De l’Homme/Section 4/Chapitre 1

SECTION IV
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 211-215).
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SECTION IV.

Les hommes communément bien organisés sont tous susceptibles du mêmes degré de passion ; leur forcé inégale est toujours en eux l’effet de la différence des positions où le hasard les place. Le caractere original de chaque homme, comme l’observe Pascal, n’est que le produit de ses premieres habitudes.



CHAPITRE I.

Du peu d’influence de l’organisation et du tempérament sur'les passions et le caractere des hommes.

Au moment où l’enfant se détache des flancs de la mere et s’ouvre les portes de la vie, il y entre sans idées, sans passions. L’unique besoin qu’il éprouve est celui de la faim. Ce n’est donc point au berceau que se font sentir les passions de l’orgueil, de l’avarice, de l’envie, de l’ambition, du desir de l’estime et de la gloire. Ces passions factices[1], nées au sein des bourgs et des cités, supposent des conventions et des lois établies entre les hommes, par conséquent leur réunion en société. Ces passions seroient donc inconnues et de celui qui, porté au moment de sa naissance par la tempête et les eaux sur une côte déserte, y auroit été, comme Romulus, alaité par une louve, et de celui qui, la nuit enlevé de son berceau par une fée ou un génie, seroit déposé dans quelqu’un de ces châteaux enchantés et solitaires où se promenoient jadis tant de princesses et de chevaliers. Or, si l’on naît sans passions, l’on naît aussi sans caractere. Celui que produit en nous l’amour de la gloire est une acquisition, par conséquent un effet de l’instruction. Mais la nature ne nous doueroit-elle point dès la plus tendre enfance de l’espece d’organisation propre à former en nous un tel caractere ? Sur quoi fonder cette conjecture ? A-t-on remarqué qu’une certaine disposition dans les nerfs, les fluides ou les muscles, donnât constamment la même maniere de penser ; que la nature retranchât certaines fibres du cerveau des uns, pour les ajouter à celui des autres ; qu’en conséquence elle inspirât toujours à ceux-ci un desir vif de la gloire ? Dans la supposition où les caracteres seroient l’effet de l’organisation, que pourroit l’éducation ? Le moral change-t-il le physique ? la maxime la plus vrai rend-elle l’ouïe aux sourds ? les plus sages leçons d’un précepteur applatissent-elles le dos d’un bossu ? alongent-elles la jambe d’un boiteux ? élevent-elles la taille d’un pygmée ? Ce que la nature fait, elle seule peut le défaire. L’unique sentiment qu’elle ait dès l’enfance gravé dans nos cœurs est l’amour de nous-mêmes. Cet amour, fondé sur la sensibilité physique, est commun à tous les hommes. Aussi, quelque différente que soit leur éducation, ce sentiment est-il toujours le même en eux : aussi dans tous les temps et les pays s’est-on aimé, s’aime-t-on et s’aimera-t-on toujours de préférence aux autres. Si l’homme varie dans tous ses autres sentiments, c’est que tout autre est en lui l’effet des causes morales. Si ces causes sont variables, leurs effets doivent l’être. Pour constater cette vérité par des expériences en grand, je consulterai d’abord l’histoire des nations.


    l’amour des plaisirs physiques. Sait-on par expérience que plus les desirs des sultanes sont contraints, plus ils sont vifs, plus elles donnent et reçoivent de plaisir ? la jalousie, fille de la luxure des sultans et des visirs, y peut construire des serrails, et y renfermer les femmes.

  1. En Europe, l’on peut compter encore la jalousie au nombre des passions factices. On y est jaloux parce qu’on est vain. La vanité entre dans la composition de presque tous les grands amours européens. Il n’en est pas de même en Asie. La jalousie y peut être un pur effet de