De l’Homme/Section 4/Chapitre 10
CHAPITRE X.
Le particulier, comme les nations, n’estime dans la justice que la considération et le pouvoir qu’elle lui procure.
Un homme est-il, par rapport à ses concitoyens, à-peu-près dans l’état d’indépendance d’un peuple à l’égard d’un autre ? cet homme n’aime dans la justice (29) que le pouvoir et le bonheur qu’elle lui procure. À quelle autres cause en effet, sinon à cet extrême amour pour le pouvoir, attribuer notre admiration pour les conquérants (30) ? Le conquérant, dit le corsaire Démétrius à Alexandre, est un homme qui, à la tête de cent mille autres, vole à-la-fois cent mille bourses, égorge cent mille citoyens, fait en grand le mal que le brigand fait en petit, et qui, plus injuste que ce dernier, est plus nuisible à la société : le voleur est l’effroi du particulier ; le conquérant est, comme le despote, le fléau d’une nation. Qui détermine notre respect pour les Alexandres, les Cortès, et notre mépris pour les Cartouches, les Raffiats ? La puissance des uns et l’impuissance des autres. Dans le brigand ce n’est pas proprement le crime mais la foiblesse qu’on méprise (31). Le conquérant se présente comme fort : on veut être fort ; on ne peut mépriser ce qu’on voudroit être.
L’amour de l’homme pour le pouvoir est tel qu’en tous les cas l’exercice lui en est agréable, parcequ’il lui en rappelle l’existence. Tout homme desire une grande puissance, et tout homme sait qu’il est presque impossible d’être à-la-fois toujours juste et puissant. On fait sans doute de son pouvoir un usage meilleur ou moins bon, selon l’éducation différente qu’on a reçue ; mais enfin, quelque heureuse qu’elle ait été, il n’est point de grand qui ne commette encore des injustices. L’abus du pouvoir est lié au pouvoir comme l’effet l’est à la cause. Corneille l’a dit :
Qui peut tout ce qu’il veut veut plus que ce qu’il doit (32).
Ce vers est un axiome moral confirmé par l’expérience ; et cependant personne ne refuse une grande place dans la crainte de s’exposer à la tentation prochaine d’une injustice : l’amour de l’équité est donc toujours en nous subordonné à l’amour du pouvoir ; l’homme, uniquement occupé de lui-même, ne cherche que son bonheur. S’il respecte l’équité, c’est le besoin qui l’y nécessite (33).
S’éleve-t-il un différend entre deux hommes à-peu-près égaux en force et en puissance ? tous deux, contenus par une crainte réciproque, ont recours à la justice ; chacun en réclame la décision. Pourquoi ? pour intéresser le public en sa faveur, et par ce moyen acquérir une certaine supériorité sur son adversaire. Mais que l’un de ces deux hommes, manifestement plus puissant que l’autre, puisse impunément l’outrager ; alors, sourd au cri de la justice, il ne discute plus, il commande. Ce n’est ni l’équité, ni même l’apparence de l’équité, qui juge entre le foible et le puissant, mais la force, le crime et la tyrannie. C’est à ce titre que le divan donne le nom de séditieuses aux remontrances du foible qu’il opprime.
Je n’ajoute qu’une preuve aux précédentes ; c’est la plus forte.
(29) On aime, dit-on, la justice : mais les magistrats en sont les organes ; et, chargés par état de l’administrer, ils doivent sur-tout protéger l’innocence. La protegent-ils réellement ? Une affaire criminelle est, en Espagne et en Angleterre, instruite de deux manieres différentes. Celle où l’on donne un avocat à l’accusé, où l’on fait publiquement sont procès, est sans contredit celle où l’innocence est le plus à l’abri de la corruption et de la partialité des juges ; c’est la meilleure. Pourquoi n’est-elle pas adoptée ? pourquoi les magistrats n’en sollicitent-ils pas l’admission ? C’est qu’ils imaginent que plus leurs sentences seront arbitraires, plus ils inspireront de crainte, et plus ils acquerront de pouvoir sur le peuple. L’amour tant vanté de l’équité n’est donc ni naturel ni commun aux hommes. Comment se dire ami de l’humanité, lorsqu’on ne l’est pas même de la justice ?
(30) L’idée de bonheur, étroitement liée dans notre mémoire à l’idée de puissance, en peut être difficilement séparée. On respecte jusqu’à l’apparence du pouvoir ; c’est à ce sentiment qu’on doit peut-être une certaine admiration pour le suicide : on suppose une grande puissance à qui méprise assez la vie pour se donner la mort. À quelle autre cause, sinon à l’amour du pouvoir, doit-on attribuer l’excessive haine des femmes sages pour les hommes d’un certain goût ? Les Alexandre, les Socrate, les Solon, les Catinat, étoient des héros, des amis fideles, des citoyens honnêtes : on peut donc avec ce certain goût servir utilement et sa famille et sa patrie. D’où vient l’horreur des femmes pour les hommes qui en sont soupçonnés ? C’est qu’elles ont sur eux peu de puissance : ce défaut de pouvoir leur est insupportable ; ce sont autant d’esclaves de moins dans leur empire. Ils sont donc coupables d’un crime que la mort seule peut expier.
(31) C’est la force qui rend un monarque respectable à une monarque. Philippe II travaille à son bureau ; il se sent un besoin ; il appelle, personne ne vient ; son bouffon se met à rire. « De quoi ris-tu ? dit le roi ». — « Du respect, de l’estime, et de la crainte que vous inspirez à l’Europe, et du mépris qu’elle auroit pour vous si vous cessiez d’être fort, et que vos autres sujets ne vous servissent pas mieux que vos domestiques. »
(32) L’enthousiasme de l’équité se fait rarement sentir aux princes ; peu d’entre eux sont animés du noble amour de l’humanité. Dans l’antiquité, le seul Gélon en fournit un exemple. Il a horreur des sacrifices humains, il porte la guerre en Afrique, et contraint les Carthaginois vaincus d’abolir ces détestables sacrifices.
(33) Est-il, comme on le dit, des hommes qui sacrifient leur intérêt le plus cher à celui de la justice ? Non ; mais il en est qui n’ont rien de plus cher que la justice. Ce sentiment généreux est en eux l’effet d’une excellente éducation. Quel moyen de le graver dans toutes les ames ? En leur présentant d’une part l’homme injuste comme avili, méprisé, et par conséquent comme foible ; et de l’autre l’homme juste comme estimé, et par conséquent comme fort.
Les idées de justice se sont-elles par ce moyen liées dans la mémoire aux idées de pouvoir et de bonheur ? elles se confondent et n’en forment plus qu’une. Prend-on l’habitude de se les rappeler ensemble ? bientôt il n’est plus possible de les séparer. Cette habitude une fois contractée, on met de l’orgueil à se montrer toujours juste et vertueux ; et rien alors qu’on ne sacrifie à ce noble orgueil.