De l’Homme/Section 2/Chapitre 19

SECTION II
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 86-89).
Chap. XX.  ►


CHAPITRE XIX.

Du seul moyen de fixer la signification incertaine des mots.

Pour déterminer la signification incertaine des mots, il faudroit un dictionnaire dans lequel on attacheroit des idées nettes aux différentes expressions (26). Cet ouvrage difficile ne peut s’exécuter que chez un peuple libre.

Ce siecle est, dit-on, le siecle de la philosophie. Toutes les nations de l’Europe ont en ce genre produit des hommes de génie ; tous semblent aujourd’hui s’occuper de la recherche de la vérité : mais il n’y a qu’un seul pays où l’on puisse impunément la publier ; c’est en Angleterre.

Fixer dans un dictionnaire la signification précise de chaque mot, et dissiper par ce moyen l’obscurité mystérieuse qui enveloppe encore la morale, la politique, la métaphysique, la théologie, etc. (27), c’est le seul moyen de terminer tant de disputes qu’éternise l’abus des mots (28) ; c’est le seul qui puisse réduire la science des hommes à ce qu’ils savent réellement.

Ce dictionnaire, traduit dans toutes les langues, seroit le recueil général de presque toutes les idées des hommes. Qu’on attache à chaque expression des idées précises ; et le scholastique, qui par la magie des mots a tant de fois bouleversé le monde, ne sera qu’un magicien sans puissance ; le talisman dans la possession duquel consistoit son pouvoir sera brisé. Alors tous ces fous qui, sous le nom de métaphysiciens, errent depuis si long-temps dans le pays des chimeres, et qui, sur des outres pleins de vent, traversent en tous sens les profondeurs de l’infini, ne diront plus qu’ils y voient ce qu’ils n’y voient pas, qu’ils savent ce qu’ils ne savent pas ; ils n’en imposeront plus aux nations. Alors les propositions morales, politiques, et métaphysiques, devenues aussi susceptibles de démonstrations que les propositions de géométrie, les hommes auront de ces sciences les mêmes idées, parceque tous, comme je l’ai montré, apperçoivent nécessairement les mêmes rapports entre les mêmes objets.

Une nouvelle preuve de cette vérité, c’est qu’en combinant à-peu-près les mêmes faits, soit dans le monde physique, comme le démontre la géométrie, soit dans le monde intellectuel, comme le prouve la scholastique, tous les hommes sont en tous les temps à-peu-près parvenus au même résultat.


(26) Les hommes ont toujours été gouvernés par les mots. Diminue-t-on de moitié le poids de l’écu d’argent ? si l’on lui conserve la même valeur numéraire, le soldat croit avoir à-peu-près la même paie. Le magistrat en droit de juger définitivement jusqu’à la concurrence de certaine somme, c’est-à-dire de tel poids en argent, n’ose juger jusqu’à la concurrence de la moitié de cette somme. Voilà comme les hommes sont dupes des mots et de leurs signification incertaine. Les écrivains parleront-ils toujours de bonnes mœurs sans attacher à ce mot d’idées nettes et précises ? Ignoreront-ils toujours que bonnes mœurs est une de ces expressions vagues dont chaque nation se forme des idées différentes ; que s’il est de bonnes mœurs universelles, il en est aussi de locales ; et qu’en conséquence je puis, sans blesses les bonnes mœurs, avoir un serrail à Constantinople, et non à Vienne ?

(27) Les disputes théologiques ne sont et ne peuvent jamais être que des disputes de mots. Que les gouvernements les méprisent, les théologiens, après s’être injuriés et réciproquement accusés d’hérésie, etc., se lasseront de parler sans s’entendre et sans être entendus. La crainte du ridicule leur imposera silence.

(28) C’est à des disputes de mots qu’il faut pareillement rapporter presque toutes ces accusations d’athéisme. Il n’est point d’homme éclairé qui ne reconnoisse une force dans la nature ; il n’est donc point d’athée. Celui-là n’est point athée qui dit, le mouvement est Dieu ; parcequ’en effet le mouvement est incompréhensible, parcequ’on n’en a pas d’idées nettes, parcequ’il ne se manifeste que par ses effets, et qu’enfin c’est par lui que tout s’opere dans l’univers. Celui-là n’est pas athée qui dit, au contraire, le mouvement n’est pas dieu ; parceque le mouvement n’est pas un être, mais une maniere d’être. Ceux-là ne sont pas athées qui soutiennent le mouvement essentiel à la matiere, qui le regardent comme la force invisible et motrice qui se répand dans toutes ses parties. Voit-on les astres changer continuellement de lieu, se rouler perpétuellement sur leur centre ? voit-on tous les corps se détruire et se reproduire sans cesse sous des formes différentes ? voit-on enfin la nature dans une fermentation et une dissolution éternelles ? qui peut nier que le mouvement ne soit, comme l’étendue, inhérent aux corps, et que le mouvement ne soit cause de ce qui est ? En effet, si l’on donne toujours le nom de cause et d’effet à la concomitance de deux faits, et que, par-tout où il y a des corps il y ait du mouvement, on doit donc regarder le mouvement comme l’ame universelle de la matiere et de la divinité qui seule en pénetre la substance. Mais les philosophes qui sont de cette derniere opinion sont-ils athées ? Non : ils reconnoissent également une force inconnue dans l’univers. Ceux même qui n’ont point d’idées de Dieu sont-il athées ? Non, parceque tous les hommes le seroient ; parcequ’aucun n’a d’idées nettes de la divinité ; parcequ’en ce genre toute idée obscure est égale à zéro, et qu’enfin avouer l’incompréhensibilité de Dieu, c’est dire, sous un tour de phrase différent, qu’on n’en a point d’idée.