De l’Homme/Section 6/Chapitre 7

SECTION VI
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 44-53).
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CHAPITRE VII.

De la multiplication des hommes dans un état, et de ses effets.

Dans l’île d’abord inculte où j’ai placé un petit nombre de familles, que ces familles se multiplient ; qu’insensiblement l’île se trouve pourvue et du nombre de laboureurs nécessaires à sa culture, et du nombre d’artisans nécessaires aux besoins d’un peuple agriculteur ; la réunion de ces familles formera bientôt une nation nombreuse. Que cette nation continue à se multiplier, qu’il naisse dans l’île plus d’hommes que n’en peuvent occuper la culture des terres et les arts que suppose cette culture ; que faire de ce surplus d’habitants ? Plus ils croîtront en nombre, plus l’état croîtra en charges ; et de là la nécessité ou d’une guerre qui consomme ce surplus d’habitants, ou d’une loi qui tolere, comme à la Chine, l’exposition des enfants (10).

Tout homme sans propriété et sans emploi dans une société n’a que trois partis à prendre, ou de s’expatrier et d’aller chercher fortune ailleurs, ou de voler pour subvenir à sa subsistance, ou d’inventer enfin quelque commodité ou parure nouvelle en échange de laquelle ses concitoyens fournissent à ses besoins. Je n’examinerai point ce que devient le voleur ou le banni volontaire : ils sont hors de cette société. Mon unique objet est de considérer ce qui doit arriver à l’inventeur d’une commodité ou d’un luxe nouveau. S’il découvre, par exemple, le secret de peindre la toile, et que cette invention soit du goût de peu d’habitants, peu d’entre eux échangeront leurs denrées contre sa toile (11). Mais si le goût de ces toiles devient général, et qu’en ce genre on lui fasse beaucoup de demandes, que fera-t-il pour y satisfaire ? Il s’associera un plus ou moins grand nombre de ces hommes que j’appelle superflus, il levera une manufacture, l’établira dans un lieu agréable, commode, et communément sur les bords d’un fleuve dont les bras s’étendant au loin dans le pays y faciliteront le transport de ses marchandises. Je veux que la multiplication continuée des habitants donne encore lieu à l’invention de quelque autre commodité, de quelque autre objet de luxe, et qu’il s’éleve encore une nouvelle manufacture : l’entrepreneur, pour l’avantage de son commerce, aura intérêt de la placer sur les bords du même fleuve. Il la bâtira donc près de la premiere. Plusieurs de ces manufactures formeront un bourg, puis une ville considérable. Cette ville renfermera bientôt les citoyens les plus opulents, parceque les profits du commerce sont toujours immenses lorsque les négociants, peu nombreux, ont encore peu de concurrents.

Les richesses de cette ville y attireront les plaisirs. Pour en jouir et les partager, les riches propriétaires quitteront leur campagne, passeront quelques mois dans cette ville, y construiront des hôtels ; la ville s’agrandira de jour en jour, les hommes s’y rendront de toutes parts, parceque la pauvreté y trouvera plus de secours, le vice plus d’impunité, et la volupté plus de moyens de se satisfaire. Cette ville portera enfin le nom de capitale. Tels seront dans cette île les premiers effets de l’extrême multiplication des citoyens.

Un autre effet de la même cause sera l’indigence de la plupart des habitants. Leur nombre s’accroît-il ? est-il plus d’ouvriers que d’ouvrage ? la concurrence baisse le prix des journées ; l’ouvrier préféré est celui qui vend le moins chèrement son travail, c’est-à-dire qui retranche le plus de sa subsistance. Alors l’indigence s’étend, le pauvre vend, le riche achete, le nombre des possesseurs diminue, et les lois deviennent de jour en jour plus séveres.

Des lois douces peuvent régir un peuple de propriétaires : la confiscation partielle ou totale des biens y suffit pour réprimer les crimes. Chez les Germains, les Gaulois, et les Scandinaves, des amendes plus ou moins fortes étoient les seules peines infligées aux différents délits.

Il n’en est pas de même lorsque les non-propriétaires composent la plus grande partie d’une nation. On ne les gouverne que par des lois dures. Un homme est-il pauvre, ne peut-on le punir dans ses biens ? il faut le punir dans sa personne ; et de là les peines afflictives. Ces peines, d’abord appliquées aux indigents, sont, par le laps du temps, étendues jusqu’aux propriétaires ; et tous les citoyens sont alors régis par des lois de sang : tout concourt à la établir.

Chaque citoyens possede-t-il quelque bien dans un état ? le desir de la conservation est sans contredit le vœu général d’une nation ; il s’y fait peu de vols. Le grand nombre, au contraire, y vit-il sans propriétés ? le vol devient le vœu général de cette même nation, et les brigands se multiplient. Or, cet esprit de vol généralement répandu nécessite souvent à des actes de violence.

Supposons que, par la lenteur des procédures criminelles, et la facilité avec laquelle l’homme sans propriété se transporte d’un lieu à l’autre, le coupable doive presque toujours échapper au châtiment, et que les crimes deviennent fréquents ; il faudra pour les prévenir pouvoir arrêter un citoyen sur le premier soupçon. Arrêter est déja une punition arbitraire qui, bientôt exercée sur les propriétaires eux-mêmes, substitue l’esclavage à la liberté. Quel remede à cette maladie de l’état ? Le seul que je sache seroit de multiplier le nombre des propriétaires, et de faire un nouveau partage des terres. Mais ce partage est-il possible dans l’exécution ? Voilà comme l’inégale répartition des richesses nationales, et la trop grande multiplication des hommes sans propriété, introduisant à-la-fois dans un empire des vices et des lois cruelles, y développent enfin le germe d’un despotisme qu’on doit regarder comme un nouvel effet de la même cause[1]

Un peuple nombreux n’est-il point, comme les Grecs et les Suisses, divisé en un certain nombre de républiques fédératives ; ne compose-t-il, comme en Angleterre, qu’un seul et même peuple ? alors les citoyens, en trop grand nombre et trop éloignés les uns des autres pour y délibérer sur les affaires générales, sont forcés de nommer des représentants pour chaque bourg ; ville, province, etc. Ces représentants s’assemblent dans la capitale, et c’est là qu’ils séparent leur intérêt de l’intérêt des représentés.

(10) La dépense et la consommation d’hommes occasionnées par le commerce, la navigation, et l’exercice de certains arts, sont, dit-on, très considérables. Cela est fâcheux, mais nécessaire. Il faut, pour la tranquillité d’un pays très peuplé, ou que la dépense en ce genre soit, si je l’ose dire, égale à la recette, ou que l’état prenne, comme en Suisse, le parti de consommer dans des guerres étrangeres le surplus de ses habitants.

(11) On a dit du luxe qu’il augmentait l’industrie du laboureur : on a dit vrai. Le laboureur veut-il faire beaucoup d’échanges ? il est obligé pour cet effet d’améliorer son champ, et d’augmenter sa récolte.


  1. Les malheurs occasionnées par une extrême population ont été connus des anciens. En conséquence, point de moyens qu’ils n’aient employés pour la diminuer. L’amour socratique en Crete en fut un. Cet amour, dit M. Goguet conseiller au parlement, y étoit autorité par les lois de Minos.

    Un jeune homme loué pour tant de temps s’échappoit-il de la maisons de son amant ? il étoit cité devant le magistrat, et, par l’autorité des lois, remis jusqu’au temps convenu entre les mains de ce même amant. Le motif de cette loi bizarre, disent Platon et Aristote, fut en Crete la crainte d’une trop grande population. Ce fut dans cette même vue que Pythagore commanda à ses disciples le jeûne et l’abstinence. Les jeûneurs font peu d’enfants. Il seroit plaisant que nos moines, asservis par la même raison à la loi de la continence, ne fussent que les représentants des anciens pédérastes.