De l’Homme/Section 4/Chapitre 11

SECTION IV
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 270-280).
◄  Chap. X.
Chap. XII.  ►


CHAPITRE XI.

L’amour du pouvoir, dans toute espece de gouvernement, est le seul moteur des hommes.

Dans chaque forme de gouvernement, dit M. de Montesquieu, il est un différent principe d’action : « La crainte dans les états despotiques, l’honneur dans les monarchiques, la vertu dans les républicains, sont ces divers principes moteurs. »

Mais sur quelle preuve M. de Montesquieu[1] fonde-t-il cette assertion ? Est-il bien vrai que la crainte, l’honneur, et l’amour de la vertu, soient réellement les forces motrices et différentes des divers gouvernements ? Ne pourroit-on pas au contraire assurer qu’une cause unique, mais variée dans ses applications, est également le principe d’activité de tous les empires ; et que si M. de Montesquieu, moins frappé du brillant de sa division, eût plus scrupuleusement discuté cette question, il fût parvenu à des idées plus profondes, plus claires et plus générales : il eût apperçu dans l’amour du pouvoir le principe moteur de tous les citoyens : il eût reconnu, dans les divers moyens d’acquérir le pouvoir, le principe auquel on doit en tous les siecles et dans tous les pays rapporter la conduite différente des hommes. En effet dans toute nation le pouvoir est, ou, comme à Maroc et en Turquie, concentré dans un seul homme, ou, comme à Venise et en Pologne, réparti entre plusieurs, ou, comme à Sparte, à Rome et en Angleterre, partagé dans le corps entier de la nation. Conséquemment à ces diverses répartitions de l’autorité, on sent que tous les citoyens peuvent contracter des habitudes et des mœurs différentes, et cependant se proposer tous le même objet, c’est-à-dire celui de plaire à la puissance suprême, de se la rendre favorable, et d’obtenir par ce moyen quelque portion ou émanation de son autorité.

Du gouvernement d’un seul.

Le gouvernement est-il purement arbitraire ? La suprême puissance réside dans les seules mains du sultan. Ce sultan, communément mal élevé, accorde-t-il sa protection à certains vices, est-il sans humanité, sans amour de la gloire, sacrifie-t-il à ses caprices le bonheur de ses sujets ? les courtisans, uniquement jaloux de sa faveur, modelent leur conduite sur la sienne ; ils affectent d’autant plus de mépris pour les vertus patriotiques, que le despote marque pour elles plus d’indifférence. Dans ce pays on ne voit ni Timoléons, ni Léonidas, ni Régulus, etc. : de tels citoyens ne peuvent éclore qu’au degré de considération et de respect qu’on avoit pour eux à Rome et dans la Grece, où l’homme vertueux, assuré de l’estime nationale, ne voyoit rien au-dessus de lui.

Dans un état despotique quel respect auroit-on pour un homme honnête ? Le sultan, unique dispensateur des récompenses et des punitions, concentre en lui toute la considération ; l’on n’y brille que de son éclat réfléchi, et le plus vil favori y marche égal au héros. Dans tout gouvernement de cette espece il faut que l’émulation s’éteigne : l’intérêt du despote, souvent contraire à l’intérêt public, y doit obscurcir toute idée de vertu ; et l’amour du pouvoir, ce principe moteur du citoyen, n’y peut former des hommes justes et vertueux.

Du gouvernement de plusieurs.

Dans ces gouvernements la suprême puissance est entre les mains d’un certain nombre de grands ; le corps des nobles est le despote (34). L’objet de ces nobles est de retenir le peuple dans une pauvreté et un asservissement honteux et inhumain. Or, pour leur plaire, pour en être protégé et mériter leur faveur, que faire ? Entrer dans leurs vues, favoriser leur tyrannie, sacrifier perpétuellement le bonheur du plus grand nombre à l’orgueil du plus petit. Dans une pareille nation il est encore impossible que l’amour du pouvoir produise des hommes justes et de bons citoyens.

Du gouvernement de tous.

Le pouvoir suprême est-il dans un état également réparti entre tous les ordres de citoyens ? la nation est le despote. Que desire-t-elle ? le bien du plus grand nombre. Par quels moyens obtient-on sa faveur ? par les services qu’on lui rend. Alors toute action conforme à l’intérêt du grand nombre est juste et vertueuse ; alors l’amour du pouvoir, principe moteur des citoyens, doit les nécessiter à l’amour de la justice et des talents.

Quel est le produit de cet amour ? la félicité publique.

La puissance suprême, partagée dans toutes les classes des citoyens, est l’ame qui, répandue également dans tous les membres d’un état, le vivifie, le rend sain et robuste.

Qu’on ne s’étonne donc point si cette forme de gouvernement a toujours été citée comme la meilleure. Les citoyens, libres et heureux, n’y obéissent qu’à la législation qu’eux-mêmes se sont donnée ; ils ne voient au-dessus d’eux que la justice et la loi ; ils vivent en paix, parcequ’au moral comme au physique c’est l’équilibre des forces qui produit le repos. L’ambition d’un homme l’a-t-elle rompu ? n’existe-t-il plus de dépendance entre les diverses classes de citoyens ? est-il, ou, comme en Perse, un homme, ou, comme en Pologne, un corps de grands dont l’intérêt s’isole de celui de leur nation ? l’on n’y rencontre que des oppresseurs et des opprimés ; et les citoyens se partagent en deux classes, l’une d’esclaves, et l’autre de tyrans.

Si M. de Montesquieu eût médité profondément ces faits, il eût senti qu’en tous les pays les hommes sont unis par l’amour du pouvoir ; mais que ce pouvoir s’obtient par des moyens divers, selon que la puissance suprême, ou se réunit, comme en orient, dans les mains d’un seul, ou se divise, comme en Pologne, dans le corps des grands, ou se partage, comme à Rome et à Sparte, dans les divers ordres de l’état ; que c’est à la maniere différente dont le pouvoir s’acquiert que les hommes doivent leurs vices ou leurs vertus, et qu’ils n’aiment point la justice pour la justice même.

Une des plus fortes preuves de cette vérité est la bassesse avec laquelle les rois eux-mêmes honorerent l’injustice dans la personne de Cromwel. Ce Cromwel, instrument aveugle et criminel de la liberté future de son pays, n’étoit qu’un brigand injuste et redoutable. Cependant à peine est-il nommé protecteur, que tous les princes chrétiens courtisent son amitié, tous s’efforcent, par leurs députations et leurs ambassadeurs, de légitimer autant qu’il est en eux les crimes de l’usurpateur. Personne alors ne s’indigna de la bassesse avec laquelle on recherchoit cette alliance. L’injustice n’est donc jamais méprisée que dans le foible. Or, si le principe moteur des monarques et des nations entieres l’est des individus qui les composent, on peut donc assurer qu’uniquement occupé d’accroître sa considération, l’homme n’aime dans la justice que la puissance et la félicité qu’elle lui procure.

C’est à ce même motif qu’il doit son amour pour la vertu.

(34) Dans le gouvernement féodal, quels sont les tyrans du peuple ? Les seigneurs.


  1. La crainte, dit M. de Montesquieu, est le principe moteur des empires despotiques. Il se trompe. La crainte n’augmente point, elle affoiblit au contraire, le ressort des ames. Je n’admets pour principe d’activité d’une nation que les objets constants du desir de presque tous les citoyens. Or, dans les états despotiques, il n’en est que deux ; l’un, le desir de l’argent ; l’autre, la faveur du prince.

    Dans les deux autres formes de gouvernement, il est, selon le même écrivain, deux autres principes de mouvement d’une nature, dit-il, très différente : l’un est l’honneur ; il s’applique aux états monarchiques : l’autre est la vertu ; il n’est applicable qu’aux républiques.

    Les mots honneur et vertu ne sont pas, il est vrai, parfaitement synonymes. Cependant, si celui d’honneur rappelle

    toujours à l’esprit l’idée de quelque vertu, ces mots ne different donc entre eux que dans l’étendue de leur signification. L’honneur et la vertu sont donc des principes de même nature.

    Si M. de Montesquieu ne se fût pas proposé de donner à chaque forme de gouvernement un principe différent d’action, il eût reconnu le même dans tous. Ce principe est l’amour du pouvoir, par conséquent l’intérêt personnel diversement modifié selon les différentes constitutions des états et leurs diverses législations. Si la vertu, comme il le dit, est

    le principe d’activité des états républicains, ce n’est du moins que dans des républiques pauvres et guerrieres. L’amour de l’or et du gain est celui des républiques commerçantes.

    Il paroît donc que, dans tous les gouvernements, l’homme obéit à son intérêt, mais que son intérêt n’est pas le même dans tous. Plus on examine à cet égard les mœurs des peuples, plus on s’assure que c’est à leur législation qu’ils doivent leurs vices et leurs vertus. Les principes de M. de Montesquieu sur cette question me paroissent plus brillants que solides.