De l’Homme/Section 4/Chapitre 5

SECTION IV
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 233-237).
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CHAPITRE V.

De l’amour des richesses et de la gloire.


À la tête des vertus cardinales on place la force et le pouvoir : c’est la vertu la plus et peut-être la seule vraiment estimée. Le mépris est le partage de la foiblesse.

D’où naît notre dédain pour ces nations orientales dont quelques unes nous égalent en industrie, comme le prouve la fabrique de leurs étoffes, et dont plusieurs nous surpassent peut-être en vertus sociales ? Méprisons-nous simplement en elles la bassesse avec laquelle elles supportent le joug d’un despotisme honteux et cruel ? Ce mépris seroit juste : mais non ; nous les méprisons comme lâches et non exercées aux armes. C’est donc la force (12) qu’on respecte, et la foiblesse qu’on méprise. L’amour de la force et du pouvoir est commun à tous[1]. Tous le desirent ; mais tous, comme César ou Cromwel, n’aspirent point à un pouvoir suprême ; peu d’hommes en conçoivent le projet, encore moins sont à portée de l’exécuter.

L’espece de pouvoir qu’en général on souhaite est celui qu’on peut facilement acquérir. Chacun peut devenir riche, et chacun desire les richesses. Par elles sont satisfait à tous ses goûts, on secourt les malheureux, on oblige une infinité d’hommes ; par conséquent on leur commande.

La gloire, comme les richesses, procure le pouvoir ; et l’on en est pareillement avide. La gloire s’acquiert ou par les armes ou par l’éloquence. On sait quelle estime on avoit à Rome et dans la Grece pour l’éloquence ; elle y conduisoit aux grandeurs et à la puissance, Magna vis et magnum nomen, dit à ce sujet Cicéron, sunt unum et idem. Chez ces peuples un grand nom donnoit un grand pouvoir. L’orateur célebre commandoit à une multitude de clients. Et, dans tout état républicain, quiconque est suivi d’une foule de clients est toujours un citoyen puissant. L’Hercule gaulois, de la bouche duquel sortoit une infinité de fils d’or, étoit l’emblême de la force morale de l’éloquence. Mais pourquoi cette éloquence, jadis si respectée, n’est-elle plus maintenant honorée ? C’est qu’elle n’ouvre plus la route des honneurs.

L’amour de la gloire, de l’estime, de la considération, n’est donc proprement en nous que l’amour déguisé de la puissance.

La gloire, dit-on, est la maîtresse de presque tous les grands hommes ; ils la poursuivent à travers les dangers ; ils bravent pour l’obtenir les travaux de la guerre, les ennuis de l’étude, et la haine de mille rivaux (13). Mais dans quels pays ? Dans ceux où la gloire fait puissance. Par-tout où la gloire ne sera qu’un vain titre, où le mérite sera sans crédit réel, le citoyen, indifférent à l’estime publique, fera peu d’efforts pour l’obtenir. Pourquoi la gloire est-elle regardée comme une plante du sol républicain, qui, dégénérée dans les pays despotiques, n’y pousse jamais avec une certaine vigueur ? C’est que dans la gloire on n’aime proprement que le pouvoir, et que dans un gouvernement arbitraire tout pouvoir disparoît devant celui du despote. L’homme qui passe la nuit sous les armes, ou dans ses bureaux, s’imagine aimer l’estime : il se trompe. L’estime n’est que la nom qu’il donne à l’objet de son amour, et le pouvoir est la chose même.

Sur quoi j’observerai que ce même éclat, que cette même puissance, dont quelquefois la gloire est environnée, et qui nous la rend si chere, doit souvent la rendre odieuse dans nos concitoyens : et de là l’envie.

(12) En presque tout pays, l’on donne à la force la préférence sur la justice. En France, on met l’avocat à la taille ; on en exemple le lieutenant. Pourquoi ? C’est que l’un est, jusqu’à un certain point, représentatif de la justice, et l’autre de la force.

(13) Quels sont les ennemis d’un homme célebre ? Ses rivaux et presque tous ses contemporains. De qui l’homme illustre est-il loué ? De l’étranger. C’est la postérité vivante. L’éloignement des lieux équivaut à celle des temps.


  1. L’homme sans deris, l’homme qui se croit parfaitemenr heureux, seroit sans doute insensible à l’amour du pouvoir. S’il est des hommes de cette espece, ils sont en trop petit nombre pour y avoir égard.