De l’Homme/Section 8/Chapitre 8

SECTION VIII
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 2-9).
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CHAPITRE VIII.

De l’influence de l’ennui sur les mœurs des nations.

Dans un gouvernement où les riches et les grands n’ont point de part au maniement des affaires publiques, où, comme en Portugal, la superstition leur défend de penser, que peut faire le riche oisif ? L’amour. Les soins qu’exige une maîtresse y peuvent seuls remplir d’une maniere vive l’intervalle qui sépare un besoin satisfait d’un besoin renaissant. Mais, pour qu’une maîtresse devienne une occupation, que faut-il ? Que l’amour soit entouré de périls ; que la jalousie vigilante s’opposant sans cesse aux desirs de l’amant, cet amant soit sans cesse occupé des moyens de la surprendre[1].

L’amour et la jalousie sont donc, en Portugal, les seuls remedes à l’ennui[2]. Quelle influence de tels remedes ne doivent-ils pas avoir sur les mœurs nationales ! C’est à l’ennui qu’on doit pareillement en Italie l’invention des sigisbées.

L’ennui, sans doute, eut autrefois part à l’institution de la chevalerie. Les anciens et preux chevaliers ne cultivoient ni les arts ni les sciences La mode ne leur permettoit pas de s’instruire, ni leur naissance de commercer. Que pouvoit donc faire un chevalier ? L’amour. Mais, au moment qu’il déclaroit sa passion à sa maîtresse, si cette maîtresse eût, comme dans les mœurs actuelles, reçu sa main, et couronné sa tendresse, ils se fussent mariés, eussent fait des enfants, et puis c’est tout. Or, un enfant est bientôt fait. L’époux et l’épouse se fussent ennuyés une partie de leur vie.

Pour conserver leurs desirs dans toute leur activité, pour occuper leur jeunesse et en écarter l’ennui, le chevalier et sa maîtresse dûrent donc, par une convention tacite et inviolable, s’engager l’un d’attaquer, l’autre de résister tant de temps. L’amour, par ce moyen, devenoit une occupation. C’en étoit réellement une pour le désœuvré chevalier.

Toujours en action près de sa bien-aimée, il falloit pour la conquérir que l’amant se montrât passionné dans ses propos, vaillant dans les combats, qu’il se présentât dans les tournois, y parût bien monté, galamment armé, et y maniât la lance avec adresse et force. Le chevalier passoit sa jeunesse dans ces exercices, tuoit le temps dans ces occupations ; il se marioit enfin ; et, la bénédiction nuptiale donnée, le romancier n’en parloit plus.

Peut-être, dans leur vieillesse, les preux chevaliers d’autrefois étoient-ils, comme quelques uns de nos vieux guerriers d’aujourd’hui, ennuyés, ennuyeux, bavards, et superstitieux.

Pour être heureux, faut-il que nos desirs soient remplis aussitôt que conçus ? Non ; le plaisir veut qu’on le poursuive quelque temps. Puis-je à mon lever jouir d’une jolie femme ? que faire le reste de la journée ? Tout y prendra la couleur de l’ennui. Ne dois-je la voir que le soir ? le flambeau de l’espoir et du plaisir colorera d’une nuance de rose tous les instants de ma journée. Un jeune homme demande un serrail. S’il l’obtient, bientôt épuisé par le plaisir, il végétera dans le désœuvrement de l’ennui.

Connois, lui dirois-je, toute l’absurdité de ta demande. Vois ces grands, ces princes, ces hommes extrêmement riches ; ils possedent tout ce que tu envies : quels mortels sont plus ennuyés ? S’ils jouissent de tout avec indifférence, c’est qu’ils jouissent sans besoin.

Quel plaisir différent éprouvent dans les forêts deux hommes dont l’un chasse pour s’amuser, et l’autre pour nourrir lui et sa famille ! Ce dernier arrive-t-il à sa cabane chargé de gibier ? sa femme et ses enfants ont couru au devant de lui. La joie est sur leur visage. Il jouit de toute celle qu’il leur procure.

Le besoin est le principe et de l’activité et du bonheur des hommes. Pour être heureux, il faut des desirs, les satisfaire avec quelque peine, mais, la peine donnée, être sûr d’en jouir.



  1. Ce que la jalousie opere en Portugal, la loi l’opéroit à Sparte. Lycurgue avoit voulu que le mari, séparé de sa femme, ne la vît qu’en secret dans des lieux et des bois écartés. Il sentoit que la difficulté de se rencontrer augmenteroit leur amour, reserreroit le lien conjugal, et tiendroit les deux époux dans une activité qui les arracheroit à l’ennui.
  2. Point de jalousie plus emportée, plus cruelle, et en même temps plus lascive, que celle des femmes de l’orient. Je citerai à ce sujet la traduction d’un poëte persan. Une sultane fait dépouiller devant elle le jeune esclave qu’elle aime, et qu’elle croit infidele. Il est étentu à ses pieds : elle se précipite sur lui :

    « C’est malgré toi, lui dit-elle, que je jouis encore de ta beauté ; mais enfin j’en jouis. Déja tes yeux sont mouillés des larmes du plaisir ; ta bouche est entr’ouverte ; tu te meurs. Est-ce pour la derniere fois que je te serre sur mon sein ? L’excès de l’ivresse efface de mon souvenir ton infidélité. Je suis toute sensation. Toutes les facultés de mon ame m’abandonnent, et s’absorbent dans le plaisir : je suis le plaisir même.

    « Mais quelle idée succede à ce rêve délicieux ? Quoi ! tu serois caressé par ma riale ! Non ; ce corps ne passera du moins que défiguré dans ses bras. Qui me retient ? Tu es nud et sans défense. Tes beautés me désarmeroient-elles ? Je rougis de la volupté avec laquelle je considere encore les rondeurs de ce corps… Mais ma fureur se rallume. Ce n’est plus l’amour ni le plaisir qui m’anime. La vengeance et la jalousie vont te déchirer de verges. La crainte t’éloignera de ma rivale, et te ramenera près de moi.

    « Ta possession, à ce prix, n’est sans doute flatteuse ni pour la vanité ni pour le sentiment : n’importe ; elle le sera pour mes sens.

    « Ma rivale mourra loin de toi, et je mourrai dans tes bras. »