De l’Homme/Section 4/Chapitre 19

SECTION IV
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 9 (p. 44-49).
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CHAPITRE XIX.

L’intolérance et la persécution ne sont pas de commandement divin.

À qui Jésus donna-t-il le nom de race de viperes ? fut-ce aux païens, aux esséniens, à ces saducéens (64) qui nioient l’immortalité de l’ame, et même l’existence de Dieu ? Non ; ce fut aux pharisiens, ce fut aux prêtres juifs.

Faut-il que, par la fureur de leur intolérance, les prêtres catholiques méritent encore ce même nom ! À quel titre persécutent-ils un hérétique ? L’hérésie est un nom que le puissant donne à des opinions communément vraies, mais contradictoires aux siennes. L’hérésie est locale comme l’orthodoxie. L’hérétique est un homme de la secte non dominante dans la nation où il vit : cet homme, moins protégé, et par conséquent plus foible, peut être impunément insulté, et on l’insulte.

Si les ministres de Neufchatel, accusateurs de M. Rousseau (65), fussent nés Athéniens ou Juifs, ils eussent donc à titre de forts également poursuivi Socrate ou Jésus.

Qui s’éleve avec plus de force que le fils de Dieu contre l’intolérance ? Ses apôtres veulent qu’il fasse descendre le feu du ciel sur les Samaritains ; il les en reprend aigrement.

Le ciel ne confere à personne le droit de massacrer l’hérétique. Jean n’ordonne point aux chrétiens de s’armer contre les païens (66) : « Aimez-vous les uns les autres, répete-t-il sans cesse ; telle est la volonté de Dieu. Accomplit-on ce précepte ? on a rempli la loi. »

J’ai ma conscience, ma raison, ma religion, et ne veux avoir ni la conscience, ni la raison, ni la religion du pape. Je ne veux point modeler ma croyance sur celle d’autrui. Chacun répond de son ame ; c’est donc à chacun à examiner :

Ce qu’il croit ;

Sur quel motif il croit ;

Quelle est la croyance qui lui paroît la plus raisonnable.

« Quoi ! dit Jean Gerson, chancelier de l’université de Paris, le ciel m’auroit doué d’une ame, d’une faculté de juger ; et je la soumettrois à celle des autres ; et ce seroit eux qui me guideroient dans ma maniere de vivre et de mourir ? »

Mais un homme peut-il préférer sa raison à celle de sa nation ? Un tel orgueil est-il légitime ? Pourquoi non ? Si Jupiter prenoit encore en main les balances avec lesquelles il pesoit jadis les destinées des héros ; s’il mettoit dans l’un des plateaux l’opinion d’un Locke, d’un Fontenelle, d’un Bayle, et de l’autre l’opinion des nations italiennes, françaises, espagnoles, etc. ; le dernier des plateaux s’éleveroit comme chargé de nul poids. La diversité et l’absurdité des différents cultes prouve le peu de cas qu’on doit faire de l’opinion des peuples. La sagesse divine elle-même parut, dit l’écriture, Judœis scandalum, gentibus stultitiam ; scandale aux Juifs, folie aux yeux des nations. Je ne dois en fait de religion nul respect à l’opinion d’un peuple ; c’est à moi seul que je dois compte de ma croyance. Tout ce qui se rapporte immédiatement à Dieu ne doit avoir pour juge que l’Être suprême. Le magistrat lui-même, uniquement chargé du bonheur temporel des hommes, n’a droit de punir que les crimes commis contre la société. Nul prince, nul prêtre ne peut poursuivre en moi la prétendue faute de ne pas penser comme lui.

Par quel motif la loi défendroit-elle à mon voisin de disposer de mon bien, et lui permettroit-elle de disposer de ma raison et de mon ame ? Mon ame est mon bien. C’est de la nature que je tiens le droit de penser et de dire ce que je pense. Lorsque les premiers chrétiens exposerent aux nations et leur croyance et les motifs de cette croyance ; lorsqu’ils mirent le gentil à portée de juger entre sa religion et la leur, et de faire usage d’une raison donnée à l’homme pour distinguer le vice de la vertu et le mensonge de la vérité, l’exposition de leur sentiment n’eut sans doute rien de criminel. Dans quel moment les chrétiens mériterent-ils la haine et le mépris des nations ? lorsque, brûlant le temple des idoles, ils voulurent par la violence arracher le païen à la religion qu’il croyoit la meilleure. Quel étoit le but de cette violence ? La force impose silence à la raison, elle proscrit tel culte rendu à la divinité ; mais que peut-elle sur la croyance ? Croire suppose des motifs pour croire ; la force n’en est point un : or, sans motif on ne croit pas réellement ; c’est tout au plus si l’on croit croire (68).

Tout prêtre qui, sous le nom d’ange de paix, excite les hommes à la persécution, n’est donc point, comme on le croit, dupe d’un zele stupide (69) et mal entendu. Ce n’est point à son zele, c’est à son ambition, qu’il obéit.

(64) Les saducéens étoient regardés comme les plus vertueux d’entre les Juifs. En hébreu le mot saduc est synomyme de juste. Aussi ces saducéens étoient-ils et devoient-ils être moins haïs de Dieu que les pharisiens : ces derniers demandoient la mort et le sang de Jésus-Christ. Or, l’incrédulité est et sera toujours moins contraire à l’esprit de l’évangile que l’inhumanité et le déicide.

(65) À la honte de la France, M. Rousseau n’a pas moins été persécuté à Paris qu’à Neuchatel. Les sorbonnistes ne pouvoient lui pardonner son Dialogue du Raisonneur et de l’Inspiré. Mais les raisonnements de M. Rousseau étoient vrais, ou ils étoient faux. Réfuter par la force de bons raisonnements, c’est injustice ; en réfuter de faux par la violence, c’est folie ; c’est avouer sa stupidité ; c’est décrier sa propre cause. Les sophismes se réfutent d’eux-mêmes ; la vérité est facile à défendre.

(66) Cassiodore pensoit comme S. Jean. « La religion, dit-il, ne peut être commandée ; la force fait les hypocrites, et non des croyants : Religion imperari non potest, quia nemo cogitur ut credat. La foi, dit S. Bernard, doit être persuadée, et non ordonnée : Fides suadenda, non imperanda. Rien de plus volontaire, dit Lactance, que la religion ; elle est nulle dans celui auquel elle répugne : Nihil est tam voluntarium quam religio, in qua si animus aversus est, jam sublata, jam nulla est. Rien de moins religieux, dit Tertullien, que de vouloir contraindre la croyance ; ce n’est point par la violence, c’est librement, qu’on peut croire : Non est religionis religionem cogere velle, cum sponte suscipi debeat, non vi. »

(67) Les païens, dira-t-on, croyoient à des prêtres imposteurs. Soit : cette croyance donnoit-elle droit de les persécuter ? Mille gens croient au charlatan, à la bonne femme, de préférence au médecin : ce dernier peut-il demander la mort des incrédules en médecine ? Dans les maladies corporelles comme spirituelles, c’est à chacun de choisir son médecin.

(68) Souvent, dit M. Lambert de Prusse dans son Novum Organum, on croit penser et croire plus qu’on ne pense et qu’on ne croit réellement. C’est la source de mille erreurs. Un homme s’abstient-il, par exemple, de la lecture des livres défendus ? c’est un homme qui croit croire, et qui soupçonne en secret la fausseté de sa croyance ; c’est le plaideur de mauvaise foi qui n’ose lire le factum de sa partie adverse.

(69) Les pilotes du vaisseau de la superstition sont éclairés ; quant aux matelots, la plupart sont imbécilles. Le clergé gouvernant exige peu de lumieres du clergé gouverné ; et l’on n’a sur ce point rien à reprocher à ce dernier. « À quoi s’occupe votre frere le prêtre ? demandoit-on un jour à Fontenelle ». — « Le matin, répond le philosophe, il dit la messe ; et le soir il ne sait ce qu’il dit. »