’organisation de l’école. On ne pourra confier l’enseignement de la religion à l’instituteur, car il appartient à une secte particulière, et ses explications ne sauraient être acceptées par les sectes rivales. Il sera impossible aussi de soumettre l’école à l’inspection et à la direction du clergé, car on ne peut appeler les ministres de toutes les communions, et admettre le ministre d’une seule serait léser les droits de toutes les autres. On est ainsi amené forcément à exclure l’enseignement dogmatique et à séculariser l’école. La notion même de l’état conduit d’ailleurs à l’adoption de cette mesure. L’état est une institution politique et non une institution religieuse. Appuyé sur les principes généraux de la morale, ayant pour fonction d’assurer le règne de la justice, l’état ne doit point favoriser une confession particulière au détriment des autres. L’école établie par l’état laïque doit être laïque comme lui. Tous les citoyens contribuent pour une part à la soutenir de leurs deniers; il faut donc qu’elle soit ouverte à tous les enfans sans distinction de culte, et elle ne pourrait l’être, si elle était soumise à la direction des ministres de l’une ou l’autre confession.
De ce que l’on n’enseigne point le dogme, on a voulu conclure que l’école était irréligieuse; c’est à tort. Comme on dit en Amérique, elle est unsectarian' et point godless ; elle n’appartient exclusivement à aucune secte, mais il ne s’ensuit point qu’elle soit athée. L’instruction que l’enfant reçoit n’a pas pour but de l’enrôler définitivement dans telle ou telle communion, elle le prépare à comprendre les enseignemens de celle dont il fait partie. Il en est de même pour la politique : on ne vise point à inculquer aux futurs citoyens les doctrines de l’un ou l’autre parti; on veut seulement leur donner les aptitudes nécessaires pour se former eux-mêmes des opinions conformes à la justice et au bien de la patrie. Si dans un établissement où l’enfant demeure toute l’année on n’enseignait point la religion, ce serait là une lacune dont à bon droit on pourrait se plaindre; mais comme les enfans ne fréquentent l’école primaire que pendant quelques heures du jour, ils peuvent très facilement recevoir l’instruction religieuse dans leur famille, à l’église, à l’école même, où le prêtre est admis à se rendre en dehors des heures de classe. La religion cessera-t-elle de faire partie de l’instruction de la jeunesse parce qu’au lieu d’être enseignée par le maître elle le sera par le ministre du culte, et celui-ci n’est-il pas plus apte que l’instituteur laïque à bien donner cet enseignement? Dans toutes les confessions, la mission du prêtre est d’enseigner le dogme. Charger l’instituteur de cet enseignement, c’est donc envahir le domaine réservé des cultes, c’est permettre aux ministres des diverses religions de ne pas remplir un de leurs devoirs.
N’est-ce pas le cas d’appliquer ici la parole de l’Évangile et de juger l’arbre d’après ses fruits? Or les sentimens moraux et religieux sont-ils moins répandus, moins profonds dans les pays à écoles laïques que chez les nations qui ont conservé l’école confessionnelle? C’est tout le contraire. Les États-Unis, le Haut-Canada, la Hollande, sont peut-être les pays du monde où la religion, fortement enracinée dans les âmes, exerce le plus d’influence, et l’influence la plus moralisatrice sur la vie nationale. Comparez-leur sous ce rapport l’Espagne, les états romains, où l’instruction primaire est entièrement aux mains du clergé, et voyez de quel côté est l’avantage. En résumé, chez les peuples protestans, c’est la diversité des sectes qui a conduit à adopter l’école laïque, et jusqu’à ce jour on n’a eu qu’à se féliciter du résultat. Grâce à cette réforme, les pouvoirs publics ont pu organiser partout une instruction commune à tous, qui, en répandant les lumières, a favorisé les progrès d’une religion tolérante et d’une saine morale. Dans les pays catholiques, on veut également, avons-nous dit, la sécularisation de l’école. Elle est réclamée pour deux motifs : d’abord comme une conséquence nécessaire de la séparation de l’église et de l’état, ensuite afin de soustraire l’enseignement du peuple à l’influence d’un clergé qu’on prétend hostile aux principes de la civilisation moderne. Examinons ces deux points.
L’état moderne tend à s’affranchir de la suprématie du clergé en vertu d’une loi dont on peut constater l’action à toutes les époques de l’histoire, et qui veut que la pensée soit le vrai souverain de ce monde. En fin de compte, la puissance demeure au plus intelligent. Ceux qui possèdent les forces de la raison et les lumières de la science arrivent toujours, dans la paix comme dans la guerre, à l’emporter sur les autres hommes, parce qu’ils connaissent mieux qu’eux les ressorts qui meuvent les affaires humaines. Ils prévoient de plus loin et raisonnent plus juste; ils peuvent donc tirer meilleur parti des événemens. Là où les autres ne voient que le hasard, ils démêlent l’enchaînement des causes aux effets, et ils agissent en conséquence. Ce que l’on appelle le droit du plus fort n’est que le droit du plus clairvoyant, car la force suprême, celle qui dirige toutes les autres, est la raison. C’est ce qu’a bien compris Voltaire en faisant invoquer par Mahomet
Le droit qu’un esprit fort et ferme en ses desseins
A sur l’esprit grossier des vulgaires humains.
Dans l’antiquité, tant que la caste sacerdotale conserve seule les lumières, elle garde le pouvoir. Les prêtres, à la fois poètes, orateurs, légistes, médecins, astronomes, possesseurs héréditaires des secrets de la science, sont vraiment, en un certain sens, les organes de la Divinité ; ils commandent l’obéissance à la foule ignorante, et ils l’obtiennent : nul ne songe à secouer le joug sacerdotal. Le peuple est un troupeau docile que ces bergers dirigent, apprivoisent et tondent. L’état alors est théocratique. Il ne peut être autre, et il est bon qu’il le soit. Telles furent l’Inde, l’Egypte, l’Etrurie. En Grèce et à Rome au contraire, pendant la belle époque, le sacerdoce n’a en propre que quelques mystères antiques et quelques superstitions discréditées dont rient les augures eux-mêmes. Les lumières sont répandues dans la nation, les philosophes sont les vrais savans, tous les hommes libres participent à leurs découvertes et à leurs connaissances. Alors l’état devient laïque; le culte même semble se séculariser, et la forme du gouvernement est démocratique.
Au moyen âge, par suite de la désorganisation et de l’appauvrissement de la société tout entière, l’ignorance redevint générale, et dans toute la triste Europe de ce temps-là elle présente un caractère plus morne, plus accablant, plus barbare que dans les régions lumineuses de l’Orient. L’église seule avait sauvé quelques traditions de la culture ancienne ; elle savait quelque chose au milieu d’hommes qui ne savaient rien. Les couvens étaient les académies, et les évêques les philosophes. Comme en Égypte, comme en Étrurie, tous les arts et toutes les sciences portaient la robe sacerdotale. Ayant plus de connaissances en tout, ouvrant en outre à leur gré les portes du ciel, les prêtres eurent sans peine les richesses et le pouvoir. On vit renaître la théocratie, mais sous une forme mitigée, parce que les croyances au nom desquelles elle s’établissait reposaient au fond sur le principe de l’égalité, et parce que les populations européennes appartenaient à une race faite pour la liberté. Méconnaissant ces germes de l’affranchissement futur, l’église crut que désormais le pouvoir suprême lui appartenait : cette souveraineté, qui n’était qu’un fait, elle l’érigea en droit. Les fausses décrétales, les bulles papales et les écrits des théologiens proclamèrent la toute-puissance du sacerdoce. La théorie de la théocratie fut formulée avec une netteté incomparable. « Tous les hommes, même les princes de la terre, doivent courber la tête devant les prêtres, » disent les décrétales. « De même, dit saint Bonaventure, que l’esprit l’emporte sur le corps par sa dignité et son office, de même le pouvoir spirituel est supérieur au temporel, et il mérite, à cause de cela, le nom de domination, d’où il suit que la puissance royale est soumise à l’autorité ecclésiastique. » Le docteur le plus ami de la liberté de cette époque, celui que l’église appelle le docteur solennel, Henri de Gand, ne tient pas un autre langage. « Jésus-Christ, dit-il, comme homme, est le chef et le roi unique de l’église, car il a dit à ses apôtres : Puissance m’a été donnée dans le ciel et sur la terre. — Il a conféré ce double pouvoir à saint Pierre en lui donnant les deux clés et les deux glaives. D’ailleurs, par cela même que l’église a le pouvoir spirituel, elle doit avoir le pouvoir temporel: en effet, les choses temporelles ne peuvent être réglées que d’après le spirituel, de même que le moyen est subordonné au but. « Le jour où le pape posa son pied triomphant sur la tête humiliée de l’empereur dans les fossés du château de Canossa, il put croire que la théorie des décrétales et des docteurs l’emportait définitivement, et que désormais il allait être le maître suprême de ce monde, le dispensateur des couronnes, le pasteur des peuples. Il se trompait ; au lieu d’être le premier jour de l’ère théocratique, ce moment en fut l’apogée : bientôt commença le déclin. Depuis lors, la puissance de l’église a sans cesse décru, et la société s’est de plus en plus affranchie de sa tutelle. C’est dès ce moment qu’on voit la raison laïque, acquérant chaque jour des forces nouvelles, s’insurger pour conquérir la liberté et le pouvoir. A chaque révolte la théocratie répond par des anathèmes et des châtimens. Elle emprunte à l’intolérance antique l’art des supplices et des tortures, et le perfectionne encore. Et pourtant l’esprit nouveau qui soulève le monde, que le sacerdoce prétend extirper par le fer et le feu, n’est autre que l’esprit d’égalité, de liberté, dont l’Evangile a répandu partout les divines semences. Cette lutte séculaire est le grand drame des temps modernes, et le dernier acte n’en est pas encore joué. C’est le sanglant enfantement de l’ordre actuel, de la séparation de l’église et de l’état.
Le premier pas, le plus grand est accompli par la réforme lorsqu’elle fit de la religion non plus un ensemble immuable de dogmes et de rites imposés à la fois par l’église et par l’état, mais un sentiment intérieur, une action libre de la pensée individuelle. C’est en vain qu’on couvre l’Europe de bûchers et qu’on extermine des populations entières, le principe nouveau triomphe et la suprématie sacerdotale est coupée dans sa racine. Les États-Unis, puis la révolution française déduisirent hardiment les conséquences logiques du principe posé. — Les différens cultes devaient être des opinions libres, non des établissemens oppresseurs. — L’état avait à les respecter comme toute autre manifestation de la pensée; il ne devait plus ni les instituer ni les rétribuer, et il ne devait point non plus subir en rien leur contrôle. La législation, l’état civil, la justice, l’enseignement même, devaient être enlevés à leur direction, attendu qu’une religion n’est qu’une croyance et ne peut être un pouvoir. La sécularisation de l’école est. donc, on le voit, le dernier terme de ce mouvement émancipateur qui aboutit à la ruine de la théocratie et à l’établissement de l’état laïque. La revendication de la liberté religieuse est l’origine de ce mouvement. Pour qu’elle soit complète, il faut établir l’école laïque. Les hommes de la révolution française le comprirent avant la Hollande, avant les États-Unis, et ils l’ont formulé avec cette netteté de langage que donne la vue claire d’un principe. Voici comment s’exprime Condorcet en 1792 : « La constitution, en reconnaissant le droit qu’a chaque individu de choisir son culte, en établissant une entière égalité entre tous les habitans de la France, ne permet point d’admettre dans l’instruction publique un enseignement qui, en repoussant les enfans d’une partie des citoyens, détruirait l’égalité des avantages sociaux et donnerait à des dogmes particuliers une prééminence contraire à la liberté des opinions. Il était donc rigoureusement nécessaire de séparer de la morale les principes de toute religion particulière et de n’admettre dans l’enseignement public l’enseignement d’aucun culte religieux. Chacun d’eux doit s’enseigner dans ses temples par ses propres ministres. Les parens, quelle que soit leur opinion sur la nécessité de telle ou telle religion, pourront alors sans répugnance envoyer leurs enfans dans les établissemens nationaux, et la puissance publique n’aura point usurpé sur les droits de la conscience sous prétexte de l’éclairer et de la conduire. »
En ce point comme en beaucoup d’autres encore, la France a eu l’honneur de proclamer les vrais principes avec plus d’éclat et de rigueur qu’aucun autre peuple; mais elle a échoué quand il s’est agi de les appliquer, La raison s’en découvre aisément : malgré le prodigieux effort de 93, malgré ces violences qui épouvantèrent et ébranlèrent l’Europe, la France n’avait pas échappé aux liens de l’ancienne foi théocratique. Celle-ci vivait au fond des cœurs de ceux même qui pensaient l’avoir secouée à jamais, parce que la foi ancienne n’est jamais définitivement extirpée tant qu’elle n’est pas remplacée. Il y a dans l’âme humaine une certaine place qu’on peut laisser vide quelque temps, mais où les anciennes croyances finissent toujours par repousser, quand on n’y en a pas semé de nouvelles. Le culte de la majorité des Français étant en contradiction complète avec le principe de la séparation de l’église et de l’état, le clergé eut bientôt reconquis son pouvoir, surtout dans la sphère de l’enseignement primaire. Tandis que la France perdait l’école laïque, la Hollande et les États-Unis surent au contraire l’établir et la maintenir, parce qu’elle était conforme aux tendances du culte dominant et rendue nécessaire par la diversité des sectes, résultat de la liberté mise en action. En matière de réformes sociales, tout ce qui se fait avec le concours des idées religieuses réussit facilement et persiste, tout ce qui se fait sans elles s’établit avec peine, s’applique mal et ne dure guère. En 1848, M. Edgar Quinet, pénétré dès longtemps de toute l’importance de la question, proposait à l’assemblée nationale de revenir aux traditions de la révolution et d’adopter le système qui donnait de si bons résultats en Hollande et aux États-Unis. Ce fut en vain; sa proposition ne trouva qu’un faible appui dans l’assemblée issue de la révolution de février. Bientôt la législature, sous l’empire d’idées de réaction, loin de restreindre l’influence du clergé, s’efforça de l’accroître. L’instituteur continua d’être chargé de l’instruction religieuse sous la di- rection du curé. C’est le système en vigueur dans tous les états catholiques de l’Europe, sauf en Portugal, où tout droit d’intervention dans l’enseignement public est refusé à l’église.
Le système français actuel est mauvais sous bien des rapports. Il est en contradiction avec le principe fondamental de la société moderne, la séparation de l’église et de l’état; il confond deux ordres de vérités dont la distinction devrait toujours être respectée : les vérités de l’ordre naturel et les vérités révélées; il impose à l’instituteur une obligation dont il ne peut convenablement s’acquitter, et il dispense le prêtre de remplir une des fonctions les plus essentielles de son ministère. Au lieu de dire que la morale serait enseignée par l’instituteur et la religion par le ministre du culte, ce qui respectait la séparation de l’ordre laïque et de l’ordre religieux, on a décidé que l’instruction religieuse et morale serait donnée par l’instituteur sous la direction et la surveillance du ministre du culte, ce qui mène logiquement, de conséquence en conséquence, à l’asservissement du pouvoir civil dans le domaine de l’instruction primaire. Qu’on veuille bien en effet suivre la déduction. Pour que l’instituteur laïque enseigne les dogmes révélés, il faut qu’il en soit reconnu capable; or qui constatera cette capacité? Sera-ce l’autorité communale, le ministre de l’intérieur, l’inspecteur civil? Évidemment non, car ils sont incompétens en matière de dogmes, et ils ne peuvent, à moins de se proclamer sous ce rapport supérieurs à l’église même, décider en dernier ressort de l’orthodoxie des maîtres d’école. Le clergé sera donc nécessairement seul juge de l’aptitude de l’instituteur en cette matière, et comme elle est l’une des plus importantes, la plus importante même de celles qu’on enseigne, il serait absurde de nommer aux fonctions de maître d’école un homme que le clergé n’aurait point reconnu apte à donner l’enseignement religieux. Le pouvoir civil doit par conséquent s’incliner toujours devant les décisions des autorités ecclésiastiques. Nommer ou maintenir en place un instituteur qui expliquerait les vérités révélées d’une façon que le sacerdoce, seul juge en ce point, déclarerait erronée, impie, hérétique, ce serait usurper le légitime domaine de l’église et en réalité soumettre l’église à l’état. Pour échapper à cette extrémité, il faut que, directement ou indirectement, le clergé dirige l’instituteur, ou, ce qui est plus simple encore, il faut qu’il le forme en des maisons de préparation, en des séminaires, comme disent très bien les Allemands, dans lesquels il inculque ses doctrines à son aise. Cela même ne suffit pas. Puisque l’enseignement religieux est donné sous la direction des ministres du culte, il faut que ceux-ci puissent surveiller de près l’instituteur et s’assurer si l’instruction qu’il donne est complètement orthodoxe. Il sera donc nécessaire d’accorder au clergé le droit d’inspection, et ce droit lui confère sur l’instituteur et sur l’école une autorité toute-puissante; l’existence même de l’école dépendra de sa décision. L’enseignement de la religion est obligatoire, on ne peut se dispenser de le donner. Si le clergé déclare que l’instituteur donne mal cet enseignement, il ne reste qu’à le renvoyer pour en prendre un autre ou à fermer l’école. Voilà ce qui sort irrésistiblement de cette regrettable disposition qui consiste à charger le maître laïque d’enseigner les vérités révélées. Ce n’est point impunément qu’on confond les deux domaines. Qui pénètre dans celui de l’église n’y peut être que sujet, car elle prétend y exercer une autorité indiscutable. Dès qu’il sort des limites où il est souverain, l’état n’a plus qu’à se soumettre; l’église lui dictera ses conditions, et il devra les accepter; elles sont sans appel.
Ainsi donc l’état asservi à l’église, voilà le premier mal. Ce n’est pas le seul; il en est un autre encore qui est de charger le maître d’école d’une fonction qui n’est pas la sienne. Le dogme est une matière difficile, obscure, où la moindre erreur mène bientôt à des hérésies condamnées par Rome ou par les conciles. La parole de celui qui l’explique doit être l’écho fidèle des interprétations de l’église; or ce laïque que vous chargez d’enseigner la religion connaît-il ces questions ardues où les lumières naturelles de la raison n’éclairent plus l’esprit? A-t-il traversé le long noviciat du séminaire pour oser se faire l’interprète de la révélation? Comprend-il seulement les termes dont il se sert, et n’est-il pas à craindre qu’il ne trouble l’entendement de l’enfant par ses obscurités, ses mal-entendus, son ignorance? Si l’on se contente, ainsi que cela a lieu maintenant, de faire réciter par cœur les mots du catéchisme, peut-on dire que ce soit là un enseignement de nature à développer les sentimens moraux et religieux? Ce pur exercice de mémoire peut-il avoir pour effet d’ouvrir l’intelligence et d’améliorer les mœurs? Et si l’instituteur ajoute quelques explications, est-il probable qu’en parlant de ces mystères où se trouble même l’esprit du prêtre, il puisse éviter d’en donner d’erronées, de dangereuses même? On affirmait en Allemagne à M. Rendu que les maîtres d’école avaient contribué à répandre dans le peuple les idées de la théologie rationaliste. C’est sans doute en prévision de ces périls que le pape, dans son allocution du 1er novembre 1850, se plaint vivement de ce que l’enseignement religieux soit donné par les instituteurs laïques. Le système en vigueur actuellement est donc contraire et aux intérêts de l’état et à ceux de l’église. Il est condamné à la fois et par ceux qui ont à cœur l’indépendance du pouvoir civil et par le souverain pontife, gardien naturel de l’indépendance ecclésiastique.
Pour résoudre ces difficultés, il est un moyen bien simple, c’est de suivre le conseil si sage de l’Évangile : « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » On admet généralement deux ordres de vérités : les vérités naturelles, qui sont perçues directement par les forces propres de la raison humaine, et les vérités surnaturelles, qui ne sont connues que par la révélation, et auxquelles on ne croit, comme dit le catéchisme, qu’en vertu d’un don de Dieu qui est la foi. Les vérités morales et religieuses perçues directement par l’esprit humain sans le secours de la révélation sont le fondement de la société civile. Les vérités révélées sont le domaine du sacerdoce, qui affirme avoir reçu la mission de les conserver intactes, de les expliquer, de les enseigner. C’est sur cette distinction que repose la séparation de l’église et de l’état. Prenons pour exemple l’église catholique. Quel est son objet? De procurer aux hommes les moyens de salut en leur faisant connaître les dogmes et en leur administrant les sacremens qui fortifient les âmes et les élèvent à Dieu. Quel est d’autre part l’objet de l’état? Il n’est pas, quoi qu’on en dise, plus temporel, plus matériel que celui de l’église, car il consiste à procurer à l’homme la possibilité de développer toutes ses facultés, de tendre à sa perfection, en d’autres termes de faire son salut; mais la base de l’état et son mode d’action sont différens. C’est d’abord l’organisation de la justice qui permet à chacun de se procurer ce qui lui est nécessaire pour vivre, pour avancer dans la voie du bien-être et de la vertu; c’est ensuite la communication des vérités naturelles par l’enseignement laïque. Du moment qu’on repousse les doctrines théocratiques et qu’on admet l’état reposant sur la raison et les églises reposant sur la révélation divine, rien n’est plus facile ni plus essentiel que de respecter cette distinction dans l’école; il suffit de dire que l’instituteur enseignera la morale, et le prêtre le dogme. De cette façon nul empiétement n’est à craindre; chacun reste dans le domaine où il est souverain.
Je n’ignore pas qu’on soulève ici une grave objection. Point de morale, dit-on, sans religion. Or il n’appartient pas à l’instituteur de parler de religion, s’il n’est contrôlé par le prêtre. J’admets la première de ces affirmations, mais point la seconde, et je vais dire pourquoi. On soutient qu’il y a une morale indépendante, c’est-à-dire qu’en dehors de toute idée religieuse la notion du bien et du mal s’impose, et que l’homme trouve dans les commandemens de sa conscience une raison suffisante pour faire l’un et éviter l’autre sans croire à un Dieu et à une autre vie. Double erreur, semble-t-il, à en juger d’après la connaissance que nous avons de l’homme, de ses facultés, de ses instincts, de ses motifs d’agir, de son histoire ! Les deux grandes idées religieuses sont celles de Dieu et de l’immortalité de l’âme. Or supprimez la première, et la morale manque de base ; supprimez la seconde, et elle manque de sanction. S’il n’y a point au dehors et au-dessus des phénomènes de cet univers, où tout change et passe sans cesse, un type immuable de perfection en qui subsistent éternellement les notions du juste et du bien, où donc résideront-elles? Dans l’humanité, dit-on, en qui elles sont immanentes, c’est le mot adopté. N’est-ce pas une dérision amère de prétendre que la justice est immanente, c’est-à-dire appartient comme une qualité propre, essentielle, à une espèce qui, depuis qu’elle a paru sur la terre, a vécu toujours souillée de sang et de rapine, au milieu de tous les désordres, de toutes les iniquités, de tous les crimes, anthropophagie, esclavage, brigandage, massacres en masses, guerres atroces ? Sans doute l’homme s’améliore, et, s’améliorant, il commence à entrevoir ce qui est vrai, juste et bien; mais ce n’est pas dans l’humanité qu’il peut saisir ces notions : il ne les voit qu’en s’élevant par l’esprit dans l’ordre des rapports absolus, des lois divines, immuables. Si l’on nie l’existence de ces lois divines, intelligibles, idéales, ou, ce qui revient au même pour la pratique, si l’on déclare qu’elles nous échappent, alors il faut avouer que le monde et l’homme, les seules choses que nous puissions connaître, changeant sans cesse, le bien et le juste changent également et varient avec le temps, avec le climat, avec la race. « Plaisante justice qu’une rivière borne, vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà! » Dès qu’on doute de Dieu, on doute de la justice, car, ne régnant à coup sûr point ici-bas, elle n’existe plus nulle part d’une façon essentielle, permanente. Que l’homme cesse de croire à la réalité de l’idéal, et la vue de l’iniquité triomphante ne pourra lui inspirer d’autre pensée que celle de Brutus mourant : « vertu, tu n’es qu’un vain mot! » — Vain mot en effet, car tout ce qui arrive, étant nécessaire, est du même coup légitime, et je n’ai qu’à m’incliner avec respect devant la fatalité qui m’écrase. Si Dieu n’est pas, rien n’est fixe, absolu, immuable. Donc point de morale fixe, absolue, immuable. Quand on a parlé de deux morales, la jeunesse s’est indignée. Ce serait bien à tort en ce cas, car il y aurait autant de morales que de jours dans l’année, d’époques dans l’histoire et de degrés de latitude sur la surface du globe.
Avec l’idée de Dieu s’évanouit donc celle du bien et du juste. Avec l’immortalité de l’âme disparaît plus certainement encore tout motif raisonnable d’être vertueux. Admettons qu’en dehors de la notion de Dieu l’homme puisse concevoir le bien, pourquoi l’accomplirait-il ? Il voit ce qui est de son devoir : quelle raison aura-t-il de le faire? On répond : le bonheur de bien agir; mais ne sait-on pas qu’il est des jouissances d’un tout autre ordre, plus grossières, mais plus vives, mieux appréciées par la plupart des hommes, et qui détermineront toujours leurs actions? S’il était vrai que sur la terre le mal portât avec lui sa peine dans le remords, et le bien sa récompense dans la joie de l’avoir accompli, tous les hommes seraient vertueux, et la justice régnerait. Nous serions portés à bien agir comme nous le sommes à manger, par la jouissance même qui accompagne l’acte. Est-il besoin de montrer qu’il n’en est pas ainsi ? Que d’hommes pervers réussissent, prospèrent, vivent heureux, sans même sentir le trouble d’un remords! L’enivrement du succès efface jusqu’au souvenir de l’iniquité qui l’a assuré. Par l’habitude du mal, l’homme y vit comme dans son élément, la conscience ne s’éveille pas ou cesse de parler. S’il n’y a point une autre vie où la vertu trouve sa naturelle récompense, la- quelle évidemment lui échappe ici-bas, sacrifier son bien-être, ses instincts, ses passions à ce grand mot creux de devoir, est la plus insigne des duperies. D’ailleurs, à l’homme qui croit que pour lui tout finit à la mort, quel motif ferez-vous valoir pour qu’il s’immole à la patrie, au bien de ses semblables, au respect de ses croyances ? Que pouvez-vous lui offrir pour qu’il quitte ce par quoi il jouit de tout le reste, la vie ? La gloire, la reconnaissance de la postérité? Que m’importe qu’on prononce mon nom avec respect ou avec mépris, si je n’en sais rien, si je ne suis plus rien, si j’ai passé comme passent tous les phénomènes de l’univers matériel? Martyrs de la croix, martyrs de la science, martyrs de la liberté, martyrs de la raison émancipée, vous tous qui avez ouvert au prix de votre sang la voie où s’avance l’humanité, votre folie ne sera jamais imitée par celui qui, revenu de vos illusions enfantines, croit que tout meurt avec le corps, et qui a appris à tirer les conséquences logiques de cette croyance. « Un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort, dit l’Ecclésiaste; c’est pourquoi j’ai prisé la joie, car il n’y a rien sous le soleil de meilleur à l’homme que de manger, de boire et de se réjouir. » Faire de l’attachement désintéressé au bien le mobile des actions humaines et par suite le fondement des sociétés, c’est reproduire, sous une autre forme, l’erreur du quiétisme, qui exigeait que l’amour de Dieu fût complétement pur de tout retour vers soi-même. L’homme recherche invinciblement son bonheur, parce que l’amour du moi est la garantie de sa conservation. Il faut donc que le bonheur soit la récompense du devoir accompli, et comme il n’en est pas ainsi dans cette vie, l’homme doit pouvoir espérer une compensation dans un ordre meilleur, sinon il cherchera des satisfactions immédiates, et il répétera le mot effrayant de l’Ecclésiaste. Morale intéressée, morale égoïste, c’est-à-dire immorale! s’écriera-t-on. Non, morale humaine, la seule qui ne soit pas chimérique et convienne à un être qui cherche le bonheur avec l’indomptable avidité de l’instinct. Il n’est pas besoin d’insister davantage pour conclure qu’il est impossible de parler de devoir sans parler en même temps de Dieu et de l’immortalité de l’âme. En s’efforçant d’inculquer dans le cœur des enfans les notions du bien et du mal, on exposera donc aussi dans l’école les idées religieuses générales qui leur servent de base, ainsi que cela se fait en Hollande et en Amérique. Il nous faut établir maintenant que ces principes de morale et de religion ne sont point le monopole exclusif du clergé, et qu’il appartient à l’instituteur laïque de les faire connaître.
Qu’on ne se trompe pas sur la gravité de la question : il ne s’agit de rien moins que de savoir si l’état est indépendant du sacerdoce, ou si, comme continuent de le prétendre les partisans obstinés de la théocratie, le pouvoir civil doit se soumettre aux décisions suprêmes de l’église. Si la raison humaine, par ses propres forces et sans le secours de la révélation, ne peut s’élever aux notions du bien et du juste, le laïque est incapable de gouverner sans le secours de la puissance qui est le dépositaire de ces vérités. L’objet du gouvernement est la déclaration du droit et l’organisation de la justice parmi les hommes. Or le droit et la justice ne sont que des applications de la morale. Le laïque est-il incompétent en fait de morale, il l’est nécessairement aussi en fait de droit, et il ne lui appartient pas de diriger la société, qui doit marcher vers la réalisation de la justice, ou qui tout au moins doit la faire respecter. Si au contraire l’esprit humain, illuminé par cette lumière naturelle « qui éclaire tout homme venant en ce monde, » arrive à posséder les notions morales, il en résulte que le laïque peut d’abord édicter les lois et gouverner l’état sans aucun contrôle ecclésiastique, ensuite faire connaître aux générations nouvelles, par l’organe de l’instituteur, les grands principes de justice, de morale et de religion qui forment la base de la société actuelle. Ainsi donc ou il faut restaurer le système théocratique dans toute sa rigueur et introniser la toute-puissance ecclésiastique sur la ruine de la raison humaine, ou il faut accorder que l’instituteur laïque peut enseigner la morale sans se soumettre au contrôle de l’église.
On vient de voir que la sécularisation de l’école est la conséquence logique de la séparation de l’église et de l’état; mais il ne suffit pas, pour que les hommes adoptent une réforme, qu’elle se déduise logiquement d’un principe abstrait; il faut de plus que l’utilité, l’urgence en soient bien démontrées. Ce qui fait réclamer l’école laïque dans les pays catholiques, c’est, avons-nous dit, l’hostilité déclarée de l’église contre la civilisation moderne. Cette hostilité, disent les partisans de la sécularisation des écoles, est un fait qu’on serait mal venu à contester. L’église, loin de s’en défendre, s’en vante; elle y montre la preuve de sa fidélité aux antiques traditions, la manifestation de son invariabilité. Elle condamne le mariage civil, la liberté de la presse, la liberté de la parole, la liberté de conscience, toutes les libertés chères au monde actuel. La fameuse encyclique Quantâ curâ et le syllabus qui l’accompagnait n’ont fait que confirmer récemment les anathèmes lancés par le souverain pontife à tant de reprises différentes contre ce qu’il appelle les œuvres de l’esprit du mal, de Satan. Cet antagonisme contre la société actuelle, le prêtre la puise dans ses études du séminaire, dans ses lectures, dans toute l’histoire ecclésiastique depuis que saint Augustin a déchaîné l’intolérance. Il s’effraie à la vue du mouvement des idées; les progrès de la science critique surtout lui inspirent une inquiétude sourde et une répulsion invincible. Représentant du moyen âge, il voudrait ramener les hommes vers ce régime théocratique, qui est pour lui l’âge d’or de l’humanité et l’image de l’ordre légitime. Dans ces conditions, les idées et les aspirations du clergé étant ce que nous venons de dire, n’est-il pas souverainement imprudent de confier à ce clergé la direction morale de l’école, qui doit être le berceau de la cité moderne? L’institution qui a pour but de préparer l’avenir, vous la remettez entre les mains de ceux qui ne rêvent que la restauration du passé : n’est-ce pas rendre impossible l’établissement définitif de la liberté? Vous voulez conserver les institutions que vous a léguées la révolution de 1789 : or il est un corps puissant et obéissant aux ordres d’un souverain étranger, absolu et maintenant toutes les intolérances anciennes; ce corps déclare hautement que ces institutions sont mauvaises, et qu’il ne les tolère qu’à cause de la dureté des temps et de l’impiété actuelle; il espère donc faire refleurir et la piété et les institutions d’autrefois; et c’est à ce corps que vous confiez la direction de vos écoles et le soin de former votre jeunesse ! Tel est le langage des partisans de l’école laïque, et il est difficile de ne pas être frappé de la force des considérations qu’ils font valoir. Il nous faut voir maintenant comment on est parvenu à enlever l’école à l’église sans affaiblir le sentiment religieux et en favorisant la diffusion des idées morales. C’est là l’exemple que nous offre la Hollande.
Jusqu’au commencement de ce siècle, la Hollande n’eut point de système général d’enseignement pour le peuple. A côté du temple protestant, des écoles s’étaient établies sous l’influence de la réforme; mais les catholiques n’avaient guère d’institutions où ils pussent envoyer leurs enfans, et toutes les écoles existantes laissaient beaucoup à désirer. Elles durent leur amélioration à un mouvement d’opinion dont une société particulière donna le signal. En 1784, un pasteur mennonite, Jan Niewenhuysen, fonda avec quelques amis une association, — la Maatchappy tot mit van t’algemeen, — qui avait pour but de favoriser la diffusion des lumières parmi les classes inférieures. Les moyens pratiques qu’elle adopta étaient parfaitement conçus. Elle publia des livres élémentaires bien faits et à très bon marché; elle fonda des bibliothèques populaires, établit quelques écoles modèles, et enfin ouvrit une enquête sur les meilleures méthodes d’enseignement élémentaire. Elle compta bientôt 7 ou 8,000 membres payant une minime cotisation, mais dévoués à l’œuvre d’émancipation intellectuelle. En 1797, Amsterdam adopta les plans de réforme de la société. En 1801, le célèbre orientaliste Van der Palm, chargé du département de l’instruction publique de la république batave, rédigea un projet de loi qui, remanié par M. van den Ende, « le père de l’instruction primaire en Hollande, » devint en 1806 la base de l’organisation nouvelle. La loi de 1806 est très brève, mais elle contient deux dispositions capitales qui furent la cause du merveilleux succès qu’elle obtint. Elle établit un système complet d’inspection pour les écoles et un examen sérieux pour les candidats instituteurs. Ensuite un règlement organique émanant du grand-pensionnaire Schimmelpenninck introduisit le principe entièrement nouveau de l’école laïque. Il est nécessaire de citer les termes mêmes des articles qui contiennent cette importante innovation. Les voici : « L’enseignement devra être organisé de façon que l’étude des connaissances utiles soit accompagnée du développement des facultés intellectuelles, et que les élèves soient préparés à l’exercice de toutes les vertus chrétiennes. — Il sera pris des mesures pour que les écoliers ne soient point privés d’instruction dans la partie dogmatique de la confession religieuse à laquelle ils appartiennent; mais cette partie de l’enseignement ne sera pas à la charge de l’instituteur. »
Par cette mesure, le principe de la séparation de l’église et de l’état était porté jusque dans le domaine toujours réservé de l’instruction primaire : à l’instituteur la morale, au prêtre le dogme. En 1806, les ministres des différens cultes, à peine remis des redoutables secousses de la révolution, étaient animés de sentimens de tolérance. Tous répondirent dans les termes les plus favorables à la circulaire qui demandait leur concours pour l’application de la loi nouvelle. Les mennonites, les luthériens, les juifs, les calvinistes et jusqu’aux catholiques accueillirent le système nouveau sans objection, sans restriction, « avec allégresse » même, pour employer l’expression dont ils se servirent. L’archiprêtre de Frise disait dans sa réponse à la communication ministérielle : « Pour voir régner la concorde et la charité entre les diverses communions, il est nécessaire, à mon avis, que les instituteurs s’abstiennent de l’enseignement des dogmes des diverses communions. Afin d’atteindre le but salutaire que le gouvernement se propose et pour lequel il réclame notre active coopération, c’est par les enfans qu’il convient de commencer. » L’école laïque fut donc établie avec l’approbation de tous. Ce système, qui est combattu aujourd’hui avec tant d’animosité par les ultra-protestans et par les catholiques ultramontains, était considéré alors comme le seul moyen de faire régner la tolérance et la charité, et d’obtenir un bon enseignement dogmatique, enseignement que la plupart des instituteurs étaient et sont encore incapables de bien donner.
Malgré les lacunes que présentait la loi nouvelle, elle eut d’excellens résultats. L’inspection fut admirablement organisée, et c’est à elle qu’on dut surtout le progrès accompli. Chaque province était divisée en un certain nombre de districts, à la tête desquels se trouvait un inspecteur. Tous les inspecteurs de la province se réunissaient trois fois par an pour former la commission provinciale de l’instruction primaire, chargée d’examiner les rapports sur la situation des écoles et de délivrer les certificats de capacité aux instituteurs. Une fois dans l’année, chaque commission provinciale envoyait à La Haye un délégué, et ces délégués, en présence du ministre et sous la présidence de l’inspecteur-général, s’occupaient des améliorations à introduire dans le système de l’enseignement. Grâce aux efforts des communes, presque partout convaincues des avantages de l’instruction du peuple, grâce aussi à l’action incessante du pouvoir central, des écoles s’élevèrent en grand nombre, et les méthodes qu’on y suivit les placèrent au premier rang de celles qui existaient alors en Europe. On possède à ce sujet le témoignage de deux juges compétens, Cuvier en 1811 et M. Cousin en 1836. En visitant les écoles des Pays-Bas, Cuvier fut frappé d’étonnement et d’admiration. Il exprime ce sentiment en des termes remarquables. « Nous aurions peine, dit-il, à rendre l’effet qu’a produit sur nous la première école primaire où nous sommes entrés en Hollande. La première vue de cette école nous avait causé une agréable surprise; lorsque nous fûmes entrés dans tous les détails, nous ne pûmes nous défendre d’une véritable émotion. » Ce qui intéressa surtout M. Cousin, ce fut le principe de l’école laïque mis en pratique à la satisfaction générale. Quoiqu’il n’en soit point partisan, il ne peut en nier les bons résultats. Il cite même les paroles de M. van den Ende, l’inspirateur de la loi de 1806, qui, trente ans après, en surveillait encore l’application. « Oui, disait le vénérable vieillard, les écoles primaires doivent être en général chrétiennes, mais ni protestantes, ni catholiques. Elles ne doivent appartenir à aucun culte en particulier et n’enseigner aucun dogme positif. Il ne faut pas tendre à la division des écoles et avoir des écoles spéciales catholiques et des écoles spéciales protestantes. L’école populaire doit être pour le peuple tout entier. » En visitant les grandes écoles d’Amsterdam, de Rotterdam, de La Haye, M. Cousin vit, assis sur les mêmes bancs, des juifs, des catholiques, des protestans de toutes les dénominations, recevant en commun une instruction pénétrée de l’esprit chrétien, mais non de l’esprit de secte. Le dogme était strictement exclu de l’enseignement public. Il constata qu’aucune animosité religieuse ne divisait ces enfans, et que cet enseignement purement laïque formait des hommes religieux et moraux.
La loi de 1806 demeura en vigueur jusqu’en 1857. Vers cette époque, il fallut se décider à la remanier pour la mettre en rapport avec la constitution de 1848, qui proclamait la liberté d’enseignement. Le principe de l’école laïque eut à soutenir alors un rude assaut. Depuis que les catholiques avaient obtenu l’égalité complète des droits, ils avaient employé leur influence à faire bannir de l’école plus complètement encore qu’auparavant toute instruction religieuse, et ils étaient arrivés à y faire proscrire l’emploi de la Bible, même comme simple livre de lecture et d’édification. Or plus les catholiques réussissaient à imposer l’observation rigoureuse des prescriptions de 1806, plus le mécontentement des ultra-protestans devenait vif. Ne pouvant contester le droit des catholiques de réclamer un enseignement purement laïque dans l’école mixte, ils en étaient venus à attaquer le principe même de l’école mixte. Ils appelaient celle-ci « une école athée, » — « un foyer d’irréligion et d’immoralité. » Ils la dépeignaient comme devant amener l’anéantissement des vertus nationales, la ruine de la patrie. Ils ameutaient contre le système si sage de 1806 les rancunes et les craintes des protestans, effrayés des prétendus progrès de l’église romaine. Ils voulaient à tout prix introduire des écoles confessionnelles, chaque culte ayant ses écoles spéciales.
Les débats des chambres hollandaises sur la révision de la loi organique de l’instruction primaire en 1857 jettent tant de lumière sur la question qui nous occupe, que nous croyons devoir y insister. On retrouve dans cette discussion ce bon sens pratique, cet instinct de la liberté uni au respect du droit qui ont fait autrefois la gloire du peuple hollandais, et qui actuellement encore le rendent si digne de l’attention et de la sympathie de l’étranger. Dans tous les discours se révèlent un sentiment religieux très sincère, très profond, très éclairé, une certaine nuance théologique, mais nulle bigoterie, une admirable et large tolérance. Tous les orateurs sans exception semblent pénétrés de l’importance des questions religieuses et de la nécessité de donner la morale et la religion pour mobile au progrès de la civilisation; mais, sauf un très petit nombre de protestans et de catholiques exagérés, tous aussi manifestent une répugnance sans bornes pour les envahissemens d’une dogmatique étroite et exclusive. Avec une fermeté qu’on ne peut trop louer, ils repoussent l’intervention de l’église non-seulement dans les affaires de l’état, mais même dans celles de l’école, qui, dans la plupart des pays, est considérée comme le véritable domaine du clergé. Ils distinguent nettement le prêtre de la religion, l’institution extérieure du sentiment religieux, le dogme surnaturel des vérités naturelles, et la confession de foi de la morale. Pour que la séparation de l’état et de l’église soit appliquée jusque dans le domaine de l’instruction primaire, et pour enlever tout prétexte à l’intervention du clergé, ils veulent que l’enseignement du dogme soit laissé aux ministres des cultes, et ne soit point inscrit au programme des matières enseignées, — que la culture des vertus sociales soit confiée à l’instituteur laïque sous le contrôle du pouvoir civil.
Un député de cette province de Groningue aussi remarquable par la perfection de son agriculture que par la justesse d’esprit de ses habitans, M. Blaupot ten Kate, traita la question avec tant de netteté, que nous ne résistons pas au désir de donner un résumé de son discours. Partout, disait-il, où il n’y a plus de religion d’état, partout où les différens cultes ont droit à une protection égale, il faut séparer avec soin ce qui appartient au pouvoir laïque et à l’église. L’état s’occupe de l’instruction dont l’homme a besoin comme citoyen, l’église de l’instruction dont l’homme a besoin comme croyant. Pour l’état, l’enseignement est un intérêt politique; pour l’église, un intérêt religieux. On porterait atteinte aux droits, à l’essence même de l’état, en l’obligeant à faire enseigner ce que croient les diverses confessions, et en même temps on empiéterait sur le domaine réservé des églises. Du moment que vous donnez un enseignement dogmatique, vous devez vous soumettre au contrôle du clergé. Il peut, il doit même, dès lors, réclamer l’inspection des écoles publiques. De là naissent les conflits entre l’autorité civile et l’autorité ecclésiastique, les froissemens de conscience, l’oppression de la minorité. — Voici comment l’orateur repousse cette accusation si souvent répétée, qu’en écartant de l’école l’enseignement dogmatique on enlève toute base à la morale, et qu’on fonde ainsi en fait des écoles irréligieuses, athées. Que peut-on attendre de l’école? dit-il. Que les enfans y soient, comme dit M. Guizot, « dans une atmosphère religieuse? » Certainement il doit en être ainsi; mais cela dépend surtout de l’instituteur. Il y a dans le cœur de l’enfant une révélation morale et religieuse sur laquelle le maître peut et doit agir : c’est la conscience de l’enfant. Le maître doit l’éveiller, l’élever par des exemples, des récits, par l’influence de chaque jour, bien plus que par d’arides et froids préceptes. Les deux vérités fondamentales qu’on retrouve dans toutes les religions révélées et dans toute croyance religieuse, c’est qu’il y a un Dieu qui veille sur nous comme père et comme juge, et qu’après cette vie il y en a une autre où le bien est récompensé et le mal puni. Ces deux grandes vérités qui sont la base de toute morale doivent être enseignées dans l’école laïque, afin d’y développer les vertus sociales, les vertus qui font l’homme de bien et le citoyen utile. Avec ces deux principes de foi, passant du père aux enfans et de génération en génération, la jeunesse trouvera au fond de son cœur une force d’amélioration qui la rendra digne de la liberté et un germe de vertu qui la soutiendra dans l’épreuve, dans le malheur. Non, l’école ne sera pas irréligieuse, athée, aussi longtemps que la vertu et la morale feront partie de la religion, aussi longtemps qu’on y enseignera ces bases éternelles de tout culte, la croyance en un Dieu et en l’immortalité de l’âme, aussi longtemps qu’on pourra y montrer le Christ comme le modèle de l’humanité. Ce seront, il est vrai, des écoles non ecclésiastiques, kerkelooze scholen, des écoles laïques; mais c’est ce qu’elles doivent être, si l’on ne veut pas asservir l’état à l’église dans la plus délicate de ses missions, celle déformer la jeunesse pour la vie moderne.
Le projet de loi présenté par le gouvernement portait que l’instituteur doit développer le germe des vertus sociales et chrétiennes. Ce dernier mot offusquait les catholiques; ils en demandaient la suppression, parce qu’il pouvait autoriser une certaine tendance dogmatique. Les protestans au contraire en voulaient le maintien, trouvant que la loi ainsi conçue répondait aux vœux de la majorité de la nation. L’homme d’état le plus en vue de la Néerlande et qui a occupé le ministère de l’intérieur presque constamment depuis 1848, M. Thorbecke, détermina le caractère précis de la loi avec une grande lucidité. Dans ce qu’il fait comme dans ce qu’il permet, disait-il, le pouvoir civil doit être complètement indépendant des confessions, comme les confessions doivent l’être de l’état; mais de ce que l’autorité laïque n’est point soumise à l’église pas plus que l’église à l’autorité laïque, en résulte-t-il que le christianisme est étranger à l’état ou à ce qui se fait au nom de l’état? Oui, quand il s’agit de ce christianisme de secte qui repousse ceux qui n’ont pas les mêmes croyances; non, quand il s’agit de ce christianisme social qui est supérieur aux divisions dogmatiques. On a distingué avec beaucoup de raison, en parlant des phénomènes économiques, « ce qui se voit de ce qui ne se voit pas; » cette distinction est applicable ici. Le travail invisible du christianisme au fond des consciences et en dehors des confessions dogmatiques est infiniment plus général, plus profond, plus puissant que ce qu’on aperçoit à la surface dans le cercle des églises. Le christianisme a pénétré notre législation et nos mœurs, nos idées et la société tout entière. Ce christianisme social domine les églises diverses, comme la science est supérieure aux formes et aux principes au moyen desquels chacun s’efforce de la saisir ou de l’exprimer. Il n’est pas resté enfermé dans les bornes étroites d’une église, il est devenu une force civile, laïque, l’âme de notre civilisation, un courant d’eaux vives qui a pénétré l’ordre social dans tous ses élémens. C’est l’influence de ce christianisme qui se fera sentir dans l’enseignement public, que la loi le dise ou ne le dise pas. L’école sera chrétienne, parce qu’elle sera l’émanation d’une société chrétienne. M. Thorbecke indiquait ainsi la véritable solution de la difficulté. Le christianisme dogmatique, objet de la foi et connu par la révélation seule, est une affaire individuelle et forme la sphère propre de l’église. Le christianisme social, laïque, qui transforme peu à peu la société d’après l’idéal de la justice, est au contraire une affaire de l’état, car il est perceptible, démontrable par les seules forces de la raison; il peut donc être enseigné par le représentant du pouvoir civil, par l’instituteur laïque.
Les mots « vertus chrétiennes, » objet de tant de débats et repoussés avec énergie, avec violence même par les catholiques, furent au contraire acceptés par les juifs. Un député Israélite d’Amsterdam, M. Godefroi, déclara qu’il voterait la loi telle qu’elle était proposée. « Les juifs, disait-il, peuvent admettre ces termes « vertus chrétiennes » dans le sens défini par M. Thorbecke, parce qu’ils ne signifient point des dogmes chrétiens, mais des vertus sociales que chacun doit admettre, à quelque religion qu’il appartienne. La pratique de la vertu étant l’objet de la morale, par culture des vertus chrétiennes on a voulu entendre l’enseignement de cette morale élevée et pure que le christianisme porte avec lui, et que les non-chrétiens peuvent accepter aussi bien que les chrétiens eux-mêmes, parce que c’est la morale universelle, la morale qui s’impose à toute conscience droite, à tout esprit éclairé. » Ces paroles d’un orateur juif montrent les progrès qu’a faits la tolérance, et combien les hommes des différens cultes, jadis si hostiles, sont près de s’entendre en s’élevant à une certaine hauteur. Le parti ultra-protestant, le parti Groen, comme on l’appelait du nom de son chef, M. Groen van Prinsterer, réclamait des écoles confessionnelles. En repoussant cette prétention, le ministre de l’intérieur, M. van der Brugghen, montra clairement comment les divergences d’opinions provenaient d’une manière différente de concevoir le culte. Pour quelques-uns, disait-il, le christianisme signifie le dogme chrétien; les articles de foi, la conception littérale de la vérité révélée, voilà l’intérêt suprême. Le dogme sans doute a une grande importance, mais il ne doit pas absorber complètement la notion du christianisme. Pour tout le parti ultra-protestant, la religion est trop uniquement concentrée dans le dogme. Au contraire, suivant l’école libérale, à laquelle appartiennent tant d’hommes de foi et de savoir, le christianisme n’est pas tant affaire d’intelligence et de vérité abstraite qu’objet de sentiment et de conscience. D’après cette école, il existe dans toute nation chrétienne, malgré de grandes différences spéculatives d’opinions et de dogmes, un fonds commun de croyances religieuses et de sentimens moraux. C’est ce fonds commun de religion et de morale qui peut, qui doit être enseigné dans l’école mixte par l’instituteur laïque.
La loi fut adoptée grâce à l’accord des protestans libéraux et des catholiques modérés. Les dispositions qui concernent l’enseignement de la religion méritent d’être citées parce qu’elles peuvent être utilement étudiées par les pays qui voudront, comme la Hollande, appliquer logiquement la séparation de l’église et de l’état jusque dans le domaine de l’instruction primaire. Ces dispositions, les voici : « Dans chaque commune, l’enseignement primaire est donné dans des écoles publiques en nombre suffisant pour les besoins de la population; les enfans de toutes les communions y sont admis sans distinction. L’instruction doit servir à développer les vertus sociales et chrétiennes. Les instituteurs s’abstiennent d’enseigner, de faire ou de permettre quoi que ce soit qui pourrait blesser les croyances religieuses des communions auxquelles appartiennent les enfans qui fréquentent l’école. L’enseignement de la religion est abandonné aux diverses confessions. A cet effet, les locaux de l’école seront à la disposition des élèves en dehors des heures de classe. »
C’est dans les pays catholiques que l’application d’une loi semblable doit rencontrer le plus de difficultés, parce que le prêtre y est habitué à considérer tout ce qui touche à la morale et à la religion comme son domaine exclusif, et à surveiller l’école primaire comme une institution soumise de droit à l’inspection ecclésiastique. Pour ce motif, j’ai voulu visiter les écoles des provinces catholiques des Pays-Bas, surtout celles du Limbourg, où le clergé exerce une grande influence, même en politique. J’ai trouvé la loi appliquée sans froissement pour aucun culte et jusqu’à présent sans réclamations sérieuses. Les institutions qui m’ont le plus frappé sont la grande école communale de Maëstricht, et, comme type d’école de village, celle de Meerssen, d’abord par l’excellence de l’instruction qui s’y donne, ensuite parce que j’y ai trouvé réunis sur les mêmes bancs des catholiques, des protestans et des juifs. Quelle prière dira-t-on dans l’école mixte? C’est encore un point qui a donné lieu à de graves difficultés. A Maëstricht, au commencement et à la fin de la classe, les maîtres lisaient d’une voix recueillie une prière très touchante, conçue en termes généraux et tirée d’un recueil depuis longtemps en usage. C’est la solution la plus conforme à l’esprit de la loi. Ailleurs on dit l’oraison dominicale. Il n’y a point de leçons spéciales de morale; l’instituteur doit seulement contribuer par ses leçons ordinaires au développement moral et religieux des élèves. Il semble qu’il n’est point mauvais de procéder ainsi. Il n’est pas nécessaire en effet d’enseigner un système de morale aux enfans; c’est le sentiment même du bien et du mal qu’il faut fortifier, l’idée du devoir qu’il faut faire naître. Ce sentiment, cette idée, l’enfant les porte en lui; il ne s’agit que de les cultiver, de les fortifier par des récits, par des morceaux de poésie et d’éloquence, en racontant des traits de vertu et d’héroïsme empruntés à la biographie des hommes de bien. Une instruction morale donnée immédiatement à propos d’un fait qui vient de se passer à l’école ou d’une faute commise fera beaucoup plus d’impression que des formules abstraites ou des préceptes sans application directe. Partout et toujours les paraboles ont précédé les argumens, comme les hiéroglyphes ont précédé les lettres.
Les écoles de la Néerlande méritent encore aujourd’hui tous les éloges qu’en ont faits Cuvier et M. V. Cousin. Les méthodes sont bonnes, les maîtres très dévoués à leur utile mission, et les résultats obtenus très remarquables. Malheureusement il s’en faut de beaucoup que tous les enfans en âge d’école y soient assidus. La proportion des élèves ne dépasse point celle qu’on a constatée en France et en Belgique. On peut donc regretter que le parlement hollandais ne se soit pas encore décidé à décréter l’enseignement obligatoire, malgré les discours éloquens d’un grand nombre de ses membres. Il est cependant un précédent qui prouve à quel point cette mesure appuyée sur la gratuité serait efficace. Dans la province de Groningue, la plus éclairée du royaume, on remarquait que dans les campagnes surtout le nombre des écoliers allait sans cesse en diminuant. On mit en vigueur en 1839 un règlement qui obligeait tout père de famille à payer la rétribution scolaire pour chaque enfant de 6 à 12 ans, qu’il fréquentât ou non l’école publique, à moins qu’on ne démontrât qu’il recevait l’instruction à domicile ou dans une école privée. Cette taxe payée, l’école était gratuite. L’effet de cette mesure dépassa toute attente. Le chiffre des élèves s’éleva en peu d’années de 20 à 30,000, et le nombre des absens fut réduit à une proportion presque insignifiante[2].
D’après les derniers relevés (1er janvier 1864), on comptait dans les Pays-Bas 3,608 écoles primaires, dont 2,549 écoles publiques et 1,059 écoles privées, ce qui fait 1 école par 100 habitans. Le nombre total des élèves montait à 391,407, dont 208,735 garçons et 182,672 filles, soit 10 élèves par 100 habitans. Un peu plus du tiers recevait l’instruction gratuitement. Comme en Amérique, les écoles sont communes pour les deux sexes; on a seulement soin de les placer sur des bancs différens, et comme aux États-Unis on s’applaudit des résultats obtenus. Garçons et filles s’habituent à vivre côte à côte sous l’œil du maître; ils ne cherchent pas à se rencontrer hors de l’école. Le mystère disparaît; des relations simples s’établissent comme entre frères et sœurs. Une certaine retenue s’impose aux garçons, et leur manière d’être y gagne. Les instituteurs que j’ai interrogés sur ce système, si contraire aux idées reçues en France, m’ont toujours répondu qu’ils y voyaient de grands avantages, et qu’ils n’en avaient pas encore découvert les inconvéniens.
La Hollande vient de nous montrer comment on arrive à résoudre ce grave problème de la sécularisation de l’enseignement primaire, non-seulement sans ébranler les sentimens moraux et religieux, mais au contraire en les purifiant, en les imprégnant de tolérance et de charité réciproque, en les élevant au-dessus de la sphère orageuse des dissidences dogmatiques. Ce système est la conséquence logique de la séparation de l’église et de l’état : on ne peut y échapper sans aboutir à des conflits avec l’autorité ecclésiastique, à moins que le pouvoir civil ne soit prêt à toujours céder. A l’instituteur la morale reposant sur la raison, au prêtre le dogme émanant de la révélation, voilà la solution simple et qui devrait convenir à tous les partis, même aux catholiques, car le pape, on l’a vu, condamne le système actuel parce qu’il confie l’enseignement du dogme à des maîtres laïques. Il ne s’agit ici, bien entendu, que des écoles publiques entretenues par les contributions de tous les citoyens. L’école privée doit être libre. Elle sera confessionnelle, soumise au clergé, ouverte aux enfans d’un seul culte, si ceux qui l’ont fondée le veulent ainsi. C’est la thèse que M. de Pressenssé défendit au congrès de Berne avec une rare éloquence et une indomptable vigueur. Les partisans de l’école laïque eurent le tort de vouloir imposer celle-ci même dans le cercle où cesse la légitime intervention de l’état, c’est-à-dire dans le domaine de l’initiative individuelle et de l’association libre.
En Belgique, la révolution de 1830 avait été faite en grande partie pour réaliser une séparation plus rigoureuse du pouvoir civil et de l’église. Sous l’empire de ces idées, l’homme d’état qui est depuis près de quarante ans le chef respecté du parti catholique, M. de Theux, nomma une commission pour réorganiser l’enseignement primaire. Cette commission rédigea au sujet de l’instruction dogmatique un article qui en quelques mots résout toutes les difficultés. Il est ainsi conçu : « L’état reste étranger à l’enseignement religieux. Les heures de classe seront combinées de façon que les élèves puissent recevoir cet enseignement des ministres du culte. » Ajoutez que l’instituteur doit tendre à développer chez les enfans les sentimens de morale, de vertu et de patriotisme, et la réforme est accomplie dans la loi. Pour la faire passer dans les faits, il faudrait ensuite des instituteurs capables de remplir leur nouvelle et importante mission ; ce serait aux écoles normales de les y préparer. Avant de finir, il reste toutefois encore un mot à dire. Dans les pays où le clergé exerce sur les populations une influence si grande qu’il peut enlever aux écoles une partie des enfans qui les fréquentent, il serait bon d’agir avec une grande prudence, car mieux vaut l’école soumise à l’inspection ecclésiastique que l’école vide. Répandez les lumières, multipliez les livres, améliorez l’enseignement, et les hommes s’affranchiront. Que la science se vulgarise, et les superstitions s’évanouiront ; bientôt la suprématie ecclésiastique, en vain revendiquée par les encycliques, ne sera plus qu’un souvenir du moyen âge. On peut avoir confiance dans les forces de la vérité. Dès qu’elle est suffisamment connue, le peuple finit par s’y rallier, parce qu’elle est toujours favorable à son véritable intérêt. Le grand mal, celui qu’il faut avant tout combattre, c’est l’ignorance. Les ténèbres engendrent toutes les servitudes, tandis que l’instruction rend les hommes impatiens du joug et avides de liberté. Les écrivains du XVIIIe siècle et les orateurs de la révolution n’avaient-ils pas été élevés dans les écoles du clergé ?
EMILE DE LAVELEYE.
- ↑ Voyez la Revue du 15 novembre 1865, des 1er janvier et 15 avril 1866.
- ↑ Los Hollandais appellent cette mesure coercitive schoolgeldplegtigkeid, c’est-à-dire obligation de la rétribution scolaire. Elle a été établie dès 1530 dans la province de Drenth, et en 1566 dans celle d’Over-Yssel; « pour tout enfant, disait cet ancien règlement, qui aura atteint sa huitième année, les parens payeront 15 sols par an, que l’enfant aille ou non à l’école. » Le Canada a adopté une mesure semblable avec le plus grand succès.