De l’Homme/Section 4/Chapitre 18

SECTION IV
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 9 (p. 39-43).
Chap. XIX.  ►


CHAPITRE XVIII.

De l’intolérance religieuse.

Cette espece d’intolérance est la plus dangereuse ; l’amour du pouvoir en est le motif, et la religion le prétexte. Que punit-on dans l’hérétique ou l’impie ? l’homme assez audacieux pour penser d’après lui, pour croire plus à sa raison qu’à celle du prêtre. Ce prétendu vengeur du ciel ne l’est jamais que de son orgueil humilié.

Aux yeux d’un muphti comme à ceux d’un bonze, un incrédule est un impie que doit frapper le feu du ciel : aux yeux du sage, ce n’est qu’un homme qui ne croit pas au conte de ma mere-l’Oie.

Se peut-il que des hommes couverts des haillons de la pénitence et du masque de la charité aient en tous temps été les plus atroces ?

En anathématisant le calender ou le derviche, le moine ignore-t-il qu’aux yeux de ce derviche le vrai impie, le vrai scélérat, est ce chrétien, ce pape, ce moine qui ne croit pas à Mahomet ? Faut-il qu’éternellement condamnée à la stupidité chaque secte approuve en elle ce qu’elle déteste dans les autres ?

Qu’on se rappelle quelquefois la parabole ingénieuse d’un peintre célebre. Transporté, dit-il, en rêve aux portes du paradis, le premier objet qui frappe mes yeux est un vieillard vénérable ; à ses clefs, à sa tête chauve, à sa longue barbe, je reconnois saint Pierre. L’apôtre se tient sur le seuil des portes célestes. Une foule de gens s’avancent vers lui : le premier qui se présente est un papiste. J’ai, lui dit-il, toute ma vie été dévot, et cependant assez honnête homme. Entre donc, répond le saint, et place-toi au banc des catholiques. Vient après un réformé : il lui présente la même requête ; il en reçoit la même réponse : Place-toi, dit le saint, parmi les réformés. Arrivent ensuite des marchands de Smyrne, de Bagdad, de Bassora, etc. ; ils étoient musulmans, avoient toujours été vertueux : et S. Pierre leur fit prendre place parmi les musulmans. Enfin vient un incrédule. Quelle est ta secte ? demanda l’apôtre. D’aucune, monseigneur ; j’ai cependant toujours été honnête. Tu peux entrer ; mais où te mettre ? choisis toi-même : assieds-toi près de ceux qui te paroissent les plus raisonnables.

Plût au ciel qu’éclairé par cette parabole on ne prétendît plus commander aux opinions des autres ! Dieu veut que la vérité soit la récompense de l’examen. Les prieres les plus efficaces pour en obtenir la connoissance sont, dit-on, l’étude et l’application. Ô moines stupides, avez-vous jamais fait cette priere ?

Qu’est-ce que vérité ? Vous l’ignorez, et vous persécutez celui qui, dites-vous, ne la connoît pas ; et vous avez canonisé les dragonnades des Cévenes, et vous avez élevé à la dignité de saint un Dominique, un barbare qui fonda le tribunal de l’inquisition, et massacra les Albigeois (61) ; et, sous Charles IX, vous faisiez aux catholiques un devoir du meurtre des réformés ; et, dans ce siecle enfin si éclairé, il est des monstres qui traitent la tolérance de crime et d’indifférence pour la religion, et qui voudroient revoir encore ce jour de sang et de massacre, ce jour affreux de saint-Barthélemi, où l’orgueil sacerdotal se promenoit dans les rues, commandant la mort des Français. Tel le sultan suivi du bourreau parcourt les rues de Constantinople, demandant le sang du chrétien qui porte la culotte rouge. Plus barbares que ce sultan, c’est vous qui distribuez aux chrétiens des glaives pour s’entr’égorger.

Ô religions, si vous n’étiez que ridicules, l’homme d’esprit ne releveroit point vos absurdités (62). S’il s’en fait un devoir, c’est que ces absurdités dans des hommes armés du glaive de l’intolérance (63) sont un des plus cruels fléaux de l’humanité.

(61) Les Albigeois furent traités comme les Vaudois. On n’imagine point l’excès auquel se porta contre eux la fureur de l’intolérance. Le tableau effrayant des barbaries exercées par Samuël Morland, ambassadeur d’Angleterre en Savoie, et pour lors résidant sur les lieux mêmes. « Jamais, dit-il, les chrétiens n’ont commis tant de cruautés contre les chrétiens. L’on coupoit la tête aux barbes (c’étoient les pasteurs de ces peuples) ; on les faisoit bouillir, on les mangeoit ; on fendoit avec des cailloux le ventre des femmes jusqu’au nombril ; on coupoit à d’autres les mamelles, on les faisoit cuire sur le feu, et on les mangeoit ; on mettoit à d’autres le feu aux parties honteuses, on les leur brisoit, et l’on mettoit en place des charbons ardents ; on arrachoit à d’autres les ongles avec des pinces ; on attachoit des hommes demi-morts à la queue des chevaux, et on les traînoit en cet état à travers les rochers. Le moindre de leurs supplices étoit d’être précipités d’un mont escarpé, d’où ils tomboient souvent sur des arbres auxquels ils restoient attachés, et sur lesquels ils périssoient de faim, de froid, ou de blessures. On en hachoit en mille pieces, et l’on semoit leurs membres et leurs chairs meurtris dans les campagnes : on empaloit les vierges par les parties naturelles ; on les portoit en cette posture en guise d’étendards. On traîna, entre autres, un jeune homme nommé Pélanchion par les rues de Lucerne, semées par-tout de cailloux pointus. Si la douleur lui faisoit lever la tête ou les mains, on les lui assommoit. Enfin on lui coupa les parties honteuses, qu’on lui enfonça dans la gorge, et on l’étouffa ainsi ; ensuite on lui coupa la tête, et l’on jeta le tronc sur le rivage. Les catholiques déchiroient de leurs mains les enfants qu’ils arrachoient au berceau ; ils faisoient rôtir les petites filles toutes vives, leur coupoient les mamelles, et les mangeoient ; ils coupoient à d’autres le nez, les oreilles, et les autres parties du corps ; ils remplissoient la bouche de quelques uns de poudre à canon, et y mettoient le feu ; ils en écorchoient tout vifs ; ils en tendoient la peau devant les fenêtres de Lucerne ; ils arrachoient la cervelle à d’autres, qu’ils faisoient rôtir et bouillir pour en manger. Les moindres supplices étoient de leur arracher le cœur, de les brûler vifs, de leur couper le visage, de les mettre en mille morceaux, et de les noyer. Mais ils se montrerent vrais catholique et dignes romains quand ils allumerent un four à Garcigliane, dans lequel ils forcerent onze Vaudois à se jeter les uns après les autres dans les flammes, jusqu’au dernier, que ces meurtriers y jeterent eux-mêmes. On ne voyoit dans toutes les vallées que des corps morts ou mourants ; les neiges des Alpes étoient teintes de sang : l’on trouvoit ici une tête coupée, là un tronc, des jambes, des bras, des entrailles déchirées, et un cœur palpitant. »

Quel prétendu crime punissoit-on dans les Vaudois avec tant de barbarie ? Celui, disoit-on, de la rebellion. Ce qu’on leur reprochoit, c’étoit de n’avoir point abandonné leur demeure et le lieu de leur naissance au premier ordre de Gastalde et du pape ; de ne s’être point exilés d’un pays qu’ils possédoient depuis quinze cents ans, et dans lequel ils avoient toujours librement exercé leur culte. C’est ainsi que la douce religion catholique, ses doux ministres, et ses doux saints, ont toujours traité les hommes. Que feroient de plus les apôtres du diable ?

(62) On ne porte point sur les religions l’œil attentif de l’examen sans concevoir le dernier mépris pour l’espece humaine en général, et pour soi-même en particulier. Quoi ! se dit-on, il a fallu des milliers d’années pour désabuser des hommes aussi spirituels que moi des contes du paganisme ! Quoi ! les Juifs et les guebres conservent encore leurs erreurs ! Quoi ! les musulmans coirent encore à Mahomet, et seront peut-être des milliers d’années à reconnoître la fausseté du Koran ! Il faut donc que l’homme soit un animal bien imbécille et bien crédule, et qu’enfin notre planete, comme l’a dit un sage, soit le Bedlam ou les Petites-Maisons de l’univers.

(63) Pourquoi le prêtre est-il assez généralement aimé en Angleterre ? C’est qu’il est tolérant ; c’est que la loi lui lie les mains ; qu’il ne nuit et ne peut nuire à personne ; c’est que l’entretien du clergé anglais est moins à charge à l’état que celui du clergé catholique ; et qu’enfin, en ce pays, la religion n’est proprement qu’une opinion philosophique.