De l’Homme/Section 9/Chapitre 15

SECTION IX
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 208-212).
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CHAPITRE XV.

Les mêmes opinions paroissent vraies ou fausses selon l’intérêt qu’on a de les croire telles ou telles.

Tous les hommes conviennent de la vérité des propositions géométriques : seroit-ce parcequ’elles sont démontrées ? non ; mais parcequ’indifférents à leur fausseté ou à leur vérité, les hommes n’ont nul intérêt de prendre le faux pour le vrai. Leur suppose-t-on cet intérêt ? alors les proposition le plus évidemment démontrées leur paroîtront problématiques. Je me prouverai au besoin que le contenu est plus grand que le contenant : c’est un fait dont quelques religions fournissent des exemples.

Qu’un théologien catholique se propose de prouver qu’il est des bâtons sans deux bouts ; rien pour lui de plus facile : il distinguera d’abord deux sortes de bâtons, les uns spirituels, les autres matériels ; il dissertera obscurément sur la nature des bâtons spirituels ; il en conclura que l’existence de ces bâtons est un mystere au-dessus et non contraire à la raison ; alors cette proposition évidente[1] qu’il n’est point de bâtons sans deux bouts », deviendra problématique.

Il en est de même des vérités les plus claires de la morale. La plus évidente, c’est qu’en fait de crimes la punition doit être personnelle, et que je ne dois pas être pendu pour le vol commis par mon voisin. Cependant que de théologiens soutiennent encore que Dieu punit dans les hommes actuels le péché de leur premier pere !

Pour cacher l’absurdité de ce raisonnement ils ajoutent que la justice d’en haut n’est pas celle de l’homme. Mais, si la justice du ciel est la vraie (14), et que cette justice ne soit pas celle de la terre, l’homme vit donc dans l’ignorance de la justice : il ne sait donc jamais si l’action qu’il croit équitable n’est point injuste, si le vol et l’assassinat ne sont point des vertus (15). Que deviennent alors les principes de la loi naturelle et de la morale ? comment s’assurer de leur justesse, et distinguer l’honnête homme du scélérat ?


(14) La justice du ciel fut toujours un mystere. L’église pensoit autrefois que, dans les duels ou les batailles, Dieu se rangeoit toujours du côté de l’offensé. L’expérience a démenti l’église. On sait que, dans les combats particuliers, le ciel est toujours du côté du plus fort et du plus adroit, et, dans les combats généraux, du côté des meilleures troupes et du plus habile général.

(15) Peu de philosophes ont nié l’existence d’un Dieu physique. Il est une cause de ce qui est, et cette cause est inconnue. Qu’on lui donne le nom de Dieu ou tout autre, qu’importe ? Les disputes à ce sujet ne sont que des disputes de mots. Il n’en est pas ainsi du Dieu moral. L’opposition qui s’est toujours trouvée entre la justice de la terre et celle du ciel en a souvent fait nier l’existence. D’ailleurs, a-t-on dit, qu’est-ce que la morale ? Le recueil des conventions que les besoins réciproques des hommes les ont nécessités de contracter entre eux. Or, comment faire un Dieu de l’œuvre des hommes ?


  1. Chacun parle d’évidence ; et, puisque l’occasion s’en présente, je tâcherai d’attacher une idée nette à ce mot.

    Évidence vient du mot latin videre, voir. Une toise est plus grande qu’un pied ; je le vois. Tout fait dont je puis ainsi constater l’existence par mes sens est donc évident pour moi. Mais l’est-il également pour ceux qui ne sont pas à portée de s’en assurer par le même témoignage ? Non. D’où je conclus qu’une proposition généralement évidente n’est autre chose qu’un fait dont tous les hommes peuvent également et à chaque instant vérifier l’existence.

    Que deux corps et deux corps fassent quatre corps, cette proposition est évidente pour tous les hommes, parceque tous peuvent à chaque instant en constater la vérité ; mais qu’il y ait dans les écuries du roi de Siam un éléphant haut de vingt-quatre pieds, ce fait, évident pour tous eux qui l’auroient vu, ne le seroit ni pour moi, ni pour ceux qui ne l’auroient pas mesuré. Cette proposition ne peut dont être citée ni comme évidente, ni même comme vraisemblable. Il est en effet plus raisonnable de penser que dix témoins de ce fait ou se sont trompés, ou l’on exagéré, ou qu’enfin ils ont menti, qu’il n’est raisonnable de croire à l’existence d’un éléphant d’une hauteur double de celle des autres.