De l’Homme/Section 4/Chapitre 8

SECTION IV
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 253-259).
◄  Chap. VII.
Chap. IX.  ►


CHAPITRE VIII.

De la justice considérée dans l’homme de la nature.

Pour juger l’homme, considérons-le dans son état primitif, dans celui d’un sauvage encore farouche. Est-ce l’équité que ce sauvage aime et respecte ? Non, mais la force ; il n’a ni dans son cœur d’idée de la justice ni dans sa langue de mots pour l’exprimer. Quelle idée pourroit-il s’en former ? et qu’est-ce en effet qu’une injustice ? La violation d’une convention ou d’une loi faite pour l’avantage du plus grand nombre. L’injustice ne précede donc pas l’établissement d’une convention, d’une loi et d’un intérêt commun. Avant la loi il n’est donc pas d’injustice : Si non esset lex, non esset peccatum. Que suppose l’établissement des lois ? 1°. La réunion des hommes en une plus ou moins grande société ; 2°. la création d’une langue propre à se communiquer un certain nombre d’idées[1].

Or s’il est des sauvages dont la langue ne s’étend point encore au-delà de cinq ou six sons ou cris, la formation d’une langue est donc l’œuvre de plusieurs siecles. Jusqu’à cette œuvre accomplie, les hommes, sans conventions et sans lois, vivent donc en état de guerre.

Cet état, dira-t-on, est un état de malheurs ; et le malheur, créateur des lois, doit forcer les hommes à les accepter. Oui : mais jusqu’à cette acceptation, si les hommes sont malheureux, ils ne sont pas du moins injustes. Comment usurper le champ, le verger du propriétaire, et commettre enfin un vol, lorsqu’il n’est encore ni propriétaire, ni partage de champ ou de verger ? Avant que l’intérêt public eût déclaré la loi du premier occupant une loi sacrée, quel eût été le plaidoyer d’un sauvage habitant un canton giboyeux, dont un sauvage plus fort eût voulu le chasser ? « Quel est ton droit, diroit le premier, pour me bannir de ce canton ? À quel titre, diroit le second, prétends-tu le posséder ? Le hasard, répondroit le foible, y a porté mes pas : il m’appartient parceque je l’habite, et que la terre est au premier occupant. Quel est ce droit de premier occupant (24) ? répondroit le puissant. Si le hasard t’a le premier conduit en ce lieu, le même hasard m’a donné la force nécessaire pour t’en chasser. Auquel des deux droits donner la préférence ? Veux-tu connoître toute la supériorité du mien ? leve les yeux au ciel, tu vois l’aigle fondre sur la colombe ; abaisse-les sur la terre, tu vois le cerf déchiré par le lion ; porte tes regards sur la profondeur des mers, tu vois la dorade dévorée par le requin. Tout dans la nature t’annonce que le foible est la proie du puissant : la force est un don des dieux, par elle je possede tout ce que je puis ravir : en m’armant de ces bras nerveux le ciel t’a donc déclaré sa volonté. Fuis de ces lieux, cede à la force, ou combats (25) ». Que répondre au discours de ce sauvage, et quelle injustice lui reprocher, lorsque le droit du premier occupant n’est pas encore un droit convenu ?

Justice suppose lois établies ; observation de la justice suppose équilibre de puissance entre les citoyens. Le maintien de cet équilibre est le chef-d’œuvre de la science de la législation : c’est une crainte mutuelle et salutaire qui force les hommes d’être justes les uns envers les autres. Que cette crainte cesse d’être réciproque, alors la justice devient une vertu méritoire, et la législation d’un peuple est vicieuse. Sa perfection suppose que l’homme est nécessité à la justice.

La justice est inconnue du sauvage isolé. Si l’homme policé en a quelque idée, c’est qu’il reconnoît des lois. Mais aime-t-il la justice pour elle-même ? c’est à l’expérience à nous en instruire.


(24) C’est du moment où les hommes multipliés ont été forcés de cultiver la terre qu’ils ont senti la nécessité d’assurer au cultivateur et sa récolte et la propriété du champ qu’il labouroit. Avant la culture, doit-on s’étonner que le fort crût avoir sur un terrain vague et stérile autant de droit que le premier occupant ?

(25) La résistance au puissant est réputée sédition et crime, même dans les pays policés. Quelle preuve plus claire de ce fait que les plaintes d’un négociant anglais portées à la chambre des communes ? « Messieurs, dit-il, vous n’imagineriez jamais les tous perfides que nous font les Negres. Leur méchanceté est telle, sur certaines côtes d’Afrique, qu’ils préferent la mort à l’esclavage. Sont-ils achetés ? ils se poignardent, se jettent dans des puits : autant de perdu pour l’acheteur. Jugez par ce fait de la perversité de cette maudite race. »


    le cardinal de Bessarion au sujet des miracles, que les nouveaux font douter des anciens.

    L’homme juste, mais éclairé, ne prétend point aimer la justice pour la justice même. Est-on sans reproche ? on avoue sans honte que dans toutes ses actions on n’eut jamais que son bonheur en vue ; mais qu’on l’a toujours confondu avec celui des ses concitoyens. Peu le placent aussi heureusement.

  1. Selon M. Locke, « une loi est une regle prescrite aux citoyens, avec la sanction de quelque peine ou récompense propre à déterminer leurs volontés. Toute loi, selon lui, suppose peine et récompense attachés à son observation ou à son infraction. »

    Cette définition donnée, l’homme qui viole chez un peuple policé une convention non encore revêtue de cette sanction n’est point punissable ; cependant il est injuste. Mais pouvoit-il l’être avant l’établissement de toutes conventions et la formation d’une langue propre à l’exprimer ? Non ; parceque, dans cet état, l’homme n’a d’idées ni de la propriété, ni par conséquent de la justice.

    Que nous apprend l’expérience, à laquelle, en morale comme en physique, il faut soumettre les théories les plus ingénieuses, et qui seule en constate la vérité ou la fausseté ? C’est que l’homme a des idées de la force avant d’en avoir de la justice ; c’est qu’en général il est sans amour pour elle ; c’est que, même dans les pays policés où l’on parle toujours

    d’équité, personne ne la consulte qu’il n’y soit forcé par la crainte d’un pouvoir égal ou supérieur au sien.