De l’Homme/Section 2/Chapitre 2

SECTION II
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 7 (p. 161-177).
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CHAPITRE II.

Différence entre l’esprit et l’ame.

Il n’est point de mots parfaitement synonymes. Cette vérité, ignorée des uns, oubliée des autres, a fait souvent confondre l’esprit et l’ame. Mais quelle différence mettre en eux ? et qu’est-ce que l’ame ? La regarde-t-on, d’après les anciens et les premiers peres de l’église, comme une matiere extrêmement fine et déliée, et comme le feu électrique qui nous anime ? Rappellerai-je ici tout ce qu’en ont pensé les divers peuples et les différentes sectes de philosophes ? Ils ne s’en formoient que des idées vagues, obscures et petites. Les seuls qui sur ce sujet s’exprimoient avec sublimité étoient les parsis. Prononçoient-ils une oraison funebre sur la tombe de quelque grand homme, ils s’écrioient : « Ô terre, ô mere commune des humains, reprends du corps de ce héros ce qui t’appartient : que les parties aqueuses renfermées dans ses veines s’exhalent dans les airs, qu’elles retombent en pluie sur les montagnes, enflent les ruisseaux, fertilisent les plaines, et se roulent à l’abyme des mers d’où elles sont sorties : que le feu concentré dans ce corps se rejoigne à l’astre source de la lumiere et du feu : que l’air comprimé dans ses membres rompe sa prison, que les vents le dispersent dans l’espace. Et toi enfin, souffle de vie, si par impossible tu es un être particulier, réunis-toi à la substance inconnue qui t’a produit ; ou, si tu n’es qu’un mélange des éléments visibles, après t’être dispersé dans l’univers, rassemble de nouveau tes parties éparses, pour former encore un citoyen aussi vertueux ! »

Telles étoient les images nobles et les expressions sublimes qu’employoit l’enthousiasme des parsis pour exprimer les idées qu’ils avoient de l’ame. La philosophie, moins hardie dans ses conjectures, n’ose décrire sa nature ni résoudre cette question. Le philosophe marche, mais appuyé sur le bâton de l’expérience ; il avance, mais toujours d’observations en observations ; il s’arrête où l’observation lui manque. Ce qu’il sait, c’est que l’homme sent, c’est qu’il est en lui un principe de vie, et que, sans les ailes de la théologie, on ne s’éleve point jusqu’à la connoissance et la nature de ce principe.

Tout ce qui dépend de l’observation est du ressort de la métaphysique philosophique ; au-delà tout appartient à la théologie[1], ou à la métaphysique scholastique.

Mais pourquoi la raison humaine, éclairée par l’observation, n’a-t-elle pas jusqu’à présent pu donner une définition claire, ou, pour parler plus exactement une description nette et détaillée du principe de la vie ? C’est que le principe échappe encore à l’observation la plus délicate : elle a plus de prise sur ce qu’on appelle l’esprit. On peut d’ailleurs examiner le principe et penser sur ce sujet sans avoir à redouter l’ignorance et le fanatisme des bigots. Je considérerai donc quelques unes des différences remarquables entre l’esprit et l’ame.

premiere différence.

L’ame existe en entier dans l’enfant comme dans l’adolescent. L’enfant est, comme l’homme, sensible au plaisir et à la douleur physique ; mais il n’a ni autant d’idées ni par conséquent autant d’esprit que l’adulte. Or, si l’enfant a autant d’ame sans avoir autant d’esprit, l’ame n’est donc pas l’esprit. En effet, si l’ame et l’esprit étoient un et la même chose, pour expliquer la supériorité de l’adulte sur celle de l’enfant, il faudroit admettre plus d’ame dans l’adulte, et convenir que son ame a pris une croissance proportionnée à celle de son corps : supposition absolument gratuite et inutile, lorsqu’on distingue l’esprit de l’ame ou du principe de vie.

seconde différence.

L’ame ne nous abandonne qu’à la mort ; tant que je vis, j’ai une ame. En est-il ainsi de l’esprit ? Non : je le perds quelquefois de mon vivant ; parceque, de mon vivant, je puis perdre la mémoire, et que l’esprit est presque en entier l’effet de cette faculté. Si les Grecs donnoient le nom de Mnémosyne à la mere des muses, c’est qu’observateurs attentifs de l’homme, ils s’étoient apperçus que son jugement, son esprit, etc., étoient en grande partie le produit de sa mémoire[2].

Qu’un homme soit privé de cet organe, de quoi peut-il juger ? Est-ce des sensations passées ? non ; il les a oubliées. Est-ce des sensations présentes ? mais, pour juger entre deux sensations actuelles, il faut encore que l’organe de la mémoire les prolonge du moins assez long-temps pour lui donner le loisir de les comparer entre elles, c’est-à-dire d’observer alternativement la différente impression qu’il éprouve à la présence de deux objets. Or, sans le secours d’une mémoire conservatrice des impressions reçues, comment appercevoir des différences, même entre des impressions présentes, et qui à chaque instant seroient et senties et de nouveau oubliées ? Il n’est donc point de jugement, d’idées, ni d’esprit, sans mémoire. L’imbécille qu’on assied sur le pas de sa porte n’est qu’un homme qui a peu ou point de mémoire. S’il ne répond pas aux questions qu’on lui fait, c’est ou parceque les diverses expressions de la langue ne lui rappellent plus d’idées distinctes, ou parcequ’en écoutant les derniers mots d’une phrase il oublie ceux qui les précedent. Consulte-t-on l’expérience ? on reconnoît que c’est à la mémoire (dont l’existence suppose la faculté de sentir) que l’homme doit et ses idées et son esprit. Point de sensations sans ame ; mais sans mémoire point d’expérience, point de comparaison d’objets, point d’idées ; et l’homme seroit dans sa vieillesse ce qu’il étoit dans son enfance.

On est réputé imbécille lorsqu’on est ignorant ; mais on l’est réellement lorsque l’organe de la mémoire ne fait plus ses fonctions[3]. Or, sans perdre l’ame, on peut perdre la mémoire.

Il ne faut pour cet effet qu’une chûte, une apoplexie, un accident de cette espece. L’esprit differe donc essentiellement de l’ame, en ce qu’on peut perdre l’un de son vivant, et qu’on ne perd l’autre qu’avec la vie.

troisieme différence.

J’ai dit que l’esprit de l’homme se composoit de l’assemblage de ses idées. Il n’est point d’esprit sans idées.

En est-il ainsi de l’ame ? Non ; ni la pensée ni l’esprit ne sont nécessaires à son existence. Tant que l’homme est sensible, il a une ame. C’est donc la faculté de sentir qui en forme l’essence. Qu’on dépouille l’ame de ce qui n’est pas proprement elle, c’est-à-dire de l’organe physique du souvenir, quelle faculté lui reste-t-il ? celle de sentir. Elle ne conserve pas même alors la conscience de son existence, parceque cette conscience suppose enchaînement d’idées, et par conséquent mémoire. Tel est l’état de l’ame lorsqu’elle n’a fait encore aucun usage de l’organe physique du souvenir.

L’on perd la mémoire par un coup, une chûte, une maladie. L’ame est-elle privée de cet organe ? elle doit, sauf un miracle ou une volonté expresse de Dieu, se trouver alors dans le même état d’imbécillité où elle étoit dans le germe de l’homme. La pensée n’est donc pas absolument nécessaire à l’existence de l’ame. L’ame n’est donc en nous que la faculté de sentir ; et c’est la raison pour laquelle, comme le prouvent Locke et l’expérience, toutes nos idées nous viennent par nos sens.

C’est à ma mémoire que je dois mes idées comparées et mes jugements, et à mon ame que je dois mes sensations ; ce sont donc proprement mes sensations, et non mes pensées, comme le prétend Descartes, qui me prouvent l’existence de mon ame. Mais qu’est-ce en nous que la faculté de sentir ? est-elle immortelle et immatérielle ? La raison humaine l’ignore, et la révélation nous l’apprend. Peut-être m’objectera-t-on que si l’ame n’est autre chose que la faculté de sentir, son action, comme celle du corps frappant un autre corps, est toujours nécessitée, et que l’ame en ce sens doit être regardée comme purement passive. Aussi Malebranche l’a-t-il crue telle, et son systême a été publiquement enseigné. Si les théologiens d’aujourd’hui le condamnent, ils tomberont avec eux-mêmes dans une contradiction dont sûrement ils s’embarrassent peu. Au reste, tant que les hommes naîtront sans idées du vice, de la vertu, etc., quelque systême qu’adoptent les théologiens, ils ne me prouveront jamais que la pensée soit l’essence de l’ame, et que l’ame ou la faculté de sentir ne puisse exister en nous sans que cette faculté soit mise en action, c’est-à-dire sans que nous ayons d’idées ou de sensations.

L’orgue existe lors même qu’elle ne rend pas de sons. L’homme est dans l’état de l’orgue lorsqu’il est dans le ventre de sa mere, lorsqu’accablé de fatigues et troublé par aucun rêve, il est enseveli dans un sommeil profond. D’ailleurs, si toutes nos idées peuvent être rangées sous quelques unes des classes de nos connoissances, et si l’on peut vivre sans idées de mathématiques, de physique, de morale, d’horlogerie, etc., il n’est donc pas métaphysiquement impossible d’avoir une ame sans avoir d’idées.

Les sauvages en ont peu, et n’en ont pas moins une ame. Il en est qui n’ont ni idée de justice ni même de mots pour exprimer cette idée. On raconte qu’un sourd et muet, ayant tout-à-coup recouvré l’ouïe et la parole, avoua qu’avant sa guérison il n’avoit d’idées ni de Dieu ni de la mort.

Le roi de Prusse, le prince Henri, Hume, Voltaire, etc., n’ont pas plus d’ame que Bertier, Lignac, Séguy, Gauchat, etc. Les premiers cependant sont en esprit aussi supérieurs aux seconds que ces derniers le sont aux singes et aux autres animaux qu’on montre à la foire. Chaumeix, Caveirac, etc., ont sans doute peu d’esprit ; et cependant l’on dira toujours d’eux : Cela parle, cela écrit, et cela même a une âme. Or, si pour avoir peu d’esprit on n’en a pas moins d’ame, les idées n’en font donc pas partie ; elles ne sont donc point essentielles à son être. L’ame peut donc exister indépendamment de toutes idées et de tout esprit.

Rassemblons à la fin de ce chapitre les différences les plus remarquables entre l’ame et l’esprit. La premiere, c’est qu’on naît avec toute son ame, et non avec tout son esprit ; la seconde, c’est qu’on peut perdre l’esprit de son vivant, et qu’on ne perd l’ame qu’avec la vie ; la troisieme, c’est que la pensée n’est pas nécessaire à l’existence de l’ame.

Telle étoit sans doute l’opinion des théologiens lorsqu’ils soutenoient, d’après Aristote, que c’étoit aux sens que l’ame devoit ses idées. Qu’on n’imagine point en conséquence pouvoir regarder l’esprit comme entièrement indépendant de l’ame. Sans la faculté de sentir, la mémoire productrice de notre esprit seroit sans fonctions ; elle seroit nulle. L’existence de nos idées et de notre esprit suppose celle de la faculté de sentir. Cette faculté est l’ame elle-même. D’où je conclus que si l’ame n’est pas l’esprit, l’esprit est l’effet de l’ame ou de la faculté se sentir[4].


  1. Quelques uns doutent que la science de Dieu, ou la théologie, soit une science. Toute science, disent-ils, suppose une suite d’observations : or, quelles observations faire sur un être invisible et incompréhensible ? La théologie n’est dont point une science. En effet, que désigne le mot Dieu ? La cause encore inconnue de l’ordre et du mouvement. Or, que dire d’une cause inconnue ? Attache-t-on d’autres idées à ce mot Dieu ? on tombre dans mille contradictions. Un théologien observe-t-il les courbes décrites par les astres ? en conclut-il qu’il est une force qui les meut, cœli enarrant gloriam Dei ? ce théologie n’est plus alors qu’un physicien ou un astronome. « Nul doute, disent les lettrés chinois, qu’il n’y ait dans la nature un principe puissant et ignoré de ce qui est ; mais, lorsqu’on divinise ce principe inconnu, la création d’un Dieu n’est alors que la déification de l’ignorance humaine. »
  2. L’esprit ou l’intelligence est aussi dans les animaux l’effet de leur mémoire. Si le chien vient à mon appel, c’est qu’il se ressouvient de son nom ; s’il m’obéit lorsque je prononce ces mots, Tout beau, prends garde à toi, ne touche pas là, c’est qu’il se souvient que je suis fort et que je l’ai battu. À la foire, qui fait exécuter aux animaux tant de tours de souplesse ? la crainte du fouet, dont le geste, le regard, la parole du maître, leur rappellent le souvenir. Si mon chien me fixe, c’est qu’il veut lire dans mes yeux ma colere ou mon contentement, et savoir en conséquence s’il doit m’approcher ou me fuir. Mon chien doit donc son intelligence à sa mémoire.
  3. M. Ernand, instituteur des muets et des sourds, dit, dans un mémoire présenté à l’académie des sciences à Paris, que si les sourds et muets n’ont que de courts intervalles de jugement, s’ils réfléchissent peu, si leur esprit est foible et leur raison momentanée, c’est que la mémoire est presque toujours assoupie en eux, et qu’en conséquence leurs idées et leurs actions sont et doivent être sans suite.
  4. On me demandera peut-être qu’est-ce que la faculté de sentir, et qui produit en nous ce phénomene ? Voici ce qu’à l’occasion de l’ame des animaux pense un fameux chymiste anglais. On reconnoît, dit-il, dans les corps deux sortes de propriétés ; les unes, dont l’existence est permanente et inaltérable : telles sont l’impénétrabilité, le pesanteur, la mobilité, etc. Ces qualités appartiennent à la physique générale. Il est dans ces mêmes corps d’autres propriétés dont l’existence fugitive et passagere est tour-à-tour produite et détruite par certains combinaisons, analyse, ou mouvements dans les parties internes. Ces sortes de propriétés forment les différentes branches de l’histoire naturelle, de la chymie, etc. ; elles appartiennent à la physique particuliere. Le fer, par exemple, est un composé de phlogistique et d’une terre particuliere. Dans cet état de composition, il est soumis au pouvoir attractif de l’aimant. Décompose-t-on le fer, cette propriété est anéantie ; l’aimant n’a nulle action sur une terre ferrugineuse dépouillée de son phlogistique. Lorsque l’on combine ce métal avec une autre substance, telle que l’acide vitriolique, cette union détruit pareillement dans le fer la propriété d’être attiré par l’aimant. L’alkali fixe et l’acide nitreux ont chacun en particulier une infinité de qualités diverse ; mais il ne reste aucun vestige de ces qualités lorsqu’unis ensemble l’un et l’autre forment le salpêtre.

    Or, dans le regne animal, pourquoi l’organisation ne produiroit-elle point pareillement cette singuliere qualité qu’on appelle faculté de sentir ? Tous les phénomenes de médecine et d’histoire naturelle prouvent évidemment que ce pouvoir n’est dans les animaux que le résultat de la structure de leurs corps ; que ce pouvoir commence avec la formation de leurs organes, se conserve tant qu’ils subsistent, et se perd enfin par la dissolution de ces mêmes organes.

    Si les métaphysiciens me demandent ce qu’alors devient dans l’animal la faculté de sentir ; ce que devient, leur répondrai-je, dans le fer décomposé la qualité d’être attiré par l’aimant.