De l’Homme/Section 4/Chapitre 4

SECTION IV
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 230-233).
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CHAPITRE IV.

De l’amour de soi.

L’homme est sensible au plaisir et à la douleur physique ; il fuit l’une et cherche l’autre ; et c’est à cette fuite et à cette recherche constantes qu’on donne le nom d’amour de soi.

Ce sentiment, effet immédiat de la sensibilité physique et commun à tous, est inséparable de l’homme. J’en donne pour preuve sa permanence, l’impossibilité de le changer ou même de l’altérer. De tous les sentiments c’est le seul de cette espece : nous lui devons tous nos desirs, toutes nos passions : elles ne sont que l’application du sentiment de l’amour de soi à tel ou tel objet. C’est donc à ce sentiment diversement modifié selon l’éducation qu’on reçoit, selon le gouvernement sous lequel on vit et les positions différentes où l’on se trouve, qu’on doit attribuer l’étonnante diversité des passions et des caracteres.

L’amour de nous-mêmes nous fait en entier ce que nous sommes. Par quelle raison est-on si avide d’honneurs et de dignités ? C’est qu’on s’aime, c’est qu’on desire son bonheur, et par conséquent le pouvoir de se le procurer. L’amour de la puissance est des moyens de l’acquérir est donc nécessaire lié dans l’homme à l’amour de lui-même (10). Chacun veut commander, parceque chacun voudroit accroître sa félicité, et pour cet effet que tous ses concitoyens s’en occupassent. De tous les moyens de les y contraindre, le plus sûr est celui de la force et de la violence. L’amour du pouvoir, fondé sur celui du bonheur, est donc l’objet commun de tous nos desirs (11). Aussi les richesses, les honneurs, la gloire, l’envie, la considération, la justice, la vertu, l’intolérance, enfin toutes les passions factices[1], ne sont-elles en nous que l’amour du pouvoir, déguisé sous ces noms différents.


(10) L’amour de l’homme pour le pouvoir est tel, qu’en Angleterre même il n’est presque point de ministre qui ne voulût revêtir son prince du pouvoir arbitraire. L’ivresse d’une grande place fait oublier au ministre qu’accablé lui-même sous le poids du pouvoir qu’il édifie, lui et sa postérité en seront peut-être les premieres victimes.

(11) Le desir du pouvoir est général ; et, si pour y parvenir tous les hommes ne s’exposent point aux mêmes dangers, c’est que l’amour de la conservation est dans la plupart d’entre eux en équilibre avec l’amour de la puissance.


  1. Tout en nous est passion factice, à l’exception des besoins, des douleurs et des plaisirs physiques.