De l’Homme/Section 9/Chapitre 16

SECTION IX
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 212-214).
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CHAPITRE XVI.

L’intérêt fait estimer en soi jusqu’à la cruauté qu’on déteste dans les autres.

Toutes les nations de l’Europe considerent avec horreur ces prêtres de Carthage dont la barbarie enfermoit des enfants vivants dans la statue brûlante de Saturne ou de Moloch. Point d’Espagnol cependant qui ne respecte la même cruauté en lui et dans ses inquisiteurs. À quelle cause attribuer cette contradiction ? à la vénération que l’Espagnol conçoit dès l’enfance pour les moines. Il faudroit, pour le défaire de ce respect d’habitude, qu’il pensât, qu’il consultât sa raison, qu’il s’exposât à-la-fois à la fatigue de l’attention et à la haine de ce même moine. L’Espagnol est dont forcé, par le double intérêt de la crainte et de la paresse, de révérer dans le dominicain la barbarie qu’il déteste dans le prêtre du Mexique.

On me dira sans doute que la différence des cultes change l’essence des choses, et que la cruauté abominable dans une religion est respectable dans l’autre. Je ne répondrai point à cette absurdité ; j’observerai seulement que le même intérêt qui, par exemple, fait respecter dans un pays la cruauté que l’on hait dans les autres, doit à d’autres égards fasciner encore les yeux de ma raison, quand je m’exagere le mépris dû à certains vices : l’avare en est un exemple. L’avare se contente-t-il de ne rien donner et d’épargner le sien ? ne se porte-t-il d’ailleurs à aucune injustice ? de tous les vicieux, c’est peut-être celui qui nuit le moins à la société : le mal qu’il fait n’est proprement que l’omission du bien qu’il pourroit faire.

De tous les vices, si l’avarice est le plus généralement détesté, c’est l’effet d’une avidité commune à presque tous les hommes ; c’est qu’on hait celui dont on ne peut rien attendre. Ce sont les avares avides qui décrient les avares sordides.