De l’Homme/Section 2/Chapitre 18

SECTION II
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 8 (p. 78-85).
Chap. XIX.  ►


CHAPITRE XVIII.

Des idées différentes que les divers peuples se sont formées de la vertu.

En orient, et sur-tout en Perse, le célibat est un crime. Rien, disent les Persans, de plus contraire aux vues de la nature et du créateur que le célibat. L’amour est un besoin physique, une sécrétion nécessaire. Doit-on, par le vœu d’une continence perpétuelle, s’opposer au vœu de la nature ? Le Dieu qui créa en nous des organes ne fit rien d’inutile, il voulut qu’on en fît usage.

Le sage législateur d’Athenes, Solon, faisoit peu de cas de la chasteté monacale (18). Si dans ses lois, dit Plutarque, il défendit expressément aux esclaves de se parfumer et d’aimer les jeunes gens, c’est, ajoute cet historien que, même dans l’amour grec, Solon n’appercevoit rien de déshonnête. Mais ces fiers républicains, qui se livroient sans honte à toutes sortes d’amours, ne se fussent point abaissés au vil métier d’espion et de délateur ; ils n’eussent point trahi l’intérêt de la patrie, ni attenté à la propriété des biens et à la liberté de leurs concitoyens. Un Grec ou un Romain n’eût point sans rougir reçu les fers de l’esclavage. Le vrai Romain ne supportoit pas même sans horreur la vue d’un despote d’Asie.

Du temps de Caton le censeur, Euménès vient à Rome. À son arrivée, toute la jeunesse s’empresse autour de lui ; le seul Caton l’évite (19). « Pourquoi, lui demande-t-on, Caton fuit-il un souverain qui le recherche, un roi si bon, si ami des Romains ? » — « Si bon qu’il vous plaira, répond Caton ; tout prince despote est un mangeur de chair humaine (20), que tout homme vertueux doit fuir. »

En vain on essaieroit de nombrer les différentes idées qu’ont eues de la vertu les peuples (21) et les particuliers divers (22). Ce qu’il y a de vrai, c’est que le catholique, qui se sent plus de vénération pour le fondateur d’un ordre de fainéants que pour un Minos, un Mercure, un Lycurgue, etc., n’a sûrement pas d’idées justes de la vertu. Or, tant qu’on n’en attachera pas de nettes à ce mot, il faut, selon le hasard de son éducation, que tout homme s’en forme des idées différentes.

Une jeune fille est élevée par une mere stupide et dévote ; cette fille n’entend appliquer ce mot vertu qu’à l’exactitude avec laquelle les religieuses se fessent, jeûnent, et récitent leur rosaire. Le mot vertu ne réveillera donc en elle que l’idée de discipline, de haire, et de patenôtres.

Une autre fille, au contraire, est-elle élevée par des parents instruits et patriotes ? n’ont-ils jamais cité devant elle comme vertueuses que les actions utiles à la patrie ? n’ont-ils loué que les Aricie, les Porcie, etc. ? cette fille aura nécessairement de la vertu des idées différentes de la premiere : l’une admirera dans Aricie et la force de la vertu et l’exemple de l’amour conjugal ; l’autre ne verra dans cette même Aricie qu’une païenne, une femme mondaine, suicide, et damnée, qu’il faut fuir et détester.

Qu’on répete sur deux jeunes gens l’expérience faite sur deux filles ; que l’un d’eux, lecteur assidu de la Vie des saints, et témoin, pour ainsi dire, des tourments que leur fait éprouver le démon de la chair, les voie toujours se fouetter, se rouler dans les épines, se pêtrir des femmes de neige, etc. ; il aura de la vertu des idées différentes de celui qui, livré à des études plus honnêtes et plus instructives, aura pris pour modeles les Socrate, les Scipions, les Aristide, les Timoléon, et, pour me rapprocher de mon siecle, les Miron, les Harlai, les Pibrac, les Barillon (23). « Ce furent ces magistrats respectables, ces illustres victimes de leur amour pour la patrie, qui, par leurs bonnes et sages maximes, dissiperent, dit le cardinal de Retz, plus de factions que n’en put allumer tout l’or de l’Espagne et de l’Angleterre ». Il est donc impossible que ce mot vertu ne réveille en nous des idées diverses (24) selon qu’on lit Plutarque ou la Légende dorée. Aussi a-t-on, dans tous les siecles et les pays, élevé des autels à des hommes d’un caractere tout-à-fait différent.

Chez les païens, c’étoit aux Hercule, aux Castor, aux Cérès, aux Bacchus, aux Romulus, qu’on rendoit les honneurs divins ; et chez les musulmans, comme chez les catholiques, c’est à d’obscurs dervis, à des moines viles, enfin à un Dominique, à un Antoine, qu’on décerne ces mêmes honneurs.

C’étoit après avoir domté les monstres et puni les tyrans, c’étoit par leur courage, leurs talents, leur bienfaisance, et leur humanité, que les anciens héros s’ouvroient les portes de l’olympe ; c’est aujourd’hui par le jeûne, la discipline, la poltronnerie, l’aveugle soumission, et la plus vile obéissance, que le moine s’ouvre celles du ciel.

Cette révolution dans les esprits frappa sans doute Machiavel : aussi dit-il, discours IV : « Toute religion qui fait un devoir des souffrances et de l’humilité n’inspire aux citoyens qu’un courage passif ; elle énerve leur esprit, l’avilit, le prépare à l’esclavage ». L’effet sans doute eût suivi de près cette prédiction si les mœurs et les lois des sociétés ne modifioient le caractere et le génie des religions.

On attache donc des idées bien peu nettes aux mots bon, intérêt, vertu. Ces mots, toujours arbitrairement employés, rappellent et doivent rappeler des idées différentes, selon la société dans laquelle on vit, et l’application qu’on en entend faire. Qui veut examiner une question de cette espece doit donc convenir d’abord de la signification des mots. Sans cette convention préliminaire, toute dispute de ce genre devient interminable. Aussi les hommes, sur presque toutes les questions morales, politiques, et métaphysiques, s’entendent-ils d’autant moins qu’ils en raisonnent plus.

Les mots une fois définis, une question seroit résolue presque aussitôt que proposée : preuve que tous les esprits sont justes, que tous apperçoivent les mêmes rapports entre les objets ; preuve qu’en morale, politique, et métaphysique (25), la diversité d’opinions est uniquement l’effet de la signification incertaine des mots, de l’abus qu’on en fait, et peut-être de l’imperfection des langues. Mais quel remede à ce mal ?

(18) Les moines eux-mêmes n’ont pas toujours le même cas de la pudeur. Quelques uns, sous le nom de mamillaires, ont cru qu’on pouvoit sans péché prendre la gorge d’une religieuse. Il n’est point d’acte d’impudicité dont la superstition n’ait fait quelque part un acte de vertu. Au Japon, les bonzes peuvent aimer les hommes, et non les femmes. Dans certains cantons du Pérou, les actes de l’amour grec étoient des actes de piété ; c’étoit un hommage aux dieux, et qu’on leur rendoit publiquement dans leurs temples.

(19) Mme. Makaley, illustre auteur d’une histoire d’Angleterre, est le Caton de Londres. « Jamais, dit-elle, la vue d’un despote ou d’un prince n’a souillé la pureté de mes regards. »

(20) Une absurdité commune à tous les peuples, c’est d’attendre de leur despote humanité, lumieres. Vouloir former de bons écoliers sans punir les paresseux et récompenser les diligents, c’est folie. Abolir la loi qui punit le vol et l’assassinat, et vouloir qu’on ne vole ni n’assassine, c’est une volonté contradictoire. Vouloir qu’un prince s’occupe des affaires de l’état, et qu’il n’ait point intérêt de s’en occuper, c’est-à-dire qu’il ne puisse être puni s’il les néglige ; vouloir enfin qu’un homme au-dessus de la loi, c’est-à-dire un homme sans loi, soit toujours humain et vertueux, c’est vouloir un effet sans cause.

(21) Les Calmouks épousent tant de femmes qu’ils veulent ; ils ont en outre autant de concubines qu’ils en peuvent nourrir.

(22) Chacun se dit, J’ai les plus saines idées de la vertu, qui ne pense pas comme moi a tort. Chacun se moque de son voisin ; tout le monde se montre au doigt, et ne rit jamais de soi que sous le nom d’autrui. Le même inquisiteur qui condamnoit Galilée méprisoit certainement la scélératesse et la stupidité des juges de Socrate : il ne pensoit pas qu’un jour il seroit comme eux le mépris de son siecle et de la postérité.

(23) Barillon fut exilé à Amboise ; et Richelieu, qui l’y relégua, fut le premier des ministres, dit le cardinal de Retz, qui osa punir dans les magistrats « la noble fermeté avec laquelle ils représentoient au roi des vérités pour la défense desquelles leur serment les obligeoit d’exposer leur vie. »

(24) S’il est vrai que la vertu soit utile aux états, il est donc utile d’en présenter des idées nettes, et de les graver dès la plus tendre enfance dans la mémoire des hommes. J’ai dit dans le livre de l’Esprit, discours III, chapitre XIII : « La vertu n’est autre chose que le desir du bonheur public. Le bien général est l’objet de la vertu, et les actions qu’elle commande sont les moyens dont elle se sert pour remplir cet objet. »

L’entrée d’une marchandises étrangere aujourd’hui permise en Allemagne comme avantageuse à son commerce, et conforme au bien de l’état, peut être demain défendue ; on peut demain en déclarer l’achat criminel, si par quelques circonstances cet achat devient préjudiciable à l’intérêt national. « Les mêmes actions peuvent donc successivement devenir utiles et nuisibles à un peuple, et mériter tour-à-tour le nom de vertueuses ou de vicieuses, sans que l’idée de la vertu change et cesse d’être la même. »

Quoi de plus d’accord avec la loi naturelle que cette idée ? Cependant tel fut le pouvoir de l’envie et de l’hypocrisie, que je fus persécuté par le même clergé qui, sans réclamation, avoit souffert qu’on élevât au cardinalat l’audacieux Bellarmin pour avoir soutenu « que, si le pape défendoit l’exercice de la vertu, et commandoit le vice, l’église romaine, sous peine de péché, seroit obligée d’abandonner la vertu pour le vice : nisi vellet contra conscientiam peccare ». Le pape, selon ce jésuite, avoit donc le droit de détruire la loi naturelle, d’étouffer dans l’homme toute idée du juste et de l’injuste, et de replonger enfin la morale dans le chaos dont les philosophes ont tant de peine à la tirer.

(25) Par métaphysique je n’entends pas ce jargon inintelligible qui, transmis des prêtres égyptiens à Pythagore, de Pythagore à Platon, de Platon à nous, est encore enseigné dans quelques écoles. Par ce mot j’entends, comme Bacon, la science des premiers principes de quelque art ou science que ce soit. La poésie, la musique, la peinture, ont leurs principes fondés sur une observation constante et générale ; elles ont donc aussi leur métaphysique bien différente de la premiere. Je compare ces deux sortes de métaphysiques aux deux philosophies différentes de Démocrite et de Platon. C’est de la terre que le premier s’éleve par degrés jusqu’au ciel, et c’est du ciel que le second s’abaisse par degrés jusqu’à la terre. Le systême de Platon est fondé sur les nues, et le souffle de la raison a déja en partie dissipé les nuages et le systême.