De l’Homme/Section 9/Chapitre 8

SECTION IX
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 166-173).
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CHAPITRE VIII.

De la lenteur avec laquelle la vérité se propage.

La marche de la vérité est lente ; l’expérience le prouve. Quand le parlement de Paris révoqua-t-il la peine de mort portée contre quiconque enseignoit une autre philosophie que celle d’Aristote ? cinquante ans après que cette philosophie étoit oubliée. Quand la faculté de médecine admit-elle la doctrine de la circulation du sang ? cinquante ans après la découverte d’Harvei. Quand cette même faculté reconnut-elle la salubrité des pommes de terre ? après cent ans d’expérience, et lorsque le parlement eut cassé l’arrêt qui défendoit la vente de ce légume[1].

Quand les médecins conviendroit-ils des avantages de l’inoculation ? dans vingt ans ou environ. Cents faits de cette espece prouvent la lenteur des progrès de la vérité : ses progrès cependant sont ce qu’ils doivent être. Une vérité, en qualité de nouvelle, choque toujours quelque usage ou quelque opinion généralement établie. Elle a d’abord peu de sectateurs ; elle est traitée de paradoxe[2], citée comme une erreur, et rejetée sans être entendue. Les hommes en général approuvent ou condamnent au hasard ; et la vérité même est, par la plupart d’entre eux, reçue comme l’erreur, sans examen et par préjugé.

De quelle maniere une opinion nouvelle partient-elle donc à la connoissance de tous ? Les bons esprits en ont-ils apperçu la vérité ? ils la publient ; et cette vérité, promulguée par eux, et devenue de jour en jour plus commune, finit enfin par être généralement adoptée ; mais c’est long-temps après sa découverte, sur-tout lorsque cette vérité est morale. Si l’on se prête si difficilement à la démonstration de ces dernieres vérités, c’est qu’elles exigent quelquefois le sacrifice, non seulement de nos préjugés, mais encore de nos intérêts personnels. Peu d’hommes sont capables de ce double sacrifice. D’ailleurs, une vérité de cette espece, découverte par un de nos concitoyens, peut se répandre rapidement, et peut le combler d’honneurs : notre envie, qui s’en irrite, doit donc s’empresser de l’étouffer.

C’est l’étranger qu’éclairent maintenant les livres moraux faits et proscrits en France. Pour juger ces livres, il faut des hommes doués à-la-fois et du degré de lumiere et du degré de désintéressement nécessaire pour distinguer le vrai du faux. Or, par-tout les hommes éclairés sont rares ; et les désintéressés, plus rares encore, ne se rencontrent que chez l’étranger.

Les vérités morales ne s’étendent que par des ondulations très lentes. Il en est, si je l’ose dire, de la chûte de ces vérités sur la terre comme de celles d’une pierre au milieu d’un lac : les eaux, séparées au point du contact, forment un cercle bientôt enfermé dans un plus grand, qui lui-même est environné de cercles plus spacieux, lesquels, s’agrandissant de moment en moment, vont enfin se briser sur la rive. C’est de cercles en cercles qu’une vérité morale, s’étendant aux différentes classes des citoyens, parvient enfin à la connoissance de tous ceux qui n’ont point intérêt de la rejeter.

Pour établir cette vérité, il suffit que le puissant ne s’oppose point à sa promulgation ; et c’est en ceci que la vérité differe de l’erreur : c’est par la violence que cette derniere se propage : c’est la force en main qu’on a prouvé presque toutes les religions, et c’est ce qui les a rendues les fléaux du monde moral.

La vérité sans la force s’établit sans doute lentement ; mais elle s’établit sans troubles. Les seules nations où la vérité pénetre avec peine sont les nations ignorantes : l’imbécillité est moins docile qu’on ne l’imagine.

Que l’on propose chez un peuple ignorant une loi utile (6) mais nouvelle ; cette loi, rejetée sans examen, peut même exciter une sédition (7) chez ce peuple, qui, stupide parcequ’il est esclave, est d’autant plus irritable que le despotisme l’a plus souvent irrité.

Que l’on propose au contraire cette même loi chez un peuple éclairé, où la presse est libre, où l’utilité de cette loi est déja pressentie et sa promulgation desirée, elle sera reçue avec reconnoissance par la partie instruite de la nation, et cette partie contiendra l’autre.

Mais n’est-il pas des formes de gouvernement où la connoissance du vrai puisse être dangereuse ?


(6) Un législateur prudent fait toujours proposer par quelque écrivain célebre les lois nouvelles qu’il veut établir. Ces lois sont-elles, sous le nom de cet auteur, quelque temps exposées à la critique publique ? si on les juge bonnes, et qu’on les reconnoisse pour telles, on les reçoit sans murmurer.

(7) Un ministre fait-il une loi ? un philosophe découvre-t-il une vérité ? jusqu’à ce que l’utilité de cette loi et de cette vérité soit avouée, tous deux sont en butte à l’envie et à la sottise. Leur sort cependant est très différent. Le ministre, armé de la puissance, n’est exposé qu’à des railleries ; mais le philosophe, sans pouvoir, l’est à des persécutions.


  1. Le parlement rendit de même un arrêt contre l’émétique, et contre Brissot, médecin du seizieme siecle. Ce médecin prétendoit, contre la pratique ordinaire, saigner, dans le cas de pleurésie, du côté où le malade souffroit le plus. Cette pratique nouvelle fut, par les vieux médecins, dénoncée au parlement. Il la déclara impie, fit défense de saigner dorénavant du côté de la pleurésie. L’affaire portée ensuite devant Charles V, ce prince alloit rendre le même jugement, si, dans cet instant, Charles III, duc de Savoie, ne fût mort d’une pleurésie après avoir été saigné à l’ancienne maniere. Est-ce à des magistrats à prétendre, comme les théologiens, juger les livres et les sciences qu’ils n’entendent point ? Que leur en revient-il ? Du ridicule.
  2. Paroît-il un excellent ouvrage de philosophie . le premier jugement qu’en porte l’envie c’est que les principes en sont faux et dangereux ; le second, que les idées en sont communes. Malheur à l’ouvrage dont on dit d’abord trop de bien !