De l’Homme/Section 4/Chapitre 2

SECTION IV
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 216-225).
◄  Chap. I.
Chap. III.  ►


CHAPITRE II.

Des changements survenus dans le caractere des nations, et des causes qui les ont produits.

Chaque nation a sa maniere particuliere de voir et de sentir, qui forme son caractere ; et, chez tous les peuples, ce caractere ou change tout-à-coup, ou s’altere peu-à-peu, selon les changements subits ou insensibles dans la forme de leur gouvernement, par conséquent dans l’éducation publique[1].

Celui des Français, depuis long-temps regardé comme gai, ne fut pas toujours tel. L’empereur Julien dit des Parisiens, Je les aime, parceque leur caractere, comme le mien est austere (1) et sérieux.

Le caractere des peuples change donc. Mais quand ce changement se fait-il le plus sensiblement appercevoir ? Dans les moments de révolution où les peuples passent tout-à-coup de l’état de liberté à celui de l’esclavage. Alors, de fier et d’audacieux qu’étoit un peuple, il devient foible et pusillanime ; il n’ose lever ses regards sur l’homme en place ; il est gouverné, et peu lui importe qui le gouverne. Ce peuple enfin découragé se dit, comme l’âne de la fable : Quel que soit mon maître, je n’en porterai pas un plus lourd fardeau. Autant un citoyen libre est passionné pour la gloire de sa nation, autant un esclave est indifférent au bien public. Son cœur privé d’activité et d’énergie est sans vertus, sans esprit, sans talents : les facultés de son ame sont engourdies : il néglige les arts, le commerce, l’agriculture, etc. Ce n’est point à des mains serviles qu’il appartient de travailler et de fertiliser la terre ; un Simonide aborde un empire despotique, et n’y trouve point des traces d’hommes. Le peuple libre est courageux, franc, humain et loyal (2) : le peuple esclave est lâche, perfide, délateur, barbare ; il pousse à l’excès sa cruauté. L’officier trop sévere au moment du combat a tout à redouter du soldat maltraité ; le jour de la bataille est pour ce dernier le jour du ressentiment ; celui de la sédition est pareillement pour l’esclave opprimé le jour long-temps attendu de la vengeance ; elle est d’autant plus atroce, que la crainte en a plus long-temps concentré la fureur[2].

Quel tableau frappant d’un changement subit dans le caractere d’une nation nous présente l’histoire romaine ! Quel peuple, avant l’élévation des Césars, montra plus de force, de vertu, plus d’amour pour la liberté, plus d’horreur pour l’esclavage ? et quel peuple, le trône des Césars affermi, montra plus de foiblesse et de vileté (3) ? Sa bassesse fatiguoit Tibere.

Indifférent à la liberté, Trajan la lui offre ; il la refuse. Il dédaigne cette liberté que ses ancêtres eussent payée de tout leur sang. Tout change alors à Rome, et l’on voit à ce caractere opiniâtre et grave qui distinguoit ses premiers habitants succéder ce caractere léger et frivole que Juvénal leur reproche dans sa dixieme satyre.

Veut-on un exemple plus récent d’un pareil changement ? Comparons les Anglais d’aujourd’hui aux Anglais du temps de Henri VIII, d’Édouard VI, de Marie et d’Élisabeth. Ce peuple maintenant si humain, si tolérant, si éclairé, si libre, si industrieux, si ami des arts et de la philosophie, n’étoit alors qu’un peuple esclave, inhumain, superstitieux, sans arts et sans industrie.

Un prince usurpe-t-il sur ses peuples une autorité sans bornes ? il est sûr d’en changer le caractere, d’énerver leur ame, de la rendre craintive et basse (4). C’est de ce moment qu’indifférents à la gloire ses sujets perdent ce caractere d’audace et de constance propre à supporter tous les travaux, à braver tous les dangers ; le poids du pouvoir arbitraire brise en eux le ressort de l’émulation.

Qu’impatient de la contradiction (5) le prince donne le nom de factieux à l’homme vrai ; il a substitué dans sa nation le caractere de la fausseté à celui de la franchise. Que dans des moments critiques ce prince, livré à ses flatteurs, ne trouve ensuite auprès de lui que des gens sans mérité ; à qui s’en prendre ? À lui seul ; c’est lui-même qui les a rendus tels.

Qui croiroit, en considérant les maux de la servitude, qu’il fût encore des princes assez peu éclairés pour vouloir régner sur des esclaves ; des princes assez stupides pour ignorer les changements funestes que le despotisme opere dans le caractere de leurs sujets ?

Qu’est-ce que le pouvoir arbitraire ? Un germe de calamités qui, déposé dans le sein d’un état, ne s’y développe que pour y porter le fruit de la misere et de la dévastation. Croyons-en le roi de Prusse : « Rien de meilleur », dit-il dans un discours prononcé à l’académie de Berlin, « que le gouvernement arbitraire, mais sous des princes justes, humains et vertueux : rien de pire sous le commun des rois ». Que de rois de cette espece ! Combien compte-t-on de Titus, de Trajans et d’Antonins ? Voilà ce que pense un grand homme. Quelle élévation d’ame, quelles lumieres un tel aveu ne suppose-t-il pas dans un monarque ! Qu’annonce en effet le pouvoir despotique ? Souvent la ruine du despote, et toujours celle de sa postérité (6). Le fondateur d’une telle puissance met son royaume à fonds perdu : ce n’est que l’intérêt viager et mal entendu de la royauté, c’est-à-dire celui de l’orgueil, de la paresse, ou d’une passion semblable, qui fait préférer l’exercice d’un despotisme injuste et cruel sur des esclaves malheureux à l’exercice d’une puissance légitime et bien aimée (7) sur un peuple libre et fortuné. Le pouvoir arbitraire est un enfant sans prévoyance qui sacrifie sans cesse l’avenir au présent.

Le plus redoutable ennemi du bien public n’est point le trouble, ni la sédition, mais le despotisme (8). Il change le caractere d’une nation, et toujours en mal ; il n’y porte que des vices. Quelle que soit la puissance d’un sultan des Indes, il n’y créera jamais de citoyens magnanimes. Il ne trouvera jamais dans ses esclaves les vertus des hommes libres. La chymie ne tire d’un corps mixte qu’autant d’or qu’il en enferme ; et le pouvoir le plus arbitraire ne tire jamais d’un esclave que la bassesse qu’il contient.

L’expérience prouve donc que le caractere et l’esprit des peuples changent avec la forme de leur gouvernement ; qu’un gouvernement différent donne tour-à-tour à la même nation un caractere élevé ou bas, constant ou léger, courageux ou timide.

Pourquoi, disent les étrangers, n’apperçoit-on d’abord dans tous les Français qu’un même esprit et un même caractere, comme une même physionomie dans tous les Negres ? C’est que les Français ne jugent et ne pensent point d’après eux (9), mais d’après les gens en place ; leur maniere de voir par cette raison doit être assez uniforme. Il en est des Français comme de leurs femmes : ont-elles mis leur rouge ? sont-elles au spectacle ? toute semblent porter le même visage. Je sais qu’avec de l’attention l’on découvre toujours quelque différence entre les caracteres et les esprits des individus ; mais il faut du temps pour l’appercevoir.

La frivolité des Français, l’inquisition de leur police, le crédit de leur clergé, les rendent en général plus semblables entre eux qu’on ne l’est par-tout ailleurs. Or, si telle est l’influence de la forme du gouvernement sur les mœurs et le caractere des peuples, quel changement dans les idées et le caractere des particuliers ne doivent point produire les changements arrivés dans leur fortune et leur position !

(1) Quelques uns ont à la guerre regardé l’impétuosité de l’attaque comme le caractere distinctif des Français : mais cette impétuosité n’est point un caractere : elle leur est commune avec les Turcs, et généralement avec toutes les nations non accoutumées à une discipline sévere. Les Français, d’ailleurs, en sont susceptibles. Le roi de Prusse en a dans ses armées, et tous y font l’exercice à la prussienne.

(2) Les mots loyal et poli ne sont pas synonymes. Un peuple esclave peut être poli : l’habitude de la crainte doit le rendre révérencieux. Un tel peuple est souvent le plus civil et toujours moins loyal qu’un peuple libre. Les négociants de tous les pays attestent la loyauté des commerçants anglais. L’homme libre est en général l’homme honnête.

(3) Dans une nation avilie, on ne trouve pas, même parmi ses meilleurs citoyens, des caracteres d’une certaine élévation : des ames nobles et fieres y seroient trop discordantes avec les autres.

(4) Parmi les souverains, quel est le plus loué ? Le plus craint et le plus détestable. Mais ce tyran, tant loué de son vivant, est l’exécration de son peuple à sa mort. Il peut être sûr, quelque éloge qu’on lui ait donné, que son nom sera le mépris de la postérité. La mort est la lance d’Ituriel ; elle détruit le charme du mensonge et de la flatterie. Ce que la mort opere sur les sultans, la disgrace l’opere sur ses visirs.

(5) Le despote, toujours sans prévoyance contre les ennemis du dehors, pourroit-il se flatter que des peuples habitués à trembler sous le fouet du pouvoir, assez vils pour se laisser lâchement dépouiller de la propriété de leurs biens, de leur vie, et de leur liberté, le défendront contre l’attaque d’un ennemi puissant ? Les Romains combattirent quatre cents ans pour subjuguer la libre Italie ; et, pour se soumettre la servile Asie, ils ne firent que s’y présenter.

(6) Pour l’intérêt de sa gloire et de sa sûreté, le despote devroit regarder comme amis ces mêmes philosophes qu’il hait, et comme ennemis ces mêmes courtisans qu’ils chérit, et qui, vils flatteurs de tous ses vices, l’excitent aux crimes qui préparent sa chûte.

(7) À quel signe distingue-t-on le pouvoir arbitraire du pouvoir légitime ? Tous deux font des lois, tous deux infligent le supplice de mort, ou de moindres peines, aux violateurs de ces lois ; tous deux emploient la force de la communauté, c’est-à-dire celle de la nation, ou pour maintenir leurs édits, ou pour repousser l’attaque de l’ennemi. Mais ils different, dit Locke, en ceci ; c’est que le premier de ces pouvoirs emploie la force publique pour satisfaire des fantaisies et s’asservir ses citoyens ; et que le second s’en sert pour se rendre respectable à ses voisins, pour assurer aux concitoyens la propriété de leurs biens, leur vie, leur liberté, pour accroître leur bonheur. Enfin l’usage de la force nationale pour tout autre objet que l’avantage général est un crime. C’est donc à la différente maniere d’employer la force nationale qu’on peut distinguer le pouvoir arbitraire du pouvoir légitime.

(8) Tel parut le despotisme au vertueux Tullius, sixieme roi de Rome. Il eut le courage de mettre lui-même des bornes à l’autorité royale.

(9) Entre les diverses causes du peu de succès de la France dans la derniere guerre, si l’on compte la jalousie, l’inexpérience des généraux, et leur indifférence pour le bien public, peut-être ne faut-il pas oublier la gangrene de l’imbécillité religieuse qui brouilloit alors beaucoup de têtes à la cour.


  1. La forme du gouvernement où l’on vit fait toujours partie de notre éducation.
  2. La déposition de Nabab-Jaffier-Ali-Kan, rapportée dans la Gazette de Leyde du 23 juin 1761, en est la preuve.