De l’Homme/Section 9/Chapitre 7

SECTION IX
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 160-166).
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CHAPITRE VII.

Que la révélation de la vérité ne trouble jamais les empires.

Une administration est mauvaise ; les peuples souffrent ; ils poussent des plaintes : en ce moment il paroît un écrit où on leur montre toute l’étendue de leurs malheurs ; les peuples s’irritent et se soulevent. L’écrit est-il la cause du soulevement ? non ; il en est l’époque ; la cause est dans la misere publique. Si l’écrit eût plutôt paru, le gouvernement plutôt averti eût, en adoucissant les souffrances des peuples, pu prévenir la sédition. Le trouble n’accompagne la révélation de la vérité que dans des pays entièrement despotiques, parcequ’en ces pays le moment où l’on ose dire la vérité est celui où le malheur, insoutenable et porté à son comble, ne permet plus au peuple de retenir ses cris.

Un gouvernement devient-il cruel à l’excès ? les troubles sont alors salutaires. Ce sont les tranchées qu’occasionne au malade la médecine qui le guérit. Pour affranchir un peuple de la servitude, il en coûte quelquefois moins d’hommes à l’état qu’il n’en périt dans une fête publique et mal ordonnée. Le mal du soulevement est dans la cause qui le produit : la douleur de la crise est dans la maladie qui l’excite. Tombe-t-on dans le despotisme ? il faut des efforts pour s’y soustraire ; et ces efforts sont en ce moment le seul bien des infortunés. Le dernier degré du malheur, c’est de ne pouvoir s’en arracher, et de souffrir sans oser se plaindre. Quel homme assez barbare, assez stupide, pour donner le nom de paix au silence, à la tranquillité forcée de l’esclavage ? C’est la paix, mais la paix de la tombe.

La révélation de la vérité, quelquefois l’époque, ne fut donc jamais la cause des troubles et du soulevement. La connoissance du vrai, toujours utile aux opprimés, l’est même aux oppresseurs. Elle les avertit, comme je l’ai déja dit, du mécontentement du peuple. En Europe, les murmures des nations précedent de loin leur révolte : leurs plaintes sont le tonnerre entendu dans le lointain ; il n’est point encore à craindre. Le souverain est encore à temps de réparer ses injustices, et de se réconcilier avec son peuple. Il n’en est pas de même dans un pays d’esclaves ; c’est le poignard en main que la remontrance se présente au sultan. Le silence des esclaves est terrible : c’est le silence des airs avant l’orage. Les vents sont muets encore ; mais du sein noir d’un nuage immobile part le coup de tonnerre qui, signal de la tempête, frappe au moment qu’il luit.

Le silence qu’impose la force est la principale cause et des malheurs des peuples et de la chûte de leurs oppresseurs. Si la recherche de la vérité nuit, ce n’est jamais qu’à sont auteur. Les Buffon, les Quesnay, les Montesquieu, en ont découvert. On a long-temps disputé sur la préférence à donner aux anciens sur les modernes, à la musique française sur l’italienne : ces disputes ont éclairé le goût du public, et n’ont armé le bras d’aucun citoyen. Mais ces disputes, dira-t-on, ne se rapportoient qu’à des objets frivoles. Soit ; mais, sans crainte de la loi, les hommes s’entr’égorgeroient pour des frivolités. Les disputes théologiques, toujours réductibles à des questions de mots, en sont la preuve. Que de sang elles ont fait couler ! Puis-je, de l’aveu de la loi, donner le nom de saint zele à l’emportement de ma vanité ? point d’excès auquel elle ne se livre. La cruauté religieuse est atroce. Qui l’engendre ? seroit-ce la nouveauté d’une opinion théologique (3) ? non ; mais l’exercice libre et impuni de l’intolérance (4).

Qu’on traite une question, où, libre dans ses opinions, chacun pense ce qu’il veut, où chacun contredit et est contrdit, où quiconque insulteroit son contradicteur seroit puni selon la griéveté de l’offense ; l’orgueil des disputants, alors contenu par la crainte de la loi, cesse d’être inhumain.

Mais par quelle contradiction le magistrat, qui lie les bras des citoyens et leur défend les voies de fait lorsqu’il s’agit d’une discussion d’intérêt ou d’opinion, les leur délie-t-il lorsqu’il s’agit d’une dispute scholastique ? Quel cause d’un tel effet ? l’esprit de superstition et de fanatisme, qui, plus souvent que l’esprit de justice et d’humanité, a présidé à la rédaction des lois.

J’ai lu l’histoire des différents cultes ; j’ai nombré leurs absurdités : j’ai eu honte de la raison humaine, et j’ai rougi d’être homme. Je me suis à-la-fois étonné des maux que produit la superstition, de la facilité avec laquelle on peut étouffer un fanatisme qui rendra toujours les religions si funestes à l’univers (5) ; et j’ai conclu que les malheurs des peuples pouvoient toujours se rapporter à l’imperfection de leurs lois, et par conséquent à l’ignorance de quelques vérités morales. Ces vérités, toujours utiles, ne peuvent troubler la paix des états. La lenteur de leurs progrès en est encore une nouvelle preuve.


(3) Ce n’est point en théologie, la nouveauté d’une opinion qui révolte, mais la violence employée pour la faire recevoir. L’homme, dit Machiavel, a droit de tout penser, de tout dire, de tout écrire, mais non d’imposer ses opinions. Que le théologien me persuade ou me convainque, et qu’il ne prétende point forcer ma croyance.

(4) La seule religion intolérable est une religion intolérante. Une telle religion devenue la plus puissante dans un empire y allumeroit les flambeaux de la guerre, et le plongeroit dans des troubles et des calamités sans nombre.

(5) Les princes sont-ils indifférents aux disputes théologiques ? les orgueilleux docteurs, après s’être dit bien des injures, s’ennuient d’écrire sans être lus. Le mépris public leur impose silence.