De l’Homme/Section 6/Chapitre 8

SECTION VI
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 54-63).
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CHAPITRE VIII.

Division d’intérêt des citoyens produite par leur multiplication.

Du moment où les citoyens trop multipliés dans un état pour se rassembler dans un même lieu ont nommé des représentants, ces représentants, tirés du corps même de la nation, choisis par elle, honorés de ce choix, ne proposent d’abord que des lois conformes à l’intérêt public. Le droit de propriété est pour eux un droit sacré. Ils le respectent d’autant plus, que, surveillés par la nation, s’ils en trahissoient la confiance, ils en seroient punis par le déshonneur, et peut-être par un châtiment plus sévere.

C’est donc au moment où, comme je l’ai déja dit, les peuples ont édifié une capitale immense ; où les intérêts compliqués des différents ordres de l’état ont multiplié les lois ; où, pour se soustraire à leur étude fatigante, les peuples se reposent de ce soin sur leurs représentants ; où les habitants enfin, uniquement occupés de mettre leurs terres en valeur, cessent d’être citoyens, et ne sont qu’agriculteurs, que le représentant sépare sont intérêt de celui des représentés. C’est alors que la paresse de l’esprit dans les commettants, le desir actif du pouvoir dans les commis, annoncent un grand changement dans l’état. Tout en ce moment favorise l’ambition de ces derniers.

Lorsqu’en conséquence de la multiplication de ses habitants un peuple se subdivise en plusieurs classes, et que l’on compte dans la même nation celle des riches, des indigents, des propriétaires, des négociants, etc., il n’est pas possible que les intérêts de ces divers ordres de citoyens soient toujours les mêmes. Rien à certains égards de plus contraire à l’intérêt national qu’un trop grand nombre d’hommes sans propriétés. Ce sont autant d’ennemis secrets que le tyran peut à son gré armer contre les propriétaires. Cependant rien de plus conforme à l’intérêt du négociant. Plus il est d’indigents, moins il paie leur travail. L’intérêt du commerçant est donc quelquefois contraire à l’intérêt public. Or, un corps de négociants est souvent le puissant dans un pays de commerce. Il a sous ses ordres un nombre infini de matelots, d’artisans, de porte-faix, d’ouvriers de toute espece, qui, n’ayant d’autres richesses que leurs bras, sont toujours prêts à les employer au service de quiconque les paie.

Un peuple compose-t-il sous un même nom une infinité de peuples différents, et dont les intérêts sont plus ou moins contradictoires ? il est évident que, faute d’unité dans l’intérêt national, et d’unanimité réelle dans les arrêtés des divers ordres des commettants, le représentent, favorisant tour-à-tour telle ou telle classe de citoyens, peut, en semant entre elles la division, se rendre d’autant plus redoutable à toutes, qu’en armant une partie de la nation contre l’autre il se met par ce moyen à l’abri de toute recherche.

L’impunité lui a-t-elle donné plus de considération et de hardiesse ? il sent enfin qu’au milieu de l’anarchie des intérêts nationaux il peut de jour en jour devenir plus indépendant, s’approprier de jour en jour plus d’autorité et de richesses ; qu’avec de grandes richesses il peut soudoyer ceux qui, sans propriétés, se vendent à quiconque veut les acheter ; et que l’acquisition de tout nouveau degré d’autorité doit lui fournir de nouveaux moyens d’en usurper une plus grande.

Lorsqu’animés de cet espoir les représentants ont, par une conduite aussi mal-honnête qu’adroite, acquis un pouvoir égal à celui de la nation entiere, de ce moment il se fait une division d’intérêts entre la partie gouvernante et la partie gouvernée. Tant que la derniere est composée de propriétaires aisés, braves, éclairés, en état d’ébranler et peut-être même de détruire l’autorité des représentants, le corps de la nation est ménagé ; il est même florissant. Mais cet équilibre de puissances peut-il substituer long-temps entre ces deux ordres de citoyens ? N’est-il pas à craindre que les richesses s’accumulant insensiblement dans un plus petit nombre de mains, le nombre des propriétaires, seuls soutiens de la liberté publique, ne diminue journellement[1] ; que l’esprit d’usurpation, toujours plus actif dans les représentants que l’esprit de conservation et de défense dans les représentés, ne mette, à la longue, la balance du pouvoir en faveur des premiers ? Quelles autre cause du despotisme auquel ont jusqu’à présent abouti toutes les différentes especes de gouvernement ?

Ne sent-on pas qu’en un pays vaste et peuplé la division des intérêts des gouvernés doit toujours fournir aux gouvernants le moyen d’envahir une autorité que l’amour naturel de l’homme pour le pouvoir lui fait toujours desirer ? Tous les empires se sont détruits ; et c’est du moment où les nations, devenues nombreuses, ont été gouvernées par des représentants, où ces représentants, favorisés par la division des intérêts des commettants, ont pu s’en rendre indépendants, qu’on doit dater la décadence de ces empires.

En tous les pays, la grande multiplication des hommes fut la cause inconnue, nécessaire et éloignée, de la perte des mœurs[2]. Si les nations de l’Asie, toujours citées comme les plus corrompues, reçurent les premiers le joug du despotisme, c’est que de toutes les parties du monde l’Asie fut la premiere habitée et policée.

Son extrême population la soumit à des souverains. Ces souverains accumulerent des richesses de l’état sur un petit nombre de grands, les revêtirent d’un pouvoir excessif ; et ces grands alors se plongerent dans ce luxe, languirent dans cette corruption, c’est-à-dire dans cette indifférence pour le bien public, que l’histoire a toujours si justement reprochés aux Asiatiques.

Après avoir rapidement considéré les grandes causes dont le développement vivifie les sociétés depuis le moment de leur formation jusqu’au moment de leur décadence ; après avoir indiqué les situations et les états différents par lesquels passent ces sociétés pour tomber enfin sous le pouvoir arbitraire ; il faut maintenant examiner pourquoi, ce pouvoir une fois établir, il se fait dans les nations une répartition de richesses qui, plus inégale et plus prompte dans le gouvernement despotique que dans tout autre, les précipite plus rapidement à leur ruine.


  1. Un homme s’enrichit-il dans le commerce ? il réunit une infinité de petites propriétés à la sienne. Alors le nombre des propriétaires, et par conséquent de ceux dont l’intérêt est le plus étroitement lié à l’intérêt national, est diminué ; le nombre, au contraire, des hommes sans propriété et sans intérêt à la chose publique s’est accru. Si de tels hommes sont toujours aux gages de quiconque les paie, comment se persuader que le puissant ne s’en serve jamais pour se soumettre ses concitoyens ? Tel est l’effet nécessaire de la trop grande multiplication des hommes dans un empire. C’est le cercle vicieux qu’ont jusqu’à présent parcouru tous les divers gouvernements connus.
  2. Mais n’est-il point de loi qui pût prévenir les funestes effets de la trop grande multiplication des hommes, et lier étroitemenr l’intérêt du représentant à l’intérêt du représenté ? En Angleterre, ces deux intérêts sans doute sons plus les mêmes qu’en Turquie, où le sultant se déclare l’unique représentant de sa nation. Mais s’il est des formes de gouvernement plus favorables les unes que les autres à l’union de l’intérêt public et particulier, il n’en est aucune où ce grand problême moral et politique ait été parfaitement résolu. Jusqu’à son entiere résolution, la seule multiplication des hommes doit en tout empire engendrer la corruption des mœurs.